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Troisième apport : Deux études de cas au cœur de la dynamique des accidents et de la sécurité industrielle

Le troisième apport de ces recherches consiste à illustrer concrètement le ‘style’ dont il a été question dans cette synthèse par l’intermédiaire de cas empiriques. Les deux études de cas présentées dans ce document sont bien différentes. L’une est réalisée à la suite d’un accident très grave, l’autre est réalisée en mode normal (tout en incluant l’étude d’un incident sérieux). L’une a été réalisée il y a quelques années, l’autre quelques mois de cela. L’une concerne un univers à risque avec une longue tradition de sécurité industrielle et des produits reconnus comme très dangereux (la nitroglycérine), l’autre avec une tradition de sécurité industrielle beaucoup plus récente, et des installations seulement depuis peu perçues comme à risque (les silos).

L’une est réalisée dans un site centralisé, l’autre est menée dans une organisation de type décentralisée. L’une est demandée par un tiers extérieur (le ministère), l’autre est une participation volontaire de l’entreprise. Je pourrais ainsi multiplier les différences à la fois sur le plan des organisations, des installations et du contexte ainsi que des spécificités méthodologiques propres aux deux cas. Est-ce à dire que ces deux cas ne sont pas comparables ? Je crois au contraire, que malgré les différences, le modèle de sécurité industrielle élaboré permet d’envisager des passerelles entre les deux, et indique de nombreuses similitudes intéressantes. Dans les deux cas en effet, indépendamment de leurs spécificités, je peux faire référence à des dynamiques, à des mouvements, à des changements se rapportant aux dimensions constitutives du modèle de sécurité industrielle. Ceux-ci sont suffisamment similaires pour les rapprocher, si je les considère d’un point de vue générique.

Ainsi dans les deux cas, les difficultés du service sécurité sont très claires. L’un a perdu son appui informel siégeant au comité de direction et se retrouve démuni pour faire remonter les messages de la réalité de terrain en haut lieu, l’autre se retrouve dans l’impossibilité de faire

168 valoir son point de vue face à un nouveau directeur qui privilégie une nouvelle recrue dans le cadre de sa réorganisation nouvellement impulsée. Dans les deux cas également, des changements de directeurs ont eu lieu, tous deux sans grande expérience opérationnelle qui doivent dès lors réorganiser leur système pour y palier. L’un opte pour une stratégie de dépendance beaucoup plus grande à l’égard du responsable production (à la défaveur du responsable sécurité), l’autre opte pour un changement de structure organisationnelle qui nécessite la montée de personnel à de nouvelles positions. Ces deux options contribuent à une gestion beaucoup plus distante des activités réelles que leurs deux prédécesseurs. Dans les deux cas, la qualité des regards extérieurs est fortement posée. L’un n’a pas eu de visite par l’inspection (experte dans le domaine de la pyrotechnie) depuis de nombreuses années et a cessé les audits croisés entre ses sites depuis quelques temps, l’autre ne peut pas compter sur l’inspection pour couvrir l’ensemble de ses 65 silos et a des difficultés dans la mise en œuvre de ces audits internes (pour cause de superposition de dispositifs de contrôle). Enfin et pour terminer sur cette illustration de points communs choisis, dans les deux cas, des écarts de suivi des règles de sécurité sont identifiés. Pour l’un, un opérateur expérimenté s’écarte (entre autre) de la répartition prescrite des rôles et responsabilités pour faire face à une situation de manque d’effectif, dans l’autre un jeune employé peu expérimenté manque de relever les températures de grains dans un contexte d’encadrement plutôt distant et des conditions de travail compliquées.

Je reconnais malgré tout qu’avec tous ces points communs le trait est forcé. Dans toutes ces similitudes sur les thèmes clés du modèle, je constate aussi tellement de nuances qui font que, par exemple, la perte d’influence du service sécurité repose sur différents ‘mécanismes’, ou encore que les cas d’écarts à la règle sont de différente nature, etc. Ce qui montre toujours la singularité des cas, même dans un effort de montée en généralité comme avec le modèle proposé, même si celui-ci constitue un important repère. Si les éléments du modèle sont peut-être nécessaires, ils ne sont pas toujours suffisants, et c’est ce qui fait la complexité de la sécurité industrielle (et des accidents).346 Et puis évidemment, dans l’un, les

nombreux mouvements repérés a posteriori conduisent à un accident très grave, dans l’autre, ce n’est pas le cas, malgré un incident sérieux. Ce dernier point indique que dans l’un, leurs

346 Comme Serres le précise ‘on appelle ‘condition nécessaire’ ce sans quoi un phénomène n’existerait pas. Par exemple

s’il n’avait pas eu de père et mère, tel fils n’existerait pas ; maigre découverte. Tout au contraire, la condition suffisante épuiserait absolument l’existence entière et tous les détails de cet enfant : la couleur de ses cheveux, de ses yeux, le dessin de ses mains, son profil, ses maladies, finalement son destin et sa singularité. La condition suffisante épuise les questions. Qui ne la voit inaccessible ? Or, lesdites théories ne donnent jamais que des conditions nécessaires pour une œuvre donnée, sans jamais accéder à la suffisance.’Serres, M. 2010. Jules Vernes. L’enchantement du monde (conversations avec

169 agrégations ont entrainé un effet pervers d’une plus grande intensité que dans l’autre. C’est la technologie, les types d’installations, la dangerosité des procédés et surtout le type de scénarios en relation avec tous ces mouvements qui l’expliquent en grande partie. Dans le premier cas, il s’agit de scénarios de risque d’explosions à très grande cinétique au sein d’un site avec du personnel présent à proximité dans un environnement très restreint, dans le second cas, il s’agit d’un incendie de grains de colza à cinétique lente dans un silo à l’air libre avec très peu (voir quasiment pas) de personnel alentour. Ce dernier point confirme l’importance de prendre en compte de manière simultanée, combinée et articulée, les questions d’ordre technique et les questions d’ordre social. Sans ce lien, ni la description, ni l’évaluation n’ont de prise pertinente sur le problème de la sécurité industrielle. Ce point démontre aussi l’importance de mettre en œuvre un programme empirique et théorique de comparaison encore plus approfondi dans le futur pour avancer dans la qualité des évaluations, en capitalisant les cas. La possibilité d’étalonner les paramètres, comme l’intensité, le nombre, la fréquence et le type de changements par rapport à telle ou telle dimension du modèle de sécurité industrielle est un objectif important. Je reviendrai sur ce point dans la partie consacrée aux suites de ces recherches.

Mais ce dernier point pose également la question de savoir si l’application du modèle a permis de faire tenir ensemble de manière satisfaisante les tensions contenues dans celui-ci. Chacune des études de cas est une configuration spécifique à l’intersection de tensions sur les axes de la multi ou interdisciplinarité, l’étude du mode normal et/ou d’un accident et les finalités de description et d’évaluation (voire d’action), en ‘proportion’ distincte. Le positionnement décrit s’est-il avéré empiriquement concluant ou non (en particulier en rapport avec la tension entre multi et interdisciplinarité qui est probablement la plus exigeante des trois) ? Si elles montrent la possibilité de procéder selon le ‘style’ qui a été défini, en combinant les différents regards, le résultat est évidemment de nature à frustrer chacun des tenants des différentes disciplines mobilisées car l’objectif que ce travail s’est donné ne correspond véritablement à aucune, prise isolément. Dans les deux cas en effet il a fallu successivement emprunter (mais aussi parfois laisser dans l’ombre en fonction des spécificités des données de terrain propres à chaque cas), des connaissances, concepts et modèles qui proviennent de divers horizons, tout en cherchant à obtenir une vision d’ensemble dynamique cohérente répondant à la finalité d’évaluation. Cette question doit demeurer un axe d’approfondissement dans le futur, ce passage du multidisciplinaire à l’interdisciplinaire se faisant en marge des circuits académiques traditionnels, étant donné

170 son caractère innovant et hors des sentiers battus. Ceci permet la transition sur la suite, sur les chantiers qu’appellent ces recherches. Ces chantiers sont regroupés entre problèmes empiriques (et méthodologiques) et problèmes plutôt théoriques (et épistémologiques).

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