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Philippe Lejeune a suggéré que l’emploi de la deuxième personne pour désigner un héros dans le récit littéraire pourrait être une situation intermédiaire entre le je-acteur d’un narrateur homodiégétique et un héros à la troisième personne.1 Lejeune propose que son emploi soit le résultat d’un « auteur » (la position que Lejeune appelle « acteur » est plutôt celle de notre narrateur homodiégétique) incapable de prendre la distance nécessaire pour voir son propre « moi » du passé en tant qu’autre, et donc incapable de le nommer avec un pronom à la troisième personne, mais qui n’est pas non plus dans une situation d’identification totale avec le rôle actoriel en question. Autrement dit, la deuxième personne serait indicative d’un « auteur » dans un état instable, à mi-chemin entre l’altérité et l’identification à son « moi » du passé. 1 Lejeune 1980. Son idée du « public » (« you », « ye loyal Britons », etc.) Son lecteur idéal ou imaginé (« you ») La voix/ personnage du narrateur

Les roles diégétiques auxquels un auteur est obligé de s’identifier

pendant l’acte de raconter une histoire

Je-acteur : Soi-même comme autre Narrateur générique/générale Personnage diégétique visé par le narrateur « You » générique/générale

Le « latent address function » de la deuxième personne l’aide à atteindre une certaine altérité sans réification de ce « moi » du passé – en effet, sans perte de la partage d’un unique subjectivité. Nous reviendrons à cette idée. Etant donné que la fiction à la troisième personne est souvent traditionnellement perçue comme une fictionnalisation des expériences (mêmes diverses) passées de l’auteur, et étant donné que la croissance actuelle de la fiction à la deuxième personne arrive dans une période où nous entendons beaucoup parler de « narrative non-fiction », l’analyse de Lejeune sera d’autant plus intéressante dans notre examen des fictions contemporaines.

Pour l’instant, le fait que ce passage de Moby-Dick apparaît au moment de la transition de l’action principale du narrateur au je-acteur est intéressant en soi. Il apparaît au moment de la transition entre les parties extradiégétiques (parties de texte qui contiennent de l’apostrophe) et diégétiques du texte. Ou encore, entre les parties où le narrateur (« moi » du présent de l’auteur textuel) semble contrôler la direction du récit (mettant le « you » coénonciateur dans de situations variées hypothétiques), et celles où nous nous sommes donné l’illusion que ce sont les décisions du je-acteur (« moi » du passé de l’auteur textuel) qui la dirigent.

Le « you » est-il un moyen pour le narrateur de créer une altérité entre lui-même et son « I » du passé sans la coupure totale de l’identité exigée par l’emploi de la troisième personne? Ou est-il plutôt un procédé pour créer une identification de la part du lecteur avec le je-acteur, en plaçant ce premier dans le rôle du second pendant quelques pages? Ou est-il les deux à la fois ? Nous allons proposer que le je-acteur « prend la place » du narrataire dans les sections du texte en question pour plusieurs raisons : ces deux n’apparaissent pas en même temps dans le texte et ne communiquent pas – au moment où l’un disparaît l’autre apparaît ; ils jouent dans ces

sections le même rôle thématique et actantiel ; ils sont adressés par le narrateur parfois avec le même pronom. Peut-on dire que le narrateur raconte au je-acteur sa propre histoire - que le sujet du récit est en même temps le coénonciateur ? Ou est-ce que le « narrateur » est simplement le moyen par lequel le je-acteur s’exprime et s’explique à lui-même dans un système clos ?

Cette dernière idée n’est pas sans expression dans la fiction contemporaine. Gao Xingjian, après avoir créé un narrateur homohypodiégétique1 fait du « moi passé » de ce même narrateur un acteur hypodiégétique à la troisième personne. Les deux discutent de leur situation vers la fin du roman:

« Enough ! he [le héros hypodiégétique et « moi passé » du narrateur] says.

What do you mean ? you ask. He says enough, put an end to him !

Who are you talking about ? Who is to put an end to whom ? Him, that character you’re writing about, put an end to him. You say you are not the author.

Then who is ?

Surely, it’s clear, himself, of course ! You [le narrateur intradiégétique] are only his conscious mind. »2

Ici, le « narrateur » confesse être manipulé par un héros à la troisième personne, dont il n’est qu’un outil de vocalisation. C’est un peu la crainte d’un biographe qui se veut objectif alors que son sujet est toujours vivant – ou la situation des auteurs des « narrative non-fictions ». Est-ce que la situation d’énonciation contrôle les événements historiques racontés, ou est-ce que les faits historiques contrôlent le narrateur qui les raconte? Ou, encore, est-ce que les faits historiques se racontent eux-mêmes à travers le narrateur ?3

1 Un coup d’œil au schéma de Sabine Schlickers, présenté dans la première partie de la thèse, éclaircira ce terme un peu barbare mais nécessaire.

2 Xingjian 440.

3 Le discours indirect libre peut être vu comme un exemple de la subjectivité du personnage fictif qui utilise la voix narratoriale pour s’exprimer, car l’auteur doit se placer « dans » la subjectivité du

Pour nous interroger d’une manière bien plus melvillienne : n’y avait-il pas pléthore de contes oraux anciens lus à haute voix par un narrateur à tel ou tel guérisseur ou seigneur qui y figurait comme personnage pour faire plaisir à ces derniers? N’y avait-il pas pléthore de poèmes composés « pour » les personnages qui y figurent? Et si ces personnages ou les actes historiques présentés sont fictifs, quelle différence pour le lecteur ? Dans les parties de la thèse qui suivent, nous allons trouver des auteurs qui mettent en valeur cette question, insistant sur leur contrôle total non seulement du récit, mais aussi de l’histoire (fabula).

Si le lecteur est souvent à la recherche de sa propre histoire dans les histoires des autres, le moins que l’on puisse dire c’est que les emplois de la deuxième personne que nous avons examinés chez Melville ne font rien pour empêcher les identifications « subjectives », qui font partie intégrante du but de cette recherche. Nous ne pouvons pas dire pourquoi tel ou tel auteur a décidé d’employer la deuxième personne (bien que nous allions, pour quelques auteurs contemporains, directement leur demander ou examiner des entretiens pour voir leurs réponses à cette question). Nous pouvons simplement examiner les glissements de personne à la lumière de la question des positions énonciatrices fictionnelles.

Le « je-origine » du texte1, le centre déictique ou la subjectivité centrale, est en relation avec deux pôles mais jamais avec les deux en même temps – 1) celui où se trouve le je-acteur, qui est par moment altérique au narrateur, ou même réifié, et à d’autres moments semble partager la subjectivité du narrateur ; et 2) celui où se trouve le narrataire, qui est également parfois réifié (dans les sections que nous avons

personnage pendant l’écriture des passages du discours indirect libre. Sa subjectivité est directement influencée par le personnage. De même la « consciousness » [per Banfield 1982, le « deictic center »] est placée à l’interieur des limites de l’esprit du personnage.

1 Hamburger 1986:78 : Le « Je-Origine » est « celui du sujet d’énonciation. Le point-zéro occupé par le Je concret, l’origine du système des coordonnées spatio-temporelles qui coïncide avec le hic et nunc. »

examinées avec l’emploi de « ye »), et qui quelquefois semble partager la subjectivité du narrateur. Mais le narrataire et le je-acteur, s’ils se trouvent parfois dans le même rôle actantiel ou thématique, sont toujours dans ce rôle par rapport au narrateur. Leur relation, l’un par rapport à l’autre est, en effet, toujours modérée par le narrateur.