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‘Le retour de l’événement’ et la causalité complexe

On comprend maintenant l’intérêt des propositions d’une ‘pensée complexe’ pour la question des accidents majeurs et de la sécurité industrielle. Tout d’abord cette conceptualisation est une pensée de l’événement243, et participe depuis quelques dizaines

années à sa réhabilitation dans les sciences humaines et sociales.Dans sa rétrospective des auteurs (philosophes, sociologues, historiens) qui participent à la ‘renaissance de l’événement’, en histoire, Dosse resitue ainsi Morin dans son opposition au structuralisme et de nouveau à la difficulté de la réception de son message à l’époque. ‘En ce début des

années 1970, les sciences humaines étaient encore très largement dominées par le paradigme structuraliste et l’événement y était proscrit, chassé des logiques répétitives que l’on cherchait à faire prévaloir. Considérer la notion d’événement en 1972 (…) c’était aller à contre courant de la vogue intellectuelle dominante de l’époque, le structuralisme’244 .

Pour Morin en effet, les ruptures, le nouveau, l’émergence sont parties intégrantes du réel. La causalité complexe, non linéaire, est fondamentale pour le comprendre. Au lieu du déterminisme strict, de l’ordre implacable, horloger, hérité de la mécanique de l’univers de Newton et érigé en dogme par le démon de Laplace, c’est l’événement et le désordre qu’il faut réintroduire au sein des régularités. En effet, il n’y a pas de nouveauté, pas de création sans hasard, sans désordre. Pourtant, dans le monde de Newton et de Laplace, il n’y a pas de place pour l’imprévisible. Le hasard y est chassé car considéré comme ‘non scientifique’. Or les histoires de l’univers (théorie du big bang et de l’expansion du cosmos) et de la vie (extinctions, bouleversements au sein de l’évolution, altérations génétiques) telles qu’enseignées aujourd’hui par les sciences (physiques, biologiques), incorporent maintenant aussi les événements, les ruptures, les émergences, les bifurcations, les possibilités d’apparition du nouveau. Cette situation constitue donc également un rapprochement inattendu avec les sciences de l’homme, les sciences humaines, les sciences sociales,

242 Morin, E. le paradigme perdu, la nature humaine. Op. cité.

243 Morin, E. 1972. Le retour de l’évènement. Communication. Vol 18. n°1. 6-20. Morin, E. 1972. L’évènement sphinx.

104 l’histoire (crises, révolutions). Jusqu’alors soumises à l’avancée des sciences physiques comme la norme à suivre pour obtenir les visas de scientificité, cette situation les libère complètement des carcans d’une pensée déterministe et réductionniste, imposée de l’extérieur. Comme le remarque Dosse, jusque là ‘les sciences humaines, qui ont cherché à

se constituer autour de la mise en évidence de permanences, d’invariants, sinon de lois, ont longtemps considéré l’événement comme élément perturbateur, à faible signifiance, qu’il convenait de réduire au nom d’une démarche scientifique’245.

La pensée de la complexité réintroduit ainsi l’imprédictibilité dans le cours de l’histoire (l’Histoire d’une manière générale, ‘cosmique’, pas seulement l’histoire des hommes ‘acosmique’). Les phénomènes de rétroaction positive ou négative, d’amplification ou d’atténuation relativise l’idée simpliste d’une cause et d’un effet linéaires. C’est par la présence d’une très grande intrication et réseaux de causalités circulaires et complexes que se niche les potentialités d’événements, mais aussi de crise246. On sait depuis quelques

années que nombre d’accidents sont aussi les résultats de causalités hyper complexes, de phénomènes d’émergence, introduits par les transformations, évolutions et multiples changements des systèmes affectant les capacités de gestion de la sécurité. Ceci nécessite des modes d’appréhension plus sophistiqués que les approches traditionnelles, comme le contraste proposé dans la figure 8 le montre, entre, à gauche une arborescence d’analyse technique, et à droite, les causalités complexes utilisées pour témoigner d’accidents étudiés sous l’angle ‘organisationnel’ ; C’est aussi ce que j’avais essayé de montrer dans la représentation graphique du premier chapitre.

Figure 8. Contraste dans les modes de représentation

244 Dosse, F. 2010. Renaissance de l’évènement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix. Op cité. p 245.

245 Dosse, F. 2010. La renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix. Op cité. p 4. 246 Morin, E. Pour une crisologie. Art. cité.

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Contre le réductionnisme

Ensuite, cette pensée est non réductionniste. Or il a toujours été indispensable pour comprendre les accidents et la sécurité industrielle, comme certains auteurs l’ont explicitement formulé, de tenter d’articuler plusieurs points de vue ‘l’étude de la nature et

de l’origine des catastrophes est le type d’investigation qui est naturellement multi disciplinaire et la coopération entre des psychologues et sociologues, épidémiologues, ingénieurs et gestionnaires est nécessaire pour comprendre les liens compliqués entre les différents types et niveaux d’événement qui contribuent à la genèse des accidents.’247. C’est

aussi la position qui a été formulée par certains auteurs du domaine de la fiabilité des organisations, au cours des dernières années. Ils indiquent les difficultés du dépassement du point de vue réductionniste car ‘les méthodologies que l’on peut appliquer à ces quatre

niveaux appartiennent à des champs et des disciplines différents (psychologie, ergonomie, psycho sociologie, sociologie, économie, science politique, gestion et droit) pour lesquels une formation globale n’existe pas. Le chercheur en sciences sociales possède rarement toutes ces compétences. C’est un problème de taille parce qu’on comprend bien qu’aujourd’hui pour progresser dans la connaissance des facteurs de risques organisationnels, il importe de disposer d’outils théoriques et de méthodes d’analyse capable d’embrasser et de lier les différents niveaux’248. C’est tout à fait ce que mon expérience d’investigation m’avait amené à constater.

L’introduction du chercheur (en sécurité industrielle) dans la société

Enfin, cette conceptualisation de ‘pensée complexe’ insiste sur les questions d’objectivité, de valeur ainsi que d’éthique de tout développement scientifique. Toute production intellectuelle, tant dans le domaine des sciences ‘dures’ que des sciences ‘douces’, est d’une part historiquement située, non définitive, mais également, a des répercussions dans le monde. Il n’est plus vraiment adéquat de faire de distinction entre la dimension cognitive et morale des productions scientifiques (et technologiques). Ce dernier point a un statut particulier dans les sciences sociales, comme cela a été identifié par le sociologue Giddens249

247 Turner, B, A. Man made disasters. The failure of foresight. Op cité.

248 Bourrier, M. et H. Laroche. 2001. « Risque et défaillance : les approches organisationnelles », dans R. Amalberti, C.

Fuchs et C. Gilbert (dir.), Risques, erreurs et défaillances : approche interdisciplinaire, Grenoble, Publications de la MSH- Alpes, p. 15-51.

249 Giddens, A. 1987 (1984). La constitution de la société. Presses universitaires de France ; Giddens, A. les conséquences

106 ou encore le philosophe Hacking250. Ces deux chercheurs considèrent en effet comme

intrinsèque l’effet de rétroaction qu’opère toute connaissance du ‘social’ sur le social lui- même251. Pour Giddens, il s’agit d’une ‘double herméneutique’, dans le sens ou le chercheur produit des connaissances qui seront elles mêmes interprétées et transformeront le milieu à partir duquel elles ont été extraites. Les sciences sociales ont, vu sous cet angle, donc largement contribué à façonner le monde tel qu’il est aujourd’hui, au même titre que la technologie par exemple.

Cette question est évidemment centrale pour les questions de sécurité industrielle et d’accident. Comment les connaissances produites dans ces domaines (les modèles de sécurité, les conclusions de commissions d’enquête, etc) vont-elles cheminer à ‘l’extérieur’ ? Cette question est d’une très grande importance puisque si l’on souhaite faire progresser la sécurité industrielle, il faut s’interroger sur la pertinence des modèles produits pour ceux qui sont susceptibles d’en bénéficier, ce qui implique de réfléchir sur les types de recherche, entre finalités descriptives, évaluatives (normatives et prescriptives) ou d’action. Ce problème découlait en fait également de mon expérience d’investigation à l’issu de laquelle je me posais la question suivante ‘Qu’apprennent donc les destinataires de mon rapport

d’investigation ?’ De mon côté, j’avais appris énormément (sur la manière de conduire des

investigations, d’interroger différentes catégories d’employés, des opérateurs aux directeurs du groupe, de mobiliser les concepts de la littérature scientifique, sur les contrastes entre les démarches ingénieurs et démarches en sciences sociales etc) mais certainement pas les mêmes choses que les personnes de l’entreprise sinistrée.

Au-delà de cette dimension ‘cognitive’, le rapport, une fois émis, que je le veuille ou non, allait être utilisé, d’une certaine manière. J’avais entendu dire, sans pouvoir le vérifier, que son épaisseur et sa complexité avait servi d’argument pour remettre en cause par la direction du groupe lui-même le redémarrage de l’usine. Le rapport en effet laissait entendre qu’il y avait énormément de choses à réaliser pour relancer la production et qu’ils ne savaient pas comment s’y prendre. Vrai ou non, ceci illustre parfaitement l’implication aussi morale de ma contribution. Bien sûr à ce moment je n’avais pas le recul suffisant pour envisager cet aspect de l’investigation, qui est au moins aussi important que l’interprétation du cas lui- même. Ceci m’a amené par la suite à m’interroger sur les différentes configurations

250 Hacking, I. 1999 (1996) entre science et réalité. La construction sociale de quoi ? La découverte.

251 Ce qui revient pour la sociologie à s’interroger sur sa finalité, voir Lahire, B (ed). 2004. A quoi sert la sociologie ? La

107 d’investigation des accidents propices à des situations d’apprentissages. On retrouve là des problèmes assez similaires à ceux posés par la sociologie des sciences en ce qui concerne les ‘modes 1’ et ‘mode 2’ de recherche scientifique252. Ce dernier point ramène aussi aux distinctions qui sont apparues lors de la présentation des différentes contributions disciplinaires, entre finalité descriptive et prescriptive (chapitre 3).

Mais remettre en cause l’objectivité en réintroduisant la subjectivité du chercheur est aussi l’occasion de soulever ces dimensions non empiriques, d’ordre philosophique ou paradigmatique qui colore l’interprétation des accidents ou de la sécurité industrielle. Il en est ainsi par exemple de la question de l’accident normal. Il semble difficile de trancher aujourd’hui. Les accidents industriels continuant à survenir, il apparaît bien difficile de trancher sur le fait de savoir si on peut les éviter ou non253. Ce n’est plus seulement sur le

plan des données que cette question se joue mais sur un certain nombre d’idées que se font les uns et les autres, par exemple sur la possibilité ou non de contrôler les développements technologiques254, ou encore sur la place de l’événement dans la trame du réel255.

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