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Conclusion de la première partie : Une reproduction médicale assistée ?

En 2010, il n’y a plus qu’un seul concours durant les études de médecine et il a lieu en fin de première année. Il détermine le rang de classement des étudiants qui pourront ensuite choisir entre une formation médicale, odontologique, pharmaceutique ou maïeutique119. Il n’y a plus de concours d’internat, les premiers concours hospitaliers ont lieu une fois le cycle universitaire terminé, pour l’accès à un poste de chef de clinique (et « accessoirement » l’autorisation d’une tarification des futurs actes privés en secteur 2). Ce déplacement de la place du concours n’est pas anodin, il accompagne une modification de la population des « élus », à la fois d’un point de vue structurel et d’un point de vue symbolique, mais aussi le rapport de forces entre « la profession »120 et les pouvoirs publics, selon leurs propres politiques et orientations économiques et sociales.

L’État a toujours été l’employeur des internes et il a toujours délivré les diplômes. Que la formation médicale soit divisée entre l’internat et l’université n’a jamais signifié que les pouvoirs publics aient lâché leur emprise sur l’un ou sur l’autre. Au contraire, tant que cette division a permis l’expansion de la médecine et son installation sur tout le territoire, cette dichotomie du système était plutôt rentable. Dès lors qu’il a produit une prolifération quasi « anarchique » des diplômes, des dépenses, des pratiques, il s’est simplifié par la normalisation121.

Plusieurs mouvements peuvent alors être rapprochés.

- L’ensemble des choix procéduraux et quantitatifs sont réalisés par l’État, qui règle à la fois la répartition générale des places étudiantes dans les universités, et à la fois les postes d’internes dans les services spécialisés de chaque hôpital, déterminant le nombre de forme par région et par spécialité.

- Les étudiants sont formés à partir d’une même organisation, hospitalière, qui les socialise à une médecine protocolisée et collective. Le rejet des jeunes générations pour la pratique libérale isolée et pour le paiement à l’acte témoigne des effets de cette évolution.

- De nouvelles structures formatrices émergent dans le secteur privé. Les cliniques seront sous peu habilitées à accueillir des internes sous des conditions qui restent relativement opaques.

119 L’ajout de la maïeutique date de 2002 et celle de la pharmacie de 2009. A terme, le projet de constituer des universités de santé devrait intégrer au L1 (réforme LMD oblige) la plupart des formations médicales et paramédicales de niveau supérieur au bac.

120 Ces guillemets marquent une interrogation : qui « est » aujourd’hui « la profession » ?

121 Nous employons ici le terme de « normalisation » dans le sens d’une « mise à l’équerre », autrement dit, une façon de « rentrer dans le rang ».

- Si les universités décernent les diplômes d’études spéciales et le Conseil de l’Ordre est encore officiellement habilité à accorder des compétences spécialisées122, c’est l’examen classant qui détermine les conditions d’accès aux différents types d’exercice médical, les représentants de la profession n’ayant quasiment plus de zone d’influence sur cette question. - Enfin, la féminisation, si elle s’opère dans le maintien des répartitions sociales des places de médecins, joue un rôle d’intermédiation entre un principe dynastique de reproduction et un principe plus bureaucratique d’allocation des places.

L’étude des modes de sélection et d’orientation des futurs médecins fait donc apparaître une réalité qui heurte l’idée que les médecins auraient un total contrôle de la reproduction de leur corps, qu’ils pourraient orienter selon leurs intérêts, essentiellement guidés par la conservation de leurs privilèges. Cela ne signifie pas non plus que ces réformes n’aient pas copieusement servi la population médicale, en particulier certaines franges qui y ont toujours trouvé le moyen de conforter leur pouvoir. Au contraire, ces évolutions se sont faites en allant toujours « dans le sens » de la méritocratie médicale, flattant l’institution de l’internat, privilégiant les concours comme méthode « égalitaire » de sélection, laissant à l’élite hospitalo-universitaire la totale liberté de l’usage de ses chaires.

On constate cependant que ces formes étant respectées, le réel pouvoir de structuration du corps est entre les mains de l’État, et l’on peut difficilement affirmer, à la suite de Freidson, que la profession médicale ait, une fois son monopole obtenu, pu s’affranchir de son contrôle sur sa propre reproduction.

Certes, le permis d’exercer que représente le doctorat est octroyé par les membres de la profession, via les universités, mais tout se joue avant, lors des concours et les examens classants, dont les règles sont établies en dehors de toute logique professionnelle. Quant à la législation relative aux conditions de recrutement, elle est toujours l’œuvre des pouvoirs publics, même si, dans l’ombre des cabinets ministériels, des représentants de la profession portent la plume, quand ce n’est pas le ministre de la santé lui-même qui en est issu. Pour autant, est-ce la profession médicale qui « a » le pouvoir ou le pouvoir qui « a » la profession médicale ? Qui pilote l’autre et pousse jusqu’à l’absurde ses propres logiques classantes pour les vider de leur sens ?

La reproduction du corps médical est donc tout sauf « naturelle » et même spontanée. Elle ne se génère pas d’elle-même, elle s’inscrit dans un jeu plus large de répartition des places socialement et économiquement valorisées, qui fait intervenir des rapports de force dépassant ceux des seuls professionnels de santé, et même des médecins face à l’État.

La question de l’autonomie dont disposent les médecins pour recruter les membres de leur profession doit ici rester ouverte, car elle ne peut s’affirmer par la survivance de références élitistes valorisées par les segments dominants du groupe. Nous avons privilégié ici l’étude des liens, des contraintes, des reconversions de dispositif, de l’émergence de nouvelles normes. Mais ces liens s’exercent dans un contexte où la concurrence méritocratique forge aussi un fort sentiment de « droit à » exercer en toute indépendance une expertise si chèrement obtenue. Paradoxalement, le contrôle de l’État et son mode d’administration de la profession encouragent ces représentations de puissance et d’autonomie, chez les professionnels comme chez les « profanes ». Les zones de pouvoir accordées à la profession sont vastes, mais elles le sont aussi à la mesure de son zèle à servir les intérêts, non seulement de ses membres mais aussi (voire plus encore) de ceux que le pouvoir politique entend, lui aussi, favoriser.

Les rapports de force, qui opposent constamment la profession médicale et l’État autour des questions de recrutement et de reproduction du corps, permettent d’alerter sur l’inscription de la médecine dans une logique bureaucratique, qui s’est accélérée dès lors que la pratique médicale a détenu un réel pouvoir sur les corps. On y retrouve ce que Pierre Bourdieu a décrit comme « la loi fondamentale de cette division initiale du travail de domination entre les héritiers, rivaux dynastiques dotés de la puissance reproductrice, mais réduits à l’impuissance politique, et les oblats, puissants politiquement mais dépourvus de la puissance reproductrice : pour limiter le pouvoir des membres héréditaires de la dynastie, on recourt, pour les positions importantes, à des individus étrangers à la dynastie, des homines novi, des

oblats qui doivent tout à l’État qu’ils servent et qui peuvent, au moins en théorie, perdre à

tout instant le pouvoir qu’ils ont reçu de lui ; mais pour se protéger contre la menace de monopolisation du pouvoir que fait peser tout détenteur d’un pouvoir fondé sur une compétence spécialisée, plus ou moins rare, on recrute ces homines novi de telle manière qu’ils n’aient aucune chance de se reproduire (la limite étant les eunuques et les clercs voués au célibat) et de perpétuer ainsi leur pouvoir par des voies de type dynastique ou de fonder durablement leur pouvoir dans une légitimité autonome, indépendante de celle que l’État leur accorde, conditionnellement et temporairement, à travers leur statut de fonctionnaire. »123.

123 Bourdieu P., « De la maison du Roi à la raison d’Etat. Un modèle de la genèse du champ bureaucratique ».,