• Aucun résultat trouvé

Cette exploration dans les sciences de la nature et de la vie ainsi que ces apports conceptuels récents, dont les principes d’auto-organisation et d’‘order from noise’, pour penser notre rapport au monde, se prolonge dans un questionnement sur les possibilités d’entendement, sur ‘la connaissance de la connaissance’. Prenant appui sur le concept d’auto-organisation appliqué à l’épistémologie, dans le sillon de la seconde cybernétique portée par Von Foerster, Morin accepte la perte des fondements d’une connaissance scientifique qui serait purement objective. La science ne permet pas l’atteinte du réel, elle dialogue avec, mais n’atteint pas une réalité ontologique ‘donnée’203. Intégrant les grands courants de discussion

épistémologique anglo-saxons de l’époque, autour d’un ‘post positivisme’, remettant en cause le programme du ‘positivisme logique’ du cercle de Vienne204, dont les débats entre

201 Bergson, H. 1913. L’évolution créatrice. Disponible à l’adresse suiviante www.classiques.uqac.ac. 202 Whithead, A. N. 1935. La science et le monde moderne. Editions du rocher.

203 Voir le recueil de textes constructivistes (dont Von Foerster, Varela, Von Glasasrfeld) dans cette mouvance,

Watzlawick, P. (ed) 1988. L’invention de la réalité. Seuil.

94 Popper, Khun, Lakatos ou Feyerabend sont devenus les repères incontournables205, Morin se

livre de nouveau à une grande investigation.

Cette fois il investit les contributions des neurosciences, de la cognition, de la psychanalyse, de l’éthologie, de l’anthropologie, de la sociologie ou de l’histoire des sciences, de la logique ou encore de la philosophie des sciences. Cette approche lui permet de rendre compte des ‘contraintes et possibilités’206 de la connaissance. Les apports auxquels il fait

référence sont bien trop nombreux pour être énumérés ici, mais au nom de Piaget se mêlent ceux de Griffin, de Canguilhem, Fodor ou encore de Putnam. En opérant de la sorte, il contribue à éclairer, dans une boucle épistémologique constructiviste de laquelle l’homme ne peut s’extraire, et très ancrée dans la notion de paradigme forgée par Kuhn207, ce que l’on

sait de la connaissance, avec comme objectif la capacité d’exercice d’une auto réflexivité. ‘Lorsque la pensée découvre le gigantesque problème des erreurs et illusions qui n’ont

cessé (et ne cesse) de s’imposer comme vérité au cours de l’histoire humaine, lorsqu’elle découvre corrélativement qu’elle porte en elle le risque permanent d’erreur et d’illusion, alors elle doit chercher à se connaître’208. Il peut ainsi, en ce sens, être associé à ce

renouveau du pragmatisme américain incarné par les ouvrages de Rorty209 et Putnam210, à la

fin des années soixante dix et début des années quatre vingt211. Reconnaissant également la

perte des fondements, ces philosophes récusent l’idée selon laquelle l’homme accède à la réalité telle qu’elle est.

En questionnant l’objectivité de la science c’est premièrement sa valeur qui est interrogée. La science s’est bâtie sur un programme de ‘neutralité axiologique’212. Dans cette perspective de l’activité scientifique, les scientifiques n’ont aucune implication dans la morale (et la politique) puisque leur visée est uniquement cognitive, en cherchant la vérité, en distinguant le vrai du faux. Pour Morin au contraire, opérer cette boucle épistémologique est l’occasion de promouvoir une ‘science avec conscience’213. Les scientifiques ne sont pas

205 Lakatos, I. Musgrave, A. 1970. Criticism and the Growth of knowledge.

206 Expression que je reprends de l’ouvrage du philosophe italien Mauro Ceruti, affilié aux idées de Morin. Ceruti, M. 1994

(1986). Constraints and possibilities. The evolution of knowledge and the knowledge of evolution. Routledge.

207 Kuhn, T. 1962. La structure des révolutions scientifiques. Flammarion. 208 Morin, E. La méthode. La connaissance de la connaissance. op. cité. p 9. 209 Rorty, . 1979. Philosophy and the mirror of nature. Princeton University Press. 210 Putnam, H. 1984 (1981). Raison, vérité et histoire. Editions de minuit.

211 Pour une présentation (‘serrée’) de ce renouveau du pragmatisme et des débats associés, voir l’étude de Cometti, JP.

2010. Qu’est ce que le pragmatisme ? Gallimard.

212 La fameuse conférence de Weber en est l’illustration parfaite. Weber, M. 1919. Le savant et le politique. 213 Morin, E., 1990a. Science avec conscience. Seconde édition. Editions du seuil (coll point)

95 en dehors de la société et tout développement scientifique possède immédiatement une implication morale, de nombreux exemples, du nucléaire au génie génétique le montrent. Il n’y a donc pas de séparation entre ces deux registres de valeur, d’un côté la valeur ‘cognitive’ et de l’autre la valeur ‘morale’, les deux sont liés. C’est la dimension éthique du développement scientifique.214

En questionnant l’objectivité scientifique, Morin réintroduit également le sujet dans l’acte de connaissance. Un sujet avec une biographie, insérée dans un contexte socio-historique, qui, pour lui, amène à accepter la remise en cause de la distinction du contexte de découverte et du contexte de justification. Cette distinction avait été introduite en philosophie des sciences pour mettre de côté l’activité créatrice du ‘génie’ scientifique, pour mettre de côté les influences du milieu à la fois politique, économique, culturel ou social des scientifiques, afin de réserver l’analyse philosophique à la cohérence, la non contradiction, la validité empirique, etc des théories scientifiques. On ne peut en effet ‘rationaliser’ le processus de découverte. Justement, suivant en cela une tradition française d’étude historique de la science, relayée en partie par les courants post-positivistes anglo-saxons déjà mentionnés et aussi orienté par un regard historique, Morin réintroduit le sujet afin de montrer que la ‘découverte’ scientifique est indissociable d’un individu spécifique, dans un contexte spécifique.

Les scientifiques ne sont ainsi pas exempts de notions d’ordre métaphysique, qui échappent à la vérification empirique et qui les amènent vers certains raisonnements plutôt que d’autres. Des concepts aussi ambigües que ceux de temps, d’espace, de matière, d’émergence, aussi sensibles aux interprétations, laissent la porte ouverte à différentes formulations, orientations. Appliqué à la sociologie par exemple, on voit combien le débat entre l’individualisme et le holisme méthodologique à une époque, et toujours renouvelé depuis215, a fait surgir des questions d’ordre philosophique, ici la liberté ou la créativité de l’agir par rapport aux contraintes sociales, qui n’engagent pas véritablement les données empiriques, mais leur cadre d’interprétation. On trouve de nombreux exemples de cette nature dans les développements scientifiques, comme en biologie, avec l’exemple suivant216.

En théorie de l’évolution, il n’existe pas de possibilité de trancher sur le plan empirique la question de savoir si homo sapiens est un accident, une ramification (ou un ‘rameau’, pour

214 Morin, E. 2004. La méthode 6. Ethique. Seuil.

215 Voir par exemple Boltanski, L. 2009. De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation. Gallimard. 216 Ruse, M., 2007. L’apparition de l’homme était elle inévitable? Les dossier de la recherche. Mai-Juillet 2007.

96 reprendre l’expression de Serres217), ou si le cours de l’histoire de l’évolution progressive y

menait inéluctablement. Les positions des différents scientifiques, acceptant néanmoins tous globalement la théorie évolutionniste, sont partagées, et font surgir certains présupposés qu’il est bien impossible de trancher sur le plan scientifique ou empirique, et qui ne se prêtent qu’à une exploration philosophique. Le même raisonnement s’applique au débat ‘mind matter’, entre la matière et l’esprit. Réintroduire et questionner ces présupposés peut aider à mieux comprendre certains des enjeux et directions que prennent les recherches.

Outline

Documents relatifs