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Le travail, la santé et le médecin

Le travail fait l’objet d’une législation qui prend ses racines dans le contrat de travail. Dérivé du latin contrahere (rassembler, réunir, conclure), le contrat est une « espèce de convention ayant pour objet de créer une obligation ou de transférer la propriété », il est aussi « parfois synonyme de convention : en ce sens et en tant que manifestation d’autonomie de la volonté individuelle s’opposant traditionnellement à ―loi― et ―jugement― ».127 De ce modèle qui institue un rapport d’échange dans les relations de travail, est né un mouvement général de « contractualisation » qui, non seulement touche la sphère du travail, mais de nombreux champs de la vie sociale.128

En adoptant le prisme du contrat de travail, nous tenterons de comprendre comment la santé et le travail ont noué, en France, des liens étroits, tant d’un point de vue symbolique que pratique. Ces deux mondes semblent désormais intimement liés par un jeu de droits et d’obligations qui lient dans un rapport triangulaire l’État, ses travailleurs et ses médecins. Il ne nous semble pas possible, aujourd’hui, de penser la profession médicale sans tenir compte de la façon dont ses membres sont convoqués dans la régulation des rapports de travail. Des membres qui, eux-mêmes, peinent aujourd’hui à se situer en tant que travailleurs, indépendants dans leurs actes, souvent aussi dans leurs statuts, mais liés par des conventions à des tutelles qui limitent et contrôlent leur responsabilité, et face à des usagers qui, à travers leur médecin, s’adressent aussi à un service public.

Nous partirons, ici, du concept de subordination dans le travail. Cette notion présente l’intérêt d’avoir contribué à définir le salariat, mais surtout les conditions selon lesquelles un travailleur pourrait accéder à une médecine alors qualifiée de sociale, parce que gratuite. La mise en œuvre de ce concept permet de sortir la médecine de son cadre scientifique ou proprement soignant. Les fils qui lient travail et santé tissent une trame complexe que nous ne démêlerons pas ici mais que l’on peut tenter de caractériser à partir de deux points de vue : celui du droit, et tout particulièrement du droit social, et celui de la profession médicale, à travers ce qu’en disent ses membres et ses organisations professionnelles.

À l‟origine du concept de subordination : un droit aux soins

Le 9 avril 1898, après vingt années de débats parlementaires, est votée une Loi concernant les

responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail, qui va nouer un lien

127 Cornu G., Vocabulaire juridique, op.cit., p. 200-201.

fort entre le droit du travail et le droit de la sécurité sociale129. Elle introduit l’idée qu’un accident survenu lors d’une activité de travail peut donner lieu à réparation, y compris si la faute de l’employeur n’est pas prouvée. Cela signifie que la réparation est liée au fait que l’activité s’est déroulée pour le compte d’autrui et que cette dépendance ouvre ce nouveau droit. Les modalités selon lesquelles celui-ci s’applique mettent directement en cause le statut du médecin, car celui-ci ne fixe plus lui-même et en direct avec son patient ses honoraires, mais il voit intervenir un tiers « payant » à la place du malade. Car les médecins n’ont pas encore d’accès à un statut salarié, ils restent en totalité des professions libérales, et même cette loi ne semble pas imposer une tarification bien contraignante130, dans tous les cas indexée sur les tarifs préconisés par les organisations professionnelles. Le paiement des honoraires s’effectue alors de gré à gré et le statut du médecin n’est pas modifié.

Ce sont les lois sur les assurances sociales qui modifient réellement les règles du jeu131. La loi du 30 avril 1930 élabore une procédure qui fait entrer un tiers dans la relation médicale, en instaurant le principe d’une convention passée entre les syndicats professionnels et les caisses de secours mutuel. Alors que l’acte médical reste indépendant, les tarifs ne sont que « recommandés » et le praticien peut être choisi librement, une convention est passée entre les caisses de secours mutuel et le médecin, symbolisant la triangularisation de nouveaux rapports. Ainsi une personnalité de type bureaucratique est désormais impliquée dans la distribution des biens de santé, les médecins s’introduisent dans la relation de travail et le corps du salarié devient objet de tractations entre les deux autres parties. En outre, les incapacités couvertes ne sont plus directement liées au travail, mais à un ensemble d’événements de la vie : maladie, maternité, invalidité, vieillesse. Une couverture qui, enfin, ne concerne pas seulement le salarié mais aussi ses enfants et conjoints à charge, ses « ayants-droit ».

129 Hesse P.-J., « Le nouveau tarif des corps laborieux : la loi du 8 avril 1989 concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail », dans Le Crom J.-P. (dir.), Deux Siècles de Droit du

Travail, l‟histoire par les lois, Les éditions de l’atelier, Paris, 1998, p. 89-99.

130 « Le chef d’entreprise supporte en outre les frais médicaux et pharmaceutiques et les frais funéraires.[…] Quant aux frais médicaux et pharmaceutiques, si la victime a fait choix elle-même de son médecin, le chef d’entreprise ne peut être tenu que jusqu’à concurrence de la somme fixée par le juge de paix du canton, conformément aux tarifs adoptés dans chaque département pour l’assistance médicale gratuite », art. 4 de la loi du 9 avril 1898, reproduite dans Deux Siècles de Droit du Travail…, op. cit., p. 100.

131 L’assistance médicale gratuite faisait l’objet de certaines mesures depuis la fin du XIXe siècle, dévolues aux communes, dans le cadre de services d’aide aux indigents. Elle répondait à des objectifs politiques dont celui de freiner l’exode rural autant que de faciliter l’effort de production, mais elle n’était pas liée à une situation de travail. Ces dispositifs ont provoqué une inflation de la demande de soins qui montre la nécessité de répondre à une situation sanitaire déplorable des classes laborieuses du pays. Cf. Faure O. « La médecine gratuite au XIXe

Ces lois montrent que la valeur d’un individu était directement liée, soit à sa position sociale, soit à sa rentabilité économique. Les médecins n’étaient pas étrangers à ces arguments, et ils en usaient à l’occasion pour faire valoir leurs propres intérêts. Ainsi, en 1923, alors qu’il cherche à convaincre les pouvoirs publics d’investir dans le traitement du cancer, le raisonnement de Bergonié illustre cette position : « Le cancéreux que nous voyons dans ces consultations […] est ordinairement un sujet dans toute la plénitude de son activité. Il a une

valeur sociale relative quelquefois considérable : c’est un père ou une mère de famille, un ouvrier

habile, un agriculteur encore solide, une femme quelque temps après la ménopause, etc. Évidemment, cette valeur sociale est souvent encore plus grande chez les cancéreux des classes aisées, mais, que ce soit dans les unes ou dans les autres, on peut dire que le cancéreux au début et même pendant une assez longue période, précisément la période où il est

guérissable par les moyens actuels, n‟est pas un déchet social, loin de là. Et si on le conserve, ce n‟est pas une non valeur que l‟on recouvre pour la société. En un mot, socialement parlant, la lutte contre le cancer peut payer »132. La logique de ce texte montre que si l’ensemble des membres des « classes aisées » représente une valeur sociale qui est une évidence, celle-ci peut dorénavant être comparée à une autre, économique, où l’entretien des corps utiles peut devenir rentable. L’idée selon laquelle l’accès aux soins ne peut être pris en charge par la collectivité seulement si cette même collectivité peut tirer profit de la bonne santé du malade semble légitime, la prise en charge des « inutiles » relevant de la charité individuelle, qu’elle soit laïque, religieuse ou professionnelle133.

Le contrat de travail fait du corps du travailleur un objet de tractation entre l’employeur et son salarié134, au sein de laquelle le médecin occupe une place ambiguë et indirecte. Il convient de revenir sur le fait que la capacité de travail d’un individu justifie la prise en charge collective de sa santé, non seulement dans les cas où elle est altérée par son activité professionnelle, mais plus généralement si elle est en danger. Cette prise en charge s’applique non seulement pour lui, mais aussi pour ses proches, ceux qui dépendent de lui, c’est-à-dire en fait ceux qui, dans son existence, le font vivre (en tant que parent, époux mais aussi citoyen) autant qu’il les nourrit. La conservation des forces du travailleur concerne ainsi autant ses capacités de production que ses capacités de reproduction.

132 Bergonié J., Comment doivent être organisés les centres régionaux de lutte contre le cancer, rapport devant la Commission du cancer, Paris médical, 1923, 48, cité et souligné par Pinell P., Naissance d‟un fléau, histoire de la

lutte contre le cancer en France (1890-1940), Métailié, 1992, p.168.

133 Car, nous le verrons, l’élite de la médecine tenait à garder « ses pauvres » qu’elle soignait gratuitement.

134 Pour Alain Supiot, l’objet du contrat de travail n’est, ni le travail concret, ni la force de travail, ni une obligation de prestation, mais bel et bien le corps du travailleur. Cf. Supiot A., Critique du droit du travail, PUF, Paris, 1994, en particulier le chapitre I-II : « Corps et biens : l’obscur objet du contrat de travail », p. 51-66.

Dans un premier temps, ce droit n'a pas été accordé à tous les travailleurs, mais seulement à ceux travaillant pour le compte d’autrui. L'État préserve avant tout les travailleurs dans l'impossibilité d'assurer par eux-mêmes la conservation de leur santé, et il protège ainsi une source de profit pour les classes dominantes, propriétaires des moyens de production. La productivité et la fidélisation de la main-d’œuvre étant problématiques dans l'industrie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, les Assurances sociales pouvaient contribuer à les améliorer.

Les lois de 1928-1930 sur les Assurances sociales ont réactivé le débat déjà ouvert en 1898135

sur les critères permettant de définir les bénéficiaires de cette assistance, afin d'aboutir à une définition du salarié. En effet, les contrats de travail étaient peu formalisés et la distinction entre travailleur indépendant et travailleur salarié restait floue. La loi était peu précise sur ce sujet, et l’administration en proposait une définition large : « La qualité de salarié peut être déterminée non pas tant d’après la nature ou la qualification juridique du contrat qui unit l’employeur à l’ouvrier ou l’employé, que d’après la situation de fait devant laquelle se trouve l’intéressé […]. Il faut et il suffit que le travailleur qui remplit les conditions prévues par la loi soit, en fait, dans un rapport de dépendance personnelle ou de subordination économique à l’égard de celui qui l’emploie »136. Cependant, la jurisprudence ne suivra jamais cette conception élargie du lien de subordination et mettra progressivement en avant un lien de contrôle et de surveillance de l’activité de travail, plutôt qu’un lien de nature économique. L’enjeu est pluriel. D’une part, il s’agit, comme les juristes l’ont largement étudié, de définir l’état de salarié en l’absence de définition juridique claire et au-delà, de l’existence ou non d’un contrat de travail. Mais de façon plus générale, il s’agit d’autre part, de poser les bases d’un échange social qui s’opère dorénavant au cours de l’activité de travail et qui s’organise autour du corps du travailleur. Celui-ci se voit octroyer des droits qui dépassent ses conditions de travail stricto sensu. Ces nouveaux droits l’intègrent dans un collectif solidaire où il devient une valeur, une « ressource humaine ». De ce fait, la médecine change aussi de statut, et tout particulièrement la médecine libérale. Elle se trouve en charge d’une mission qui est celle de contribuer à l’entretien de cette ressource collective, et accepte donc d’inscrire formellement son exercice dans cette configuration. Cette inscription instaure en outre une dimension triangulaire à l’acte médical : il s’agit désormais clairement d’une relation à trois.

135 Le Crom J.-P., « Retour sur une « vaine querelle » : le débat subordination juridique-dépendance économique dans la première moitié du XXème siècle », dans La subordination dans le travail… op. cit. p. 71-83.

Certes, rien ne permet de dire que cette relation à trois ne préexistait pas dans l’acte médical, puisque le médecin était investi d’une mission sociale, mais celle-ci était liée à une délégation de pouvoir qui pouvait s’inscrire à la fois sur le registre de la complicité de classe et sur le registre de la domination. D’un point de vue juridique, le concept de subordination représente un outil technique permettant au juge de distinguer le salarié et l’indépendant. D’un point de vue sociologique, il permet, non seulement d’établir le lien entre différents champs de la vie sociale, mais aussi d’interroger sa portée symbolique concrétisant les termes d’un échange social fondamental.

Un principe d‟échange dans un droit dérogatoire

S’attaquer sociologiquement au concept de lien de subordination présente un risque majeur dans la mesure où ce lien est une construction juridique, et même jurisprudentielle visant à qualifier un rapport de travail. Donc étudier ce lien dans son acception juridique consiste à regarder les termes mêmes de sa définition légitime. En revanche, il semble plus pertinent d’observer ce lien non comme une forme concrète de relation de travail, mais comme une règle régissant une certaine organisation sociale137. En effet, s’il existe plusieurs façons de concevoir l’approche sociologique du droit, elles visent, en général, à mettre en relation l’analyse juridique d’une règle et son application concrète. Max Weber a posé, d’une façon désormais classique, les objets respectifs du juriste et du sociologue, en plaçant la règle de droit sur le registre « d’une certaine construction de langage, donnée comme norme de droit » et en attribuant au sociologue la mission de dire « ce qu’il advient en fait dans la communauté »138. Autrement dit, la règle juridique produit une norme symbolique qui se distingue des faits et de leur interprétation par le sociologue.

C’est sur cet écart entre la norme juridique et les faits observables que s’est construite, le plus souvent, une sociologie juridique, puisque « la réalisation du droit est moins perçue alors dans son ―application‖, que dans son ―rapport‖ plus ou moins adéquat à un ordre social qui le détermine, et qui évolue dans le temps »139. Il s’agit d’évaluer la nature et le niveau de rupture qui peut s’observer entre l’énoncé de la règle et sa réalisation. Cette conception de la sociologie juridique assigne aux sciences sociales une mission plus ou moins explicite qui consiste à dire en quoi le droit est ou non en adéquation avec la société. Cela revient également à considérer le droit comme un outil au service des évolutions sociales, qu’il doit

137 Hardy-Dubernet A.-C., « La subordination du point de vue du sociologue : l’objet, la pratique et la règle du jeu », dans : La subordination dans le travail, op.cit. p. 45-56.

138 Weber M., Économie et société, tome II, Plon,Paris, 1995, p. 11.

139 Lascoumes P. et Serverin E., « Théories et pratiques de l’effectivité du Droit », Droit et société, n° 2, janvier 1986, p. 102.

refléter le plus fidèlement possible. Il n’y aurait d’effectivité d’un texte juridique que sous cette condition, que le sociologue deviendrait apte à révéler. Cette représentation utilitariste du droit, « au service » des acteurs sociaux, fait néanmoins l’impasse sur la « fonction anthropologique du droit »140, c’est-à-dire sa capacité à produire du lien social. L’énoncé des règles juridiques a aussi une fonction symbolique créatrice, dans la mesure où elle reflète une certaine conception des échanges humains.

Le problème posé ici tient au fait que le lien de subordination n’est pas une règle de droit mais un critère élaboré par la jurisprudence, il est donc mouvant et soumis à de multiples interprétations. En outre, il met en relation diverses sources du droit : il définit un lien contractuel entre deux individus inscrits dans un collectif professionnel qui se voient, de ce fait, ouvrir un ensemble de droits et d’obligations réciproques inscrites dans la loi. Il s’agit donc d’un outil dynamique qui offre un défi à la sociologie du droit141 : doit-on étudier le critère de la subordination à partir de sa capacité à rendre compte de la réalité des rapports d’autorité dans le travail salarié ou faut-il saisir le problème plus en amont et interroger l’effet de la distinction entre travail salarié et travail indépendant ?

Les travaux des sociologues du travail font état de rapports de subordination inhérents à toutes les formes d’activité professionnelle. Cependant, il est rarement question de subordination dans ce cas, mais plutôt de rapports de pouvoir, d‟autorité, de domination, voire

d‟exploitation dans les relations de travail142. En effet, toute relation de travail salarié implique un état de dépendance, entre celui qui possède (un capital économique, un outil de travail…) et celui qui loue sa force de travail. Dans son sens littéral, l’action de subordonner revient à « mettre dans un état de dépendance par rapport à une personne de rang supérieur »143. Or, le travail rémunéré (ou rétribué) s’inscrit dans un ordre — et l’ordre juridique n’est pas le seul qui contraint les individus —, lequel se construit sur une

140 « L’une des choses les plus précieuses que l’étude du droit peut apporter à la connaissance du lien social, c’est l’art des limites, c’est-à-dire le fait de savoir qu’on ne peut lier ce que l’on n’a pas d’abord séparé, qu’il faut partager pour réunir et qu’il n’y a pas de concorde sans une juste attribution de ce qui revient à chacun ». Supiot A. (entretien avec), « La fonction anthropologique du droit », Esprit, fév. 2001, p. 154.

141 Il est plus classique, en effet, de s’interroger sur des objets du droit, qui renvoient plus aisément à des terrains de l’investigation sociologique. En étudiant, par exemple, les effets d’une loi, le sociologue peut trouver dans les champs d’application de celle-ci, les bases de sa propre problématique. En revanche, la subordination du salarié n’est pas une qualification juridique, puisque ce n’est pas par effet de la loi que le salarié est subordonné à son employeur, mais par un outil de la jurisprudence qui s’intègre dans un ensemble « d’indices » à la disposition du juge.

142 Des notions qui n’ont pas non plus toujours la même signification selon les auteurs. À titre d’exemple, pour M. Weber, la notion de domination renvoie à « la chance, pour des ordres (injonctions) spécifiques, de trouver obéissance de la part d’un groupe déterminé d’individus » (Economie et sociétés/1. Les catégories de la sociologie, Plon, Paris, 1995, p.95.). En revanche, pour P. Bourdieu, il s’agit d’une forme de violence légitime, à la base du « principe dominant de domination » qui dépasse l’idée d’une obéissance à un ordre formel, puisqu’il s’agit des effets de l’appropriation d’un capital culturel et symbolique autant que de l’exercice d’un pouvoir direct.

hiérarchie des personnes et/ou des collectifs144. C’est la nature de cet ordre et l’organisation des systèmes hiérarchiques qui sont étudiés par les sociologues, lesquels mobilisent des