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La troisième partie analyse « la construction des systèmes de classement comme produit et enjeu des rapports de force entre les classes »

Jean-Louis Kirsch

2. Des dynamiques en devenir

3.1. Les arguments présentés

3.1.3. La troisième partie analyse « la construction des systèmes de classement comme produit et enjeu des rapports de force entre les classes »

Cette partie s’appuie principalement sur les catégories socioprofessionnelles et les catégories indiciaires. En revanche, les nomenclatures de niveaux et de spécialités utilisées pour classer les titres sont peu évoquées :

« Comme les taxonomies bureaucratiques qui intègrent toutes les situations professionnelles, celle du côneur et celle du conseiller d’État, dans un système de catégories homogènes et explicites, le système d’enseignement fait entrer peu à peu toutes les professions, même les moins rationalisées et les plus abandonnées à la pédagogie traditionnelle, dans l’univers hiérarchique du titre scolaire, en sorte que l’effet de naturalisation et d’éternisation des classements qu’il tend à produire en raison de son inertie, s’étend peu à peu à toute la structure sociale. »

3.2 Commentaires

Il est certain que la notion d’autonomie du système éducatif entre en phase avec les développements précédents qui expliquent la relative indépendance de développement des systèmes éducatifs par rapport aux systèmes économiques dans lesquels ils se trouvent. On pourrait objecter qu’il s’agit là d’une vision datée, au même titre que certaines formes d’expression et tournures de style employées. Toutefois, c’est une question qui reste d’actualité, ainsi que le rappelle l’introduction au dossier du numéro 93 de la revue Formation Emploi, intitulé « Au-delà du genre, l’insertion ». En effet, Michel Lallement (2006), auteur de cette introduction et s’appuyant sur les articles qui composent le dossier, insiste sur la nécessité de reconnaître l’autonomie des champs de la formation et de l’emploi. Il en prend pour preuve que les inégalités entre genres s’expriment différemment dans le système éducatif et le système d’emploi, ce qui contredit le postulat selon lequel « le marché du travail ne ferait qu’enregistrer puis reproduire mécaniquement les segmentations et discriminations organisées et légitimées par l’appareil éducatif ». Et il conclut son texte par : « Comment ne pas souhaiter, dans de telles conditions, que l’investigation se prolonge en direction cette fois des comparaisons internationales ? Dans une telle perspective, modéliser et objectiver les jeux multiples de la ségrégation de genre porterait certainement un coup fatal, mais ô combien salutaire aux typologies parfois bien simplistes qui sont toujours utilisées aujourd’hui pour rendre raison des changements sociaux en général, et des modes nationaux d’articulation entre la formation et l’emploi, en particulier. »

De la même façon, l’idée d’un capital culturel croissant incorporé « aux machines et aux agents » tendant à accroître cette autonomie trouve une illustration dans le projet européen de société de la connaissance. On peut toutefois objecter que les auteurs se situent dans le cadre d’un modèle industriel dominant à l’époque et n’anticipent pas le développement des activités tertiaires et un modèle basé sur des relations de service.

Mais cela ne fait que contribuer à renforcer l’importance de la certification, dans la mesure où le contenu du poste devient de moins en moins prescriptif, donc susceptible de fournir des critères objectivables pour l’établissement d’un classement. En ce sens, il pourrait y avoir une sorte de basculement dans lequel la nomenclature des certifications se substituerait à – ou coïnciderait avec – la nomenclature des postes : les principes de construction du cadre européen des certifications professionnelles peuvent être lus comme une démarche allant dans ce sens.

En revanche, la conception d’un marché du travail unique régulé par la lutte des classes s’inspire d’une histoire et d’un modèle national qui donnent l’impression d’être considérés comme universel. C’est peut-être l’un des intérêts principaux de la comparaison européenne que de lui offrir, en alternative, des modèles

« professionnels », où les rapports de classes n’ont pas un rôle moteur aussi important. Pour les auteurs ce dernier modèle professionnel est considéré comme une frange destinée à assurer la reproduction de la

classe dominante et qui trouve sa force dans le capital social dont sont pourvus ses détenteurs. On peut toutefois objecter à cette explication que la liste des certifications incluses dans la directive sur la reconnaissance des qualifications couvre un large éventail de catégories sociales, et pas seulement la classe dominante.

De la même façon, l’affirmation que « les maîtres de l’économie ont intérêt à supprimer le titres, et son fondement, l’autonomie du SE » ne se vérifie pas, mais il faut signaler que cette affirmation est très nuancée dans la suite du texte d’origine. En tout cas, on n’assiste pas à la suppression des titres, et la confusion du titre et du poste n’apparaît pas comme un objectif des « maîtres de l’économie », même lorsqu’ils organisent leur propre système de certification, si l’on admet que les certificats de qualifications professionnelles instaurés dans les branches correspondent à cette démarche. En revanche on constate, comme le pressentaient les auteurs, une diversification des instances certificatives. Toutefois, il paraît difficile de conclure comme eux que cela débouche sur un accaparement de la certification par les entreprises et donc à une perte de la garantie accordée par le titre : peu des formations suivies par les salariés visent l’obtention d’un titre ou d’un diplôme, comme le montre Fournier et al. (2001), et la mise en place de la validation des acquis de l’expérience ouvre aux titres délivrés par le système éducatif public un espace considérable. On pourrait en revanche reprocher à ces mêmes auteurs une certaine sanctuarisation du titre universitaire qui permet à la classe dominante de contrôler ainsi la détermination et la transmission du capital culturel.

Enfin, il est regrettable que si peu de place soit accordée à l’analyse des nomenclatures de niveaux et de spécialités si ce n’est l’allusion aussi laconique que catégorique à leur effet de « naturalisation et d’éternisation ». En regard, la contribution de Françoise Dauty, aussi bien que celle Patrick Veneau, Dominique Maillard et Emmanuel Sulzer montrent que les réalités sont changeantes et que les significations évoluent. En ce sens, on rejoint la question de départ de Bourdieu et Boltanski : « Toutes les enquêtes de mobilité, toutes les comparaisons historiques considèrent comme hors de question, ce qui devrait faire l’objet central de l’interrogation, c’est-à-dire la permanence de la relation entre les mots et les choses, entre les titres et les postes, entre le nominal et le réel : quel sens y a-t-il à identifier l’instituteur de 1880 à l’instituteur de 1930 et à l’instituteur de 1974 ? »

Cette question peut servir de conclusion au point qui vient d’être développé. Elle met l’accent sur la façon dont l’identité nominale exprime des réalités différentes dans le temps, comme le montre l’analyse précédente, mais aussi dans l’espace, et les comparaisons au niveau européen produisent un matériau précieux pour le comprendre.

Conclusion

Ce texte confirme donc la diversité européenne, en mettant l’accent sur la façon dont chaque État s’approprie les objectifs définis au niveau communautaire. Toutefois, cette diversité d’appropriation obéit à certaines règles qui relèvent de la dynamique de développement des systèmes de formation professionnelle.

En ce sens, la notion d’autonomie relative des systèmes de formation par rapport aux systèmes de production, que ces derniers soient envisagés dans une optique économique ou sociétale, se vérifie, et il serait intéressant d’approfondir les investigations dans ce champ.

Complémentairement, et cela apparaît dans d’autres contributions, il paraît souhaitable de prendre en compte une dimension historique dans l’analyse de la relation entre formation et emploi. Cette dimension est souvent occultée et les travaux conduits dans le champ soit la réduisent à l’opposition d’un « avant », souvent mythifié en bien ou en mal et d’un « maintenant », soit se positionnent délibérément sub specie eternitatis. C’est ainsi que la représentation courante, mais aussi la représentation savante, considèrent les systèmes de formation comme des blocs très difficiles à transformer alors que toutes les contributions de ce document témoignent de leurs profondes évolutions. Dans un autre ordre d’idée, le traité de Rome a été signé en 1957 : peut-on dire que l’Europe n’a pas connu de transformations profondes depuis cette époque, ou que c’est notre mémoire qui a du mal à s’ouvrir à ce nouvel espace ?

Si l’on revient à l’Europe, précisément, certains jugeront critiquables ses atermoiements, voire ses volte-faces, mais on peut aussi y lire la manifestation de contradictions beaucoup plus profondes qui structurent l’évolution de la société et ne se résument ni à une quelconque gabegie administrative ni à un volontarisme politique enfermé dans des échéances artificielles. Par rapport à nos préoccupations, il est flagrant que l’opposition entre deux conceptions du marché du travail, l’une obéissant à un principe d’organisation professionnelle, l’autre à un modèle de fluidité rapide, ne débouchent pas du tout sur les mêmes

conceptions de la formation et de la certification et surtout qu’elles donnent un sens opposé aux objectifs de lisibilité, de transparence et de mobilité affichés au niveau communautaire.

Peut-on alors se prononcer sur une unité européenne en matière de formation et de certifications professionnelles ? Les systèmes de formation/qualification professionnelles font preuve d’une souplesse qui permet de penser que des convergences sont possibles, malgré des écarts sociétaux importants. En retour, la définition de performances précisément définies et éventuellement chiffrées, tels qu’elles figurent dans les objectifs de Lisbonne et de Copenhague, peut parfois être assimilée à une forme de violence symbolique, pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu. S’agit-il d’une phase nécessaire de « cristallisation » dans la construction d’une unité européenne ? En retour, les alternatives que laissent ouvertes ces objectifs déboucheront-elles sur des solutions imprévues ? En l’état actuel des choses, il faut, là aussi, laisser une grande place à l’histoire et une petite au rêve…

Bibliographie

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