• Aucun résultat trouvé

Rétrospectivement, une configuration plutôt ‘propice’ à l’accident, entraînée par une succession de changements

Cet accident, fondé en partie sur les écarts ou adaptations constatés au niveau local, peut se comprendre plus globalement par la dynamique interne du groupe et de l’usine, ses évolutions et transformations, en interaction avec son environnement de marché, réglementaire et de contrôle. Premièrement, il est apparu très clairement que le groupe n’était pas dans une situation économique difficile, et que les investissements, notamment dans la technologie vers une modernisation de l’outil de production étaient importants depuis les dix dernières années. Investissements à la fois dans les capacités de production ainsi que dans les aménagements pour la sécurité, dont des mises à distance, par automatisation, pour partie, de la conduite des installations. D’autres améliorations comme le passage en automatisé de circuit de distribution des bacs de pâte de nitroglycérine, avec comme objectif à la fois de sécuriser (en limitant l’exposition) et d’optimiser les flux entre les ateliers.

Ce point est important à souligner, car une idée reçue à propos des accidents consiste à penser systématiquement qu’ils se déroulent dans des installations dégradées, manquant de maintenance, vétustes ou en manque d’investissement. Ce n’est clairement pas le cas dans cet exemple, contrairement à cette idée reçue. Ce qui a semblé davantage à l’origine de cet accident, à l’issu des entretiens, est une succession de transformations non seulement technologiques mais également d’ordre opérationnel (dont les impacts des changements technologiques sur le travail des opérateurs), organisationnel, réglementaire et de contrôle, à l’intérieur et à l’extérieur de l’usine ainsi que du groupe.

Changements technologiques

Parmi l’ensemble des changements technologiques contribuant à augmenter les gains de productivité, deux sont particulièrement intéressants à mentionner, pour leurs impacts clairs dans le scénario d’accident. Le premier concerne le changement des dispositifs de malaxage de la pâte de nitroglycérine. Fonctionnant alors sur la base d’équipements en bois, le passage

35 à des équipements métalliques, offrant de plus grandes facilités, a par ailleurs contribué à augmenter la présence de ces corps étrangers si problématiques pour la sécurité pyrotechnique. C’est en effet à la suite d’une plus grande mécanisation des installations, qu’une démarche de retour d’expérience avait été demandée à l’entreprise par l’inspection des poudres et explosifs, se rendant compte d’une présence plus importante de ces corps étrangers. L’année de l’accident, le site avait pour objectif de réduire le nombre de ces corps étrangers trouvés dans les installations.

Le second exemple est l’introduction d’un nouvel équipement automatisé, produisant 80% de la pâte pour l’usine, à destination des ateliers en charge d’assurer le passage de la pâte sous la forme de cartouches de dynamite. Cependant, en devenant aussi centrale dans la production de l’usine, cette machine et ses opérateurs ont acquis une position dominante, posant des problèmes pour quelques ateliers. Ainsi, lors de demandes spécifiques de la part d’ateliers équipés de machines dont les caractéristiques entrainaient des difficultés de malaxage de la pâte produite, ceux-ci n’étaient plus en position de contraindre la nouvelle machine, qui produisait pour 80% du site, à s’ajuster à leur spécificité. Dans ces conditions, certains ateliers, dont celui où l’accident est survenu, se retrouvaient parfois dans des situations de travail dégradées où des lots complets de pâte entrainaient des interventions manuelles sur leurs machines, maintenant les opérateurs régulièrement bien au-dessus des niveaux de temps d’exposition, et annulant du même coup les efforts de mise à distance par l’automatisation.

Changements opérationnels

D’ordre opérationnel et proche cette fois de seulement quelques jours de l’accident, l’augmentation du nombre d’ateliers en production et donc de l’interactivité entre eux, compliquant les plans de circulations dans la zone pyrotechnique, figure parmi ces évolutions contributives. Cette décision est prise au niveau de la direction du groupe, à la suite d’un rapatriement de produits non consommés dans un autre site du groupe. Elle aura pour conséquence directe une grande difficulté au niveau local, au niveau de l’usine, pour gérer les flux de produits, en particulier leur stockage qui sont soumis à des consignes strictes de timbrages (c'est-à-dire de quantité de produits maximum présente dans les ateliers dits ‘tampons’, lieux de stockage), souvent difficiles à respecter, si l’on tient compte des aléas de production. Ces modifications auront lieu sans que soit menée une analyse de risques correspondant à ces nouvelles conditions de productions. Force est de reconnaître

36 qu’au vu des difficultés de circulation entrainées, il apparaît a posteriori étonnant de cette lacune dans l’approche de la sécurité, même s’il est évidemment facile de raisonner après coup, à la lumière des événements, sur ce point.

Changements organisationnels

D’ordre organisationnel, les transformations qui ont lieu de manière successives au sein du groupe et de l’usine constituent des éléments clés de la compréhension de l’accident. Les principales concernent des changements de personnel, non des moindres au niveau du site lui-même, puis au niveau du groupe, dont des répercussions, assez informelles, mais non moins négligeables dans la dynamique de la sécurité industrielle sur site. Le premier changement aux nombreuses conséquences dans la gestion de la sécurité, est celui qui consiste à remplacer l’ancien directeur du site, expérimenté et qualifié de très ‘terrain’, par un nouveau directeur, beaucoup plus jeune, sans expérience de management industriel, qui sera rapidement, de plus, affecté à la direction de deux sites, organisant sa semaine de travail entre ces deux positions (géographiquement distantes). Ce changement aura des impacts évidents sur la manière dont les arbitrages sont réalisés dans l’usine, en particulier dans l’équilibre des pouvoirs entre les services, à la défaveur de l’ingénieur en charge des questions de sécurité, et à la faveur de l’ingénieur de production, expérimenté, sur lequel se repose alors le nouveau directeur. L’expérience de cet ingénieur compense l’inexpérience di directeur, mais le contraint à une forme de dépendance, dans les arbitrages (dont la décision de retrait de l’ingénieur des réunions de retour d’expérience).

Le second changement qui est sélectionné ici, plus subtil, a lieu dans l’organigramme du groupe, et dans le remplacement de son responsable technique, affecté à un autre poste. La conséquence de cette évolution est pour le service sécurité une perte de relai au niveau de la direction. Décrit dans ses propres termes comme la perte de son ‘téléphone rouge’, l’ingénieur en charge des questions de sécurité industrielle sur le site, perd en effet à ce moment là un pouvoir, informel, qu’il possédait par l’intermédiaire de cet individu, bien placé au sein du groupe. Cet individu n’hésitait pas, selon lui, à ‘taper du point sur la table’ lorsqu’il l’informait de problèmes de sécurité industrielle au sein de l’usine. L’ingénieur sécurité ne pourra plus procéder de la sorte, c'est-à-dire de manière indirecte, avec le nouveau titulaire de cette fonction technique au niveau groupe avec lequel il n’a pas les mêmes relations.

37

Changements réglementaires et de contrôle

Pour finir d’illustrer sur les changements, indiquer leur variété et montrer la complexité du cas, deux derniers paragraphes sont consacrés aux aspects réglementaires et de contrôle, de manière succincte et simplifiée, comme pour les précédents. L’entreprise, jusqu’alors soumise à la réglementation pyrotechnique de 1979, passe en 2002 sous la réglementation des installations classées pour la protection de l’environnement. Le passage se révèle difficile pour plusieurs raisons. Une première raison est le manque de cohérence entre les seuils des effets de surpression dans les deux réglementations. Comme il y a non cohérence, une interprétation et des choix sont à réaliser lors du calcul des distances d’effets à prendre en compte, ce qui impose à l’entreprise de se positionner. Une autre raison est la nouvelle approche qu’implique la réglementation des installations classées par rapport à la réglementation pyrotechnique. Le passage d’une réglementation très prescriptive, reposant sur des principes très précis d’analyse de risques, à une approche qui l’est beaucoup moins, demande un temps d’adaptation à l’entreprise, processus dans lequel elle se trouvait au moment de l’accident, et qui occupait le service sécurité, le détournant d’activité plus opérationnelles. Mais cet aspect réglementaire lié aux textes s’est aussi accompagné d’une évolution dans les inspections par les autorités de contrôle.

Jusqu’alors contrôlés par des inspecteurs des poudres et explosifs sur le plan de la sécurité industrielle, c’est désormais aussi au regard de l’inspecteur des installations classées qu’ils sont également soumis. Contribuant d’une part à compliquer les circuits de validations des dossiers d’analyse de risques, cette situation entraîne également un différentiel important dans la qualité du contrôle. En effet, le passage d’un corps spécialisé dans le domaine de la pyrotechnie en charge du contrôle, à un corps non spécialisé et généraliste, s’en ressent immédiatement dans les points qui sont soulevés lors des inspections, et de leur pertinence. Alors que par le passé, les inspecteurs des poudres et explosifs identifient des points clés de la sécurité industrielle du site, l’inspection des installations classées lors de son premier passage en 2002 souligne principalement les aspects formels des systèmes de gestion de la sécurité ainsi que d’eips (éléments importants pour la sécurité), en décalage fort avec l’approche de gestion des risques de l’entreprise.

38

Des changements qui se combinent, qui mobilisent différents regards

Pour comprendre cet accident, il convient selon moi de comprendre la dynamique enclenchée par ces différents changements et d’autres ici qui n’ont pas été évoqués (en les associant avec la dimension synchronique, qui a été moins mise en perspective ici). C’est selon ce regard que l’on appréhende bien, selon moi, cet accident. Chacun de ces changements contribuent à comprendre, certes a posteriori, les écarts ou adaptations décrits au niveau local, et participe de la dynamique accidentelle autant que ces derniers. On comprend alors que cet accident résulte d’un mouvement complexe, qui ne peut se réduire à une dimension mais nécessite la conjonction d’un ensemble de dynamiques ou de mouvements qui configurent le système de manière propice à l’accident. Deux aspects fondamentaux de cette investigation sont alors à souligner. Premièrement, cette conjonction de changements, cette émergence, est ‘événementielle’, contingente. Elle résulte d’une combinaison singulière, unique, historique. Deuxièmement, il y a conjonction ‘multidimensionnelle’ de mouvements, qu’on peut distinguer sous la forme de changements ou d’évolutions qui affectent la capacité de gestion de la sécurité de l’entreprise. Chacun de ces mouvements fait référence à des phénomènes qui sont étudiés dans divers domaines disciplinaires.

Ainsi, l’étude de l’impact de la technologie sur le travail peut relever de l’ergonomie ou de la sociologie du travail. Les changements opérationnels locaux qui n’entraînent pas d’analyse de risques questionnent les outils de gestion de la sécurité de l’entreprise. Les évolutions réglementaires ainsi que de contrôle posent des questions d’ordre juridique et de politique publique étudiées respectivement par le droit et les sciences politiques ou encore la sociologie de l’action publique. Les transformations technologiques et leur impact sur le niveau de sécurité mobilisent les connaissances de l’ingénieur. Les modifications organisationnelles reconfigurant les contraintes et ressources des différents acteurs et entrainant de nouvelles modalités d’arbitrages, sont des thématiques de prédilection de la sociologie des organisations (ou de l’entreprise).

Bref, en repérant ces quelques changements qui ont contribué, rétrospectivement, à l’accident, l’observateur se rend très bien compte combien une compréhension globale de l’accident nécessite la mobilisation d’un ensemble de connaissances. Ce constat amène au second chapitre, qui propose de repérer les contributions disciplinaires aux accidents et à la sécurité industrielle. Il alimentera un ‘réservoir’ de modèles, pour penser de manière multi

39 puis interdisciplinaire40, pour penser les articulations entre points de vue disciplinaires. Le

troisième chapitre traitera plus en profondeur de la nature ‘événementielle’ et ‘multidimensionnelle’ du cas, en interrogeant la notion de complexité. Cette ‘méta-catégorie épistémique’ de complexité (qui sera aussi décrite comme débouchant sur un ‘style’, de type cognitif, face à la situation contemporaine des sciences) me permettra d’élaborer un arrière plan conceptuel pour la problématique de l’évaluation de la sécurité industrielle, en mode normal.

41

Chapitre 2

Contributions disciplinaires à la sécurité industrielle

41

Outline

Documents relatifs