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Maintenant que tous ces travaux ont été présentés et discutés, il est possible de passer au deuxième thème extrait de mon expérience d’investigation d’accident majeur. En effet, la nature à la fois ‘événementielle’ et ‘multidimensionnelle’ du cas interroge. Les accidents technologiques majeurs, du fait de leur rareté ‘événementielle’, seraient-ils imprévisibles et inévitables? Les accidents et la sécurité industrielle, du fait de leur nature ‘multidimensionnelle’ auraient-ils ceci de particulier qu’ils n’entrent dans aucune ‘case’ disciplinaire ? En fait, ces deux points mènent à un questionnement plus vaste, dépassant largement les frontières des accidents et de la sécurité industrielle, un questionnement sur la complexité. Bien qu’éloigné à première vue, car entrainant la réflexion vers des considérations ‘philosophico-épistémologiques’, il se révèle néanmoins fondamental, et c’est l’objet du troisième chapitre que de tenter de le montrer.

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Chapitre 3

La complexité

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Le thème de la complexité est un terme transversal, extrêmement mobilisé depuis les vingt ou trente dernières années159. Cela s’explique par un ensemble de raisons qu’il est bien impossible ici d’identifier de manière exhaustive. Un certain ‘esprit du temps’ certainement, qui remet en cause notamment la capacité à tout appréhender, à tout comprendre ainsi qu’à prédire. La recherche sur les risques technologiques majeurs n’a pas échappé à un usage extensif de la notion de complexité. Le sujet s’y prête particulièrement. J’irai pour ma part jusqu’à dire dans les paragraphes qui suivent qu’elle est, une fois formulée philosophiquement, probablement une de ses questions centrales, alors même que dans ce domaine, elle n’a pas bénéficié d’un approfondissement à la hauteur de l’enjeu. Pourtant, tout depuis le départ y conduit, avec l’interrogation sur la possibilité ou non de prédire les accidents majeurs. Les points de vue ont en effet été divisés sur ce sujet, et c’est une ligne de partage qui est restée d’actualité depuis. Certains en sont arrivés à considérer, encore récemment, cette question comme un ‘cul de sac’160, indiquant que seule une conviction

personnelle (et politique), plutôt que scientifique, permettait aux uns et aux autres de se positionner dans le débat. Il n’y a en effet pas vraiment de possibilité de trancher sur le plan empirique car se jouent ici de nombreux présupposés, paradigmatiques, pour lesquels la question de la complexité, lorsqu’elle est développée sur le plan philosophique, offre un éclairage.

Si la complexité n’a pas joué le rôle encore plus central qu’elle aurait pu jouer, cela tient probablement au fait que les développements philosophiques d’envergure sur ce thème n’ont pas été jusqu’à présent de langue anglaise, mais plutôt français161 et allemand162. Ceci a

freiné son usage dans la littérature anglo-saxonne, majoritaire sur les risques technologiques

158 Ce chapitre s’appuie principalement sur le troisième article, Le Coze, JC. 2008. Complexity and learning from

accidents. dans Learning from Accidents: an anthology based on thoughts and ideas from young research fellows. Swedish Rescue Services Agency ; mais également, dans une moindre mesure, sur le quatrième, Le Coze, JC. 2005. Are organisations too complex to be introduced in technical risk assessment and current safety auditing? Safety science (43) 613-638;.

159 Urry, J. The complexity turn. Theory, culture and society. Art. Cit.

160 Rijpma, J., 2003. From deadlock to dead end: the normal accident-high reliability debate revisited. Journal of

contingencies and crisis management. Volume 11. Number 1. March 2003.

84 majeurs, toutes disciplines confondues. Non pas évidemment que les penseurs français ou allemands n’aient aucune influence, ce que des cas comme Foucault ou Habermas, pour ne citer qu’eux, contredisent. En particulier, l’histoire d’une ‘french theory’, extrêmement influente aux Etats-Unis, restée plutôt dans l’ombre en France jusqu’à ce qu’éclate l’affaire Sokal en 1997, a été récemment rapportée dans un ouvrage qui y est entièrement consacré163. Malgré ces exemples qui démontrent l’influence réelle dans le monde anglo-saxon de pensées ‘continentales’, ce sort n’a pas été réservé aux penseurs européens de la complexité, et par conséquent, n’ont pas été du tout mobilisés dans les travaux sur la sécurité industrielle.

De plus, les auteurs francophones en pointe dans le domaine des risques industriels (je mets de côté les germanophones), dans les différentes disciplines (par exemple en ergonomie ou sociologie), ne s’en sont pas fait les relais ou échos, peut-être par méconnaissance, manque d’intérêt ou difficulté d’assimilation (ou d’accommodation). Il est vrai aussi qu’il est probablement beaucoup plus facile maintenant, avec le recul, de mieux en saisir les contours164. A l’exception d’un ergonome, qui en fait une utilisation superficielle et assez

indirecte dans un article165 ainsi que d’un mouvement, les cindyniques166, très peu de

chercheurs usent de cette notion167. Mais, malgré leur référence directe à la complexité sous

l’angle philosophique, les cyndiniques n’ont pas, selon moi, orienté leur programme empirique et théorique de manière à en capturer et en traduire toutes les implications (et en particulier l’exigence de multi et d’interdisciplinarité). Néanmoins, l’héritage du positionnement cyndinique sur le plan épistémologique, en particulier pour son ancrage 162 Luhmann, N. 1995 (1984). Social systems. Stanford university press. Pour une introduction en français, voir Ferrarese,

E. 2007. Niklas Luhmann. Une introduction. Agora.

163 Cusset, F. 2003. French theory. Foucault, Derrida, Deleuze, & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-

Unis. La découverte.

164 Et certaines utilisations de cette pensée philosophique de la complexité, d’une manière générale en dehors de la sécurité

industrielle, ont été sujettes à critique, assez justement, comme Girin le formule très bien dans un article sur la polysémie de la notion et de ses usages en gestion ‘Si les auteurs cités ont illustré avec brio l’exercice érudit de cette ‘pensée

complexe’, leurs épigones moins instruits n’ont trop souvent fait étalage que d’une forme de pensée plus confuse que complexe, impropre à alimenter le débat scientifique.’ Girin, J. 2000. Management et complexité : comment importer en

gestion un concept polysémique. Dans David, A., Hautchuel, A., Laufer, R. 2000. Les nouvelles fondations des sciences de gestion. Eléments d’épistémologie de la recherche en management. Fnege

165 Leplat, J. 1996. Quelques aspects de la complexité en ergonomie. Dans Daniellou, F. (ed) l’ergonomie en quête de ces

principes. Octarès.

166 Kervern, JY, Rubise, 1991. L’archipel du danger. Economica ; Kervern, JY. 1995. Eléments fondamentaux des

cyndiniques. Economica.

167 Mêmes les travaux de Lagadec sur la gestion des crises qui font pourtant régulièrement référence et de manière appuyée

à la contribution de Morin pour ‘une crisologie’ en 1976 (Morin, E. 1976. Pour une crisologie. Communications. n° 25, n°1, p 149-163), en restent à cet article sans toucher à son œuvre beaucoup plus vaste, sous jacente, sur la complexité. Voir par exemple Lagadec, P. 1991. La gestion des risques.Mc Graw Hill ; puis dix ans après, Lagadec, P. 2003. Risques, crises et gouvernance : ruptures d’horizons, ruptures de paradigmes. Annales des mines. Mai 2003. Les actes du premier séminaire du programme risques collectifs et situation de crise qui avait mis l’accent sur ce thème

85 constructiviste, demeure présent dans mon approche de la sécurité industrielle. Il l’est, une fois débarrassé, dans un premier temps, des terminologies qui ont probablement contribué à décrédibiliser le mouvement168, puis dans un deuxième temps, de son haut niveau d’abstraction169. Les parties qui suivent sont donc consacrées à la mise en perspective de l’usage de complexité dans le champ des risques technologiques majeurs par différents auteurs représentant de différentes disciplines, puis à l’introduction d’une pensée philosophique afin de montrer son intérêt pour les questions discutées dans ce document.

La complexité au cœur du débat sur les accidents technologiques

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