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Son idée du « public »

(you, sir, madam, etc.)

Son lecteur idéal ou imaginé (thou) La voix/ personnage du narrateur Les rôles diégétiques auxquels un auteur est obligé de s’identifier pendant l’acte de raconter un histoire Personnage diégétique visé par le narrateur « You » reflexif : le narrateur s’adresse à sa persona diégétique

Il est indispensable que le récit saisisse l’ensemble de la société non point de l’extérieur comme une foule que l’on considère avec le regard d’un individu isolé, mais de l’intérieur, comme quelque chose à quoi l’on appartient, et dont les individus, si originaux, si éminents qu’ils soient, ne sauraient jamais se détacher complètement.

- Michel Butor, Essais

La position du lecteur textuel était en train d’être redéfinie au cours du 18ème siècle. Auparavant, la poésie, qui pressentait la figure du « coénonciateur/destinataire » (réel) de l’œuvre dans le texte, créait une figure fictionnelle-textuelle (dans la mesure où toute figure textuelle qui correspond à une personne réelle peut être appelée une version « fictionnelle » de cette personne1). Quand cette œuvre était ensuite lue par un autre qui n’était pas le « vrai destinataire », elle créait une position hors du texte, celle-ci aussi imaginaire ou fictionnelle dès que le lecteur avait compris qu’il n’était pas son destinataire unique.

Plus tôt, dans la société anglaise, seules les situations de monologue dans le drame présentèrent une telle situation d’un « narrateur » directement et consciemment en face d’un public (ou au moins qui se montrait comme tel).2 Les textes étaient écrits (d’abord véritablement, et après au moins ostensiblement) pour un lecteur unique, puis étaient distribués à un public secondaire, dont les membres pouvaient s’« identifier » (par ce que nous avons appelé « identification imaginaire ») avec le coénonciateur ou avec l’énonciateur. Mais avec des textes écrits exprès pour un public dont l’importance était de plus en plus difficile à ignorer, la situation d’énonciation qui prévalait auparavant est devenue elle-même fictionnelle, et il fallut enfin que l’auteur considère ce nouveau coénonciateur pluriel qui, au fond, n’avait rien à voir

1 Hamburger, vol. 2.

2 John Lye a noté que la fin du 18ème siècle fut aussi la première période moderne où l’interprétation d’un rôle par un unique comédien était généralement différenciée du rôle lui-même. Lye.

avec le récit-même. Comment le considérer? D’abord, semble-t-il, toujours comme coénonciateur.

La réponse de Sterne et de ceux de ses contemporains que nous avons examinés était de s’adresser à la fois a ce public réel en le rendant fictionnel, et de s’adresser à cette figure fictionnelle du lecteur unique en espérant le créer réellement. Mais cette réponse – l’insertion des apostrophes – qui semble simple, a finalement changé le format du récit en créant un nouveau niveau narratif par l’indication de la séparation (déjà existante mais non exprimée auparavant) entre le narrataire et le lecteur textuel. Boîte de Pandore, ce nouveau niveau textuel, bien que son utilisation ait été maudite par les critiques pendant le siècle qui suivit, ne pouvait plus être totalement ignoré.

Les efforts du narrateur de Sterne pour établir le contact avec un lecteur idéal ressemblent un peu à l’apostrophe d’un comédien sur scène qui, regardant le fond du théâtre en espérant y trouver son spectateur idéal, y trouve le grand public déconcertant des inconnus assis dans le noir. Au lieu de viser le spectateur auquel il veut parler en ignorant les autres, il demande au public de monter sur scène, laissant son spectateur idéal hors scène pour regarder. La situation peut être comparée à ce qui se passait chez des auteurs du 18ème siècle, pendant que le secteur de l’édition était en train de croître et la distance entre lecteur et auteur d’augmenter.

Nous avons essayé de montrer que le pronom à la deuxième personne le plus quotidien et habituel pour Sterne et ses contemporains avait encore avec le pluriel des liens plus forts qu’il n’en a de nos jours. Si « you » jouit d’une sorte de « double déixis », une singulière et une plurielle, l’équilibre à cette époque est tel que c’est l’interprétation plurielle qui est encore favorisée. Wales a montré que la situation est

actuellement inversée: si le pronom peut être ambigu dans certains contextes, il l’est moins qu’il y a deux cents ans – au point que lorsque l’énonciateur souhaite indiquer que le pronom est pluriel, la presque totalité des dialectes d’anglais fournissent des formes pour l’indiquer. L’usage de ces formes, non seulement dans des anciennes colonies anglophones, mais aussi en Angleterre elle-même, semble croissant.1 Ce mouvement de plus en plus fréquent vers l’indication d’un coénonciateur unique est accentué dans la rhétorique par la mise en opposition constante d’un lecteur unique et d’un public – lecteur unique qui a raison et est idéal en tant qu’il interprète le texte comme l’auteur le voudrait, public confus, contrariant, qui interprète mal, qui trouve des erreurs dans la narration, et qui demande toujours que l’on explique plus précisément.

En même temps nous avons vu par leurs apostrophes une recherche de la part de ces auteurs d’un lecteur singulier dans un monde où, de plus en plus, la seule forme d’adresse pronominale est toujours au pluriel (et recherchant un unique lecteur idéal dans un monde empli de critiques). Ceux qui venaient avant le milieu du siècle avaient plus facilement recours à « thou » et « thee » pour exprimer cette visée. Ceux qui vinrent après l’employèrent moins souvent, préférant le « gentle reader » qui persistait au cours du 19ème siècle.2 Est-ce que le « thou » paraissait vieilli à ces écrivains d’avant-garde? Nous pouvons au moins être sûr qu’il semble avoir porté une marque de mauvaise éducation aux yeux des classes moyennes qui formaient leur public.

Finalement, l’extrême séparation des fonctions de « you » pour désigner soit un groupe, soit un individu, les instances d’insistance sur cette dualité de

1 Wales, chapitre intitulé « The Politics of Pronouns ».

positionnement du coénonciateur, et les jeux sur les possibilités d’interprétation de la part du lecteur du pronom reflètent une période où:

1) Le « thou » était en train de disparaître, laissant place à des occasions de confusion déictique qui sont toujours inhérentes à l’anglais.

2) La société devenait plus complexe et les relations humaines étaient moins claires et adhéraient moins au formules traditionnelles.

3) Les relations entre l’auteur et le lecteur étaient moins directes et moins claires avec un public potentiel plus vaste et moins connu.

Nommer quelque chose, c’est exercer un pouvoir sur la chose. Ainsi que les auteurs de la fin du 18ème siècle craignaient le contrôle que leur public exerçait sur leur travail, nommer ce public pouvait constituer une manière pour eux de se protéger. Et le pronom « you » leur a permis de nommer sans devoir spécifier ce qu’ils nommaient.

Jonathan Lamb, dans son travail sur Sterne, considérait Tristram Shandy comme une fiction « ambitious to exert real power over [its] readers. »1 Bien que Tristram fasse constamment un effort pour être intime avec ses « lecteurs », il en fait des figures fictionnelles. On peut dire que de même qu’il essaie des les contrôler, de les persuader, et de manipuler leurs réactions, il les crée aussi.

Ces narrataires qui sont finalement créés sont les visages pluriels d’un public pluriel. Mais ce n’est pas assez pour Sterne. Nous avons vu des preuves (avec ses emplois du « thou » qui s’adresse au lecteur idéal) qu’il essaie aussi de définir un lecteur unique qui ne peut plus être défini par un œuvre imprimée et distribuée en masse. Ses tentatives pour définir un lecteur textuel aboutissent finalement à la

création d’un public croissant de narrataires, de même que ses digressions croissantes l’empêchent d’arriver à mettre sa propre figure dans sa diégèse.

Nous avons vu dans les autres citations un placement des formes de la deuxième personne qui se trouvent surtout aux débuts et à la fin des textes – dans les incipits et les conclusions – et, notamment à partir du 17ème siècle, entre les épisodes d’action diégétique1. Entre les épisodes elles servent de supplications au lecteur ou à marquer clairement les commentaires du narrateur – à ramener, en quelque sorte, le lecteur au niveau extradiégétique. Chez Sterne nous voyons pour une première fois des « commentaires narratoriaux» avec l’usage d’adresse non seulement entre les épisodes d’action diégétique, mais comme interruption des épisodes. On pourrait imaginer que ceci est dû au fait que l’œuvre de Sterne est une histoire que le narrateur a du mal à commencer – tout le roman est, en fait, un début de sa biographie qui ne démarre jamais. Néanmoins, nous pouvons catégoriser les emplois de la deuxième personne en deux groupes : ceux qui servent par tradition pour débuter (et parfois pour conclure) un texte, et ceux qui viennent après l’incipit.

Ces chapitres nous ont permis de définir quelques usages des formes de la deuxième personne qui existaient au 18ème siècle, ainsi que d’examiner une des raisons possibles de l’usage croissant du pronom « you » pendant cette période – l’incertitude où est l’auteur quant à son public, et ses désirs de le définir à la fois comme un groupe et comme un lecteur unique et idéal. Ensuite il faut se demander si l’usage croissant de la deuxième personne dans des textes contemporains obéit à des raisons similaires. Si oui, les auteurs que nous allons examiner, dépourvus de la forme intime et singulière, sont obligés de trouver d’autres solutions à leur désir de s’adresser aux lecteurs.