• Aucun résultat trouvé

A l’issue de ce chapitre sur la complexité, il apparaît donc une diversité d’usage de ce terme. De la vision technique, ergonomique, gestionnaire ou sociologique, puis philosophique de la complexité, on constate des significations quelque peu différentes de l’expression, même si elles possèdent des points communs, étant donné des sources d’inspiration partagées, notamment dans la cybernétique, théorie générale des systèmes ou encore des principes d’auto-organisation. J’ai cherché à introduire une pensée ‘philosophico-épistémologique’ de la complexité, qui contribue grandement à orienter les problèmes d’investigation d’accident et de sécurité industrielle. Jusqu’à présent très peu mobilisée dans les recherches, elle permet pourtant un éclairage pertinent. En amendant les piliers sur lesquels la ‘science normale’ opère, le déterminisme, le réductionnisme, la causalité (linéaire) ainsi que l’objectivité, sur la base d’une boucle liant nature et culture, sujet et objet (figure 7), Morin fournit selon

252 Gibbons, M., Limoges, C., Notowny., Schwartzman, S., Scott, P., Trow, M. The new production of knowledge: the

dynamics of science and research in contemporary societies, op cit; Nowotny, H., Scott, P., Gibbons, M., Repenser la science. Op cit.

253 Rijpma,J. 2003. From deadlock to dead end: the normal accident-high reliability debate revisited. Journal of

contingencies and crisis management. Volume 11. Number 1. March 2003. 254 Feenberg, A. 1999. Questioning technology. Routledge.

255 Le grand succès de l’ouvrage de Taleb, publié peu de temps avant la crise financière de 2008, est un bon exemple de

positionnement sur cette question de l’événement. Taleb, N, N. 2007. The black Swan. The impact of the highly improbable. Pinguins books.

108 Vergnioux, une ‘méta catégorie épistémique’256. Il entend par là, une catégorie qui permet

d’organiser le savoir, en reliant de façon transdisciplinaire différents niveaux de ‘réalité’, et de proposer par conséquent des pistes pour penser globalement notre rapport au monde. Mais il me semble que la démarche cognitive, en arrière plan, qui amène Morin à la ‘pensée complexe’ peut se rapprocher aussi, d’ un ‘style’, au sens qu’il a pris dans les études d’historiens et philosophes des sciences, comme Fleck257, Crombie258 ou Hacking259.

Beaucoup plus limité chez le premier auteur dans sa localisation historique ainsi que dans sa généralité, le style est beaucoup plus englobant pour les deux autres et correspond à une façon de faire de la science. Ainsi, pour Crombie, la science occidentale, ancrée dans l’héritage scientifique et philosophique grec, a successivement fait émerger six styles principaux :

a) La méthode élémentaire de postulation illustrée par les sciences mathématiques grecques.

b) La mise en œuvre de l’expérimentation à la fois pour contrôler la postulation et pour explorer par l’observation et la mesure.

c) La construction par hypothèse de modèles analogiques.

d) La mise en ordre du divers par la comparaison et la taxonomie.

e) L’analyse statistique des régularités dans les populations et le calcul des probabilités. f) La dérivation historique propre au développement génétique.

Hacking précise que tous ces styles ne sont pas incompatibles, et qu’une science peut en mobiliser plusieurs en même temps. D’autre part, il en a repéré un septième, qui est le style de laboratoire, qui fait intervenir l’usage des instruments technologiques, incorporant une théorie. Un style caractérise donc une certaine manière de ‘faire’ ou de ‘pratiquer’ la science, de penser le rapport à la théorie, à l’expérimentation, aux disciplines, à la mathématisation, à la logique etc. Je crois intéressant de rapprocher ce qui a permis à Morin d’élaborer sa réflexion sur la complexité à une forme de ‘style’. Sous jacent à la démarche de Morin se trouve en effet une conception du savoir qui consiste à explorer les disciplines dans un effort de ‘reliance’, dans un objectif spécifique.

256 Vergnioux, A. 2003. L’explication dans les sciences. De Boeck université.

257 Fleck, L. 2008 (1935) Observation scientifique et perception en général. Dans Braunstein, JF (textes réunis par) 2008.

L’histoire des sciences. Méthodes, styles et controverses. Vrin.

258 Crombie, A. 1996. Styles et traditions de la science occidentale. Alliage. 26. Dans Braunstein, JF (textes réunis par)

2008. L’histoire des sciences. Méthodes, styles et controverses. Vrin.

259 Hacking, A. 2008. (1992) Style pour historiens et philosophes. Dans Braunstein, JF (textes réunis par) 2008. L’histoire

109 En fait, Morin fait souvent référence, pour présenter les principes sur lesquels reposent son travail, à son ouvrage consacré à la mort, publié initialement dans les années cinquante260. Cet ouvrage est tout à fait représentatif de ce ‘style’ qui caractérise l’approche de Morin. Dans ce livre, opérant une vaste boucle d’investigation en biologie, en paléoanthropologie, en anthropologie, en psychologie, en sociologie, en philosophie, il repère les diverses conceptions de la mort afin de chercher à en rendre compte. A cette occasion il participe à faire prendre conscience de la possibilité d’une discipline alors inexistante, la ‘thanatologie’, qui essaie de circonscrire un objet qui gagne à ne pas se réduire à un seul angle disciplinaire. Cet objet de recherche ‘hybride’ traverse de nombreuses disciplines. Non pas que l’anthropologie ne peut étudier la mort, au même titre que la biologie les mécanismes de mort cellulaire ou encore la philosophie d’explorer ce thème avec ces propres outils, comme l’existentialisme. Mais cet exemple, cette investigation sur le thème de la mort permet de caractériser un ‘style’ qui consiste à chercher à articuler, pour un sujet donné, différents apports disciplinaires afin d’accéder à une vision riche, complexe, du sujet, quitte à faire émerger à cette occasion un champ qui possède alors une forme d’indépendance, même si celle-ci doit rester ouverte. Dans le contexte actuel d’une multitude de contributions disciplinaires, cette stratégie de ‘reliance’ me semble donc représentative d’un certain ‘style’, comme une adaptation à la situation contemporaine des sciences261.

260 Morin, E. 1951. L’homme et la mort. Seuil.

261 On trouve ainsi ce ‘style’ de recherche aisément dans de nombreux champs scientifiques, en parcourant les domaines

comme les sciences de la terre et de l’univers (Daniel, JY. 2006. (dir) Sciences de la terre et de l’univers. Vuibert), ou l’étude des scénarios d’hominisation (Coppens, Y., Picq, P. (dir) 2002. Aux origines de l’humanité. 2 volumes). Dans un tout autre domaine, celui des couleurs, on en repère également sa trace ‘Les couleurs du physicien ou du chimiste ne sont

donc pas celle du neurologue ou du biologiste. Mais ces dernières ne sont pas non plus celle de l’historien, du sociologue, de l’anthropologue’ (Pastoureau, M. 2010. Les couleurs de nos souvenirs. Seuil. En particulier le dernier chapitre ‘Qu’est

ce que la couleur’ p 240). Au plus proche du thème de la sécurité industrielle, ce sont les développements de l’ergonomie qui illustrent parfaitement ce ‘style’. Leplat le résume très bien ‘le domaine propre de l’ergonomie est celui de

l’articulation des différentes vues disciplinaires prises sur une situation et que cette articulation, cette intégration, fait émerger des problèmes et une structure qui ne sont plus ceux des disciplines-sources.’ Leplat, J. 2003. Quelles évolutions

110

Chapitre 4

Un modèle hybride de sécurité industrielle

262

Outline

Documents relatifs