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Le fait que le narrateur « disparaisse » dans les sections de « récit pur » est dû a l’absence d’un « I », qui fait que le lecteur lit les lignes du texte en l’intériorisant – prenant, en fait, la position du narrateur lui-même (nous pourrions dire : quand on lit les lignes de quelqu’un d’autre, on joue son rôle) – ce qui crée l’effet pour le lecteur d’être en relation directe avec le je-acteur. Si le narrateur « revient » dans les sections « de rhétorique » la relation du lecteur avec le je-acteur semble plus modérée par le narrateur, mais comme le narrateur homodiégétique se proclame « le même personnage » que le je-acteur, la relation entre les deux a l’air d’autant plus directe. Si le « thou » de Sterne, comme nous l’avons suggéré, était peut-être une réalisation du désir de l’auteur d’avoir une relation directe avec un lecteur idéal, le « you » de Melville est peut-être parfois la marque du désir de l’auteur de se mettre en relation directe avec son héros fictionnel. L’identification (« subjective ») avec un narrateur homodiégétique en est peut-être une autre.

Je-origine (centre

déictique) acteur

Je-narrataire lecteur

Conclusions

Si Sterne a fait en sorte que, pendant quelque 500 pages, un narrateur qui se présente comme homodiégétique n’entre pas dans la diégèse, et ensuite traite l’extradiégése à la manière de la diégèse, les tendances chez Melville sont à l’opposé. Melville fait tout pour amener le narrataire et le narrateur dans la diégèse aussi vite que possible. Mais regardons enfin la structure qui soutient de telles manoeuvres.

Nous pouvons dire qu’elle comporte quatre modes qui défilent, l’un après l’autre, assez régulièrement au cours du roman dès qu’un rythme est établi à partir des premiers chapitres. Dans les sections de « récit pur », le narrateur ne s’identifie qu’en tant que « voix » qui raconte, le « I » se référant uniquement au je-acteur. Ces parties sont au passé, ou à la narration ultérieure1. D’autres sections de « récit pur » sont écrites comme des didascalies, presque complètement mimétiques, où le narrateur est évident plutôt par la structure du texte. Ces parties sont au présent, ou à la narration simultanée2. Ces deux types de sections s’inscrivent dans le temps du récit, décrivant ou montrant chronologiquement des événements diégétiques.

Puis il y a les sections que nous sommes contraints d’appeler « de rhétorique pure », qui comportent également deux types : ceux où le narrateur s’adresse à un coénonciateur avec « you » (ou dans quelques rares occasions déjà mentionnées, avec « thou »), ou il emploie le « you » pour créer un acteur non-diégétique ou un « observateur » diégétique ; et ceux où le narrateur emploie « we » pour créer un discours qui a l’air plus scientifique ou formel. En général, le narrateur saute entre des

1 Genette 1972 : 229.

sections diégétiques, où il prend la forme d’une voix non-personnifiée, et des sections où il attire l’attention sur le fait qu’il est l’énonciateur. Les sections sont réglementées par les « chapter breaks ». A part le « we » triplement déictique qui entre dans l’auberge dans le chapitre deux, le narrataire et le je-acteur n’apparaissent jamais en même temps : les sections de « rhétorique pure » incluent le narrataire ; les sections de « récit pur » incluent le je-acteur. Nous avons suggéré aussi que le narrateur (à partir du chapitre deux) n’apparaît jamais en tant que « personnage » dans les parties du texte ou le je-acteur est non-générique, c’est-à-dire ou il prend le rôle d’acteur dans une situation spécifique et diégétique.

La séparation très distincte par Melville de ces quatre modes du récit dans

Moby-Dick donne un exemple extrême des raisons pour lesquelles les critiques de la

fin du 19ème et du début 20ème siècles groupaient facilement le récit dans les deux catégories de « récit pur» et de « rhétorique ». Si les théories du 20ème siècle ont aiguisé leurs instruments pour mesurer des dégrés de « l’intrusion narrative », l’idée de séparer ces deux types de narration est toujours aussi forte aujourd’hui.1

1 Ce n’est pas pour rien que la narratologie contemporaine se divise toujours dans les deux champs dits thématique et discursif.

Commentary [narratorial rhetoric in a literary text] can … range over any aspect of human experience, and it can be related to the main business in innumerable ways and degrees. To treat it as a single device is to ignore important differences between commentary that is merely ornamental, commentary that serves a rhetorical purpose but is not part of the dramatic structure, and commentary that is integral to the dramatic structure…

- Wayne Booth, The Rhetoric of Fiction

Reprenons ces trois types de commentaires distingués par Booth, et remplaçons le mot « ornamental » par les apostrophes chez Sterne et ses contemporains, et « commentary » par ce que nous avons vu chez Melville avec le « you » dans la scène de l’auberge. Nous allons ensuite examiner la troisième catégorie mentionnée par Booth.

Pour Booth, comme pour les critiques que nous étudions dans cette deuxième partie de la thèse, parler de quelqu’un ou de quelque chose et parler à quelqu’un sont deux actes bien distincts, dont le premier avance l’action du récit, et le second lui fait opérer une pause.1 La présence du discours arrête l’action - ainsi que « l’histoire ».

Si les auteurs du 20ème siècle ont été les premiers à essayer de casser cette règle, l’histoire de cette confusion (intentionnelle de la part de l’auteur) entre discours et récit se complique déjà au 19ème. Nous n’avons pas à chercher plus loin qu’une nouvelle de Nathaniel Hawthorne, « The Haunted Mind » (1835), cette fois non seulement avec des passages ou certaines scènes à la deuxième personne, mais écrite entièrement avec un « you » protagoniste.

1 Cette distinction régne aussi dans la pensée métaphysique du 20ème siècle : « Speaking the basic word « you » is an act of my whole being ... An action of the whole being must approach passivity, for it does away with all partial actions and thus any sense of action... ». Buber 1958: 62.

Le récit débute avec le protagoniste au lit, où il entend des cloches sonner, regarde par la fenêtre, puis tombe dans des rêves qui lui présentent plusieurs figures fantomatiques et imaginaires :

« What a singular moment is the first one, when you have hardly begun to recollect yourself, after starting from midnight slumber! By unclosing your eyes so suddenly, you seem to have surprised the personages of your dream in full convocation round your bed, and catch one broad glance at them before they can flit into obscurity. Or, to vary the metaphor, you find yourself, for a single instant, wide awake in that realm of illusion, whither sleep has been the passport, and behold its ghostly inhabitants and wondrous scenery, with a perception of their strangeness, such as you never attain while the dream is undisturbed. The distant sound of a church clock is borne faintly on the wind. You question with yourself, half seriously, whether it has stolen to your waking ear from some gray tower, that stood within the precincts of your dream [...] You count the strokes ... one ... two ... and there they cease, with a booming sound, like the gathering of a third stroke within the bell. If you could choose an hour of wakefulness out of the whole night, it would be this. Since your sober bedtime, at eleven, you have had rest enough to take off the pressure of yesterday's fatigue ...»1

La présence du « discours » arrête « l’action » en même temps qu’elle change la manière dont on perçoit l’action diégétique ainsi que notre position par rapport à l’action. Mais change-t-elle réellement notre position par rapport aux personnages diégétiques ?

Selon Hyman, le premier « you » de cette nouvelle est anaphorique à un « I » implicite de l’auteur. Cette explication ne distingue aucune métalepse horizontale – le « narrateur » et le « narrataire » occupent, en fait, la même position, et le lecteur remplace automatiquement le « you » par ce « I » du narrateur en lisant. Théoriquement, cet argument est aussi logique que l’argument selon lequel le lecteur a tendance à s’identifier au « I » du narrateur d’un récit traditionnel. Mais nous avons pris l’avis de Kenneth Pike : « Since ‘language’ cannot be ‘analysed or described

without reference to its function in eliciting responses’, we should consult ‘the normal expected response of the community.’ »1 Sur 52 réponses d’anglophones (parmi lesquels 49 américains et 3 anglais), 45 ont lu le premier « you » de ce passage comme un « you » générique. Pour la plupart de ces lecteurs (à qui on présentait le texte entier), le « you » ne devenait vocatif–déictique (faisant référence à un « you » autre que le lecteur) qu’au moment où les cloches sonnent – la première information sur la diégèse physique. Pour presque un tiers des personnes interrogées, le « you » ne devenait vocatif-déictique qu’au moment où Hawthorne révèle l’heure exacte à laquelle son protagoniste est allé se coucher – ce qui constitue le premier trait de caractère d’un protagoniste spécifique.

Pour que le lecteur s’identifie au « you », il faut, semble-t-il : 1) la non-spécificité de traits de caractère du protagoniste; et 2) la non-description de la diégèse (en termes d’objets diégétiques, environnement, etc.). L’identification du lecteur au « you » s’arrête dès que la figure du protagoniste et son environnement commencent à être développés plus en détail. Ceci n’est pas étonnant. Ce qui surprend est que le développement de la figure du protagoniste et de la diégèse semblent avoir peu d’effet sur la focalisation, qui reste fixe, comme si le lecteur voyait toujours la scène par les yeux du protagoniste, même après la description extérieure du protagoniste de Hawthorne qui suit.

Pour presque toutes les personnes interrogées (sauf dans des cas où la question ne semble pas être comprise), la focalisation, avant et après que le « you » ne glisse d’un générique à un vocatif-déictique, reste interne – c’est-à-dire que le lecteur imagine la scène du point de vue géographique du protagoniste, et ne visualise pas le

protagoniste lui(elle)-même dans son lit, de l’extérieur.1 L’identification du lecteur se fixe, à partir du premier paragraphe, sur l’extradiégèse – mais il continue de « voir » le plan de la diégèse (chambre, lit, fenêtre, etc.) du point de vue du protagoniste – même quand Hawthorne commence à décrire la diégèse comme si on la voyait de l’extérieur du protagoniste. Ainsi, le lecteur semble prendre son point de vue en s’identifiant à une figure diégétique – et, même quand son identification est affablie, et même quand il y a des indications que le point de vue a changé, le lecteur a tendance à rester fidèle à son point de vue originel.

Ce qui se passe dans cette nouvelle est en fait très proche de ce que nous allons voir de plus en plus dans certains récits du 20ème siècle : un « you » générique qui ouvre le récit, pour devenir vocatif-déictique, avec, parfois, des retours au générique. Du début, le « you » générique est à la fois diégétique et extradiégétique. La première action externe, même au présent (la cloche qui sonne) ne correspond pas à l’extradiégèse, et le lecteur est enfin obligé de voir ce « you » comme autre, ou, du moins, comme un soi séparé de lui-même par une frontière temporelle. Comme les détails sur cet « autre » s’accumulent (« sober bedtime, at eleven », etc.), le lecteur s’identifie de moins en moins au « you », mais sa relation au narrateur reste fixe.

L’idée de Hyman (que le premier « you » de la nouvelle est anaphorique de « l’auteur ») n’est pas totalement incorrecte - un « you » générique au début implique automatiquement la présence d’un narrateur (« implicite »). Mais ce narrateur reste non-figuré dans l’esprit du lecteur. Quand, au cours du récit de Hawthorne, nos lecteurs « voyaient » une figure diégétique, ce n’était jamais la figure du narrateur - la

1 Ce même sondage a aussi confirmé « Lanser’s Rule », selon lequel les lectrices lisent un pronom non-sexué comme celui d’une femme, et les lecteurs comme celui d’un homme.

relation que le lecteur perçoit entre lui-même et le narrateur reste fixe au cours de la nouvelle.

Dans Moby-Dick, le « you » énoncé par le narrateur n’empêche pas que la figure diégétique à laquelle il fait référence soit mobile pour inspecter les décors de la diégèse. Pour Hawthorne, un « you » n’empêche pas la description des réflexions internes du protagoniste. Mais notons que la diégèse dans cette nouvelle existe presque entièrement dans l’esprit du personnage – même les objets et les événements extérieurs (cloches, vue de la fenêtre, etc.) sont décrits non par leur effets physiques sur le corps du protagoniste, mais par leur effets psychiques. Le protagoniste reste immobile, sans contrôle sur son environnement extérieur, sans interaction même avec les figures de ses propres rêves.

Pour un « you » protagoniste dont les actions ont un effet concret sur la diégèse, il faudra attendre le 20ème siècle.

La littérature ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire je.

- Gilles Deleuze, Critique et clinique

- Foutaises.

- Christophe Donner, Contre l’imagination

If he [Moreau] failed to make the modern grade, it was because he kept dissipating subjective passion in third person platitudes. A more advanced Symbolist, Odilon Redon, understood the need to imply a first person point of view: something extraordinary happening to someone possibly ordinary. . . This understanding would become a rule for modern art.

- Peter Schjeldahl, « Moreau »

Nous avons pris pour point de départ de cette partie des questions sur la position de « la rhétorique » dans le texte littéraire, et cela nous ramène à un autre argument traité par Booth, argument qui a ses racines dans la période qui se trouve entre ce que nous avons appelé « la génération apostrophique » de Sterne et la nôtre.

En ce qui concerne les personnages diégétiques et leur perception par le lecteur, Booth distingue deux situations possibles de « relation » qui dépendent de la position du lecteur : celle dite « objective » et celle dite « sympathetic. »1 Nous avons déjà vu ci-dessus cette dernière relation: la « sympathy » avec un personnage diégetique ne va pas jusqu’a l’identification. Cependant elle est souvent, au moins en partie, le résultat de la position focalisante d’un personnage ; elle peut aussi être le résultat d’une situation fictionnelle décrite et comprise comme commune avec une situation vécue par le lecteur, comme certaines qualités d’un personnage appréciées par le lecteur, comme le fait que le lecteur trouve un personnage fictionnel plus

aimable par rapport à un autre personnage, etc. Booth décrit la « sympathy » comme une empathie pour le personnage entier – non pour le rôle actantiel - qui est developpée parfois lentement au cours d’un texte, mais qui est finalement assez stable.

L’« objectification », par contre, semble être, pour le dire simplement, un état d’absence de « sympathy » ou la séparation de « sympathy » de notre vision immédiate d’un personnage - pour le personnage lui-même ainsi que pour les autres personnages dans le récit avec lesquels il est en contact. L’« objectification », comme elle est décrite par Booth, ne permet pas au lecteur de sympathiser avec un personnage et en même temps de voir l’adversaire de ce personnage objectivement. L’« objectivity » est décrite comme totale : elle exclut tout « sympathy » de la part du lecteur. La «sympathy » de Booth peut augmenter au cours du récit ; l’« objectivity » est constante et survient dès le début du récit. En même temps, ces deux positions possibles du lecteur envers les personnages textuels sont, comme les décrit Booth, des états idéaux, qui n’existent pas à l’état pur. Pour Booth, l’« objectivity » est la plus pure esthétiquement, et donc la plus valorisée des deux.

La « sympathy » de Booth présente certaines différences par rapport à ce que nous avons appelé « identification » jusqu’ici. Nous avons défini deux sortes d’identification pour le lecteur, et qui concernent soit un narrateur, un narrataire, un auteur textuel ou même un lecteur textuel, soit un personnage diégétique ou rôle actantiel. Toutes ces identifications peuvent concerner également l’auteur. Nous avançons que la « sympathy » de Booth n’est ni l’une ni l’autre, mais est une catégorie générale qui s’applique seulement au point de vue du lecteur. (Il ne faut pas confondre l’ « objectivity » de Booth, qui concerne uniquement les perceptions du

lecteur, avec celle de Genette : « l’objectivité se définit par l’absence de tout référence au narrateur »1.)

Il y a d’autres différences entre « sympathy » et identification. D’abord, « objectivity » et « sympathy » sont réservés chez Booth aux personnages diégétiques (les acteurs), et ne s’appliquent pas aux situations dans lesquelles ils peuvent se trouver (les rôles thématiques), ni aux rôles actantiels qu’ils jouent. Pour Booth, c’est la compilation de leurs caractéristiques qui génère la « sympathy » réservée aux acteurs. La « sympathy », posée par Booth contre l’« objectivity » envers un personnage, est donc clairement un processus qui naît à partir de l’« objectivity » elle-même – il faut être d’abord « objective » pour comprendre les traits caractériels d’un personnage.2 Notre « identification subjective » ne requiert pas la prise en compte des caractéristiques – en fait elle demande le plus souvent que celui qui doit s’identifier prenne en compte le moins possible les caractéristiques de celui auquel il s’identifie (plus l’acteur est défini, moins une telle identification est possible). S’il faut faire un lien, nous pouvons dire que la « sympathy » de Booth est plus proche de notre « identification narcissique » qui requiert cette « sympathy ». Ce lien a déjà été avancé par Laura Mulvey qui a remarqué que la position d’« objectivity », le plaisir du lecteur à « regarder » les personnages textuels comme des objets3, est fondée sur un désir essentiellement sexuel.4 La « sympathy », par contre, est fondée sur un désir de l’ego, elle est narcissique, et c’est au fond un plaisir « d’identification ». Selon Mulvey, la troisième personne en littérature est la forme qui contribue la plus à l’« objectivity » du lecteur. Les première et deuxième personnes (selon les théories

1 Genette 1972.

2 En ce sens, « sympathy » est comme le « creature-feeling » de Rudolf Otto. Buber 129.

3 Mulvey critiquait la position de Booth en appliquant ses idées aux narratives cinématographiques – donc son usage des termes visuels.

précitées, au moins dans un premier temps) bloquent l’expérience esthétique qui consisterait à considérer les personnages comme des objets.

Mulvey avançait de plus que la « sympathy » boothienne, pour un personnage d’abord vu « objectively », pouvait aider l’observateur ou le lecteur à former son propre ego. Mulvey note que de la même manière l’identification de soi et la formation de l’ego chez l’enfant au stade du miroir de Lacan ne viennent qu’à partir du moment ou l’enfant se voit d’abord, ne serait-ce qu’un instant, comme Autre. Bien que Booth loue l’« objectivity » et le contraste avec la « sympathy », son insistance sur leur manque de forme pure ou extrême suggère qu’elles sont rarement stables chez le lecteur – qu’elles alternent de manière constante.

Les parties rhétoriques de Moby-Dick, comme nous l’avons suggéré, servent à préparer l’intensification de l’identification subjective du lecteur au je-héros. Sans ces parties, son identification, si elle existait, aurait été confinée à l’« identification narcissique ». Avec la rhétorique, et avec le narrateur comme médiateur déjà impliqué dans une autre sorte d’identification avec le je-héros, cette identification tend vers l’identification «subjective ». Ces parties rhétoriques où le narrateur s’adresse directement au narrataire se trouvent entre les épisodes d’action diégétique (sauf la