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Conclusion de la troisième partie : L’objet visible d’un travail indicible

« La chirurgie a ce caractère quasi magique, voire sacré, de guérir en « taillant dans le vif de la chair du patient ». Par ces spécificités, l’acte chirurgical peut être considéré comme une véritable agression physique et assimilé juridiquement à une « voie de fait » ou à des « coups et blessures volontaires » mais perpétrés avec l’intention – louable - de rétablir la santé du patient »275. Ce sont les chirurgiens qui parlent le mieux de la violence de l’acte médical, car ils sont sans doute plus au fait de cette intrusion dans le corps d’autrui. Celle-ci caractérise la médecine moderne, y compris dans des spécialités comme la radiologie, où l’absence de contacts avec le corps pourrait être imaginable276. Cette évolution des pratiques conduit le radiologue Pierre Lasjaunias à chercher le moyen de faire coexister une agression assimilée à la transgression d’une intimité et des principes éthiques, afin de résoudre la tension suscitée par l’intrusion :

« Le caractère intrusif de certaines procédures diagnostiques ou thérapeutiques par les radiologues les range avec les chirurgiens dans les champs de l’homicide, puisqu’il s’agit de rompre l’intégrité physique de l’individu en franchissant la barrière cutanée, voire les orifices naturels, sans être poursuivi pour cela au mépris de l’inviolabilité du corps. Cette intrusion mécanique et parfois ce voyage dans l’intime, cette nudité intérieure révélée, imposent là encore une très grande compétence, une maîtrise des savoirs requis, et des qualités de relations humaines pour lesquelles les spécialistes ne sont ni prêts ni préparés.

Cette transparence du corps qu’offrent les explorations modernes vise le caché, le hors-vision, la relation interne, intrinsèque qui finalement éclaire la forme et ses finalités. La transparence révèle l’identité de l’individu autant que la forme elle-même. On peut ainsi définir l’intime comme tout ce qui singularise et discrimine : la morphologie, l’imagerie interne, le génome. L’intime est à soi, même si le corps n’est juridiquement à personne. L’intime est aussi inviolable que le corps. Grâce aux outils modernes, l’imageur, ce spécialiste moderne, se saisit de l’intimité en la révélant : il faut qu’il la restitue. L’image construite et vue s’interprète, sa lecture s’écrit, elle se dit dans un colloque singulier. La réunion du visible, du lisible et du dicible se trouve alors obtenue. Le champ de la connaissance et des questions peut alors rester ouvert ; la dictature des réponses conférées par l’image est repoussée. La transparence renvoie au sens. La parole reste bien le support de la liberté. »277

275 Kilani T., « la relation médecin-malade en chirurgie », communication à la cinquième conférence annuelle du

comité national d‟éthique médicale, Tunis, le 16 novembre 2000. Dans le texte d’origine, l’auteur utilise le

soulignement, les caractères majuscules et gras pour insister sur les mots : « voies de fait », « coups et blessures volontaires » mais perpétrés avec l’intention – louable – de rétablir la santé du patient ».

276 La radiologie nous a été présentée par certains étudiants comme un choix délibéré de pratiquer une médecine autorisant une absence de contact direct avec des corps malades à l’égard desquels ils reconnaissent avoir éprouvés tôt, dans leurs études, un profond dégoût. D’autres étudiants avouent ne pas supporter de pratiquer des actes agressifs et s’être orientés vers des spécialités comme la radiologie, mais aussi la biologie ou la santé publique, pour éviter cette lourde responsabilité.

277 Lasjaunias P., « Le corps transparent », dans A.-C. Masquelet (dir.) Le corps relégué, Cahiers du Centre Georges Canguilhem, PUF, Paris, 2007, p. 78.

L’auteur relate une opération physique, corporelle, d’un type « mécanique », et définie comme une agression par ce franchissement de la « barrière cutanée ». Cependant, dans cette représentation médicale du geste, « l’intime » est révélé en direct, se distinguant de l’image de l’intérieur reconstituée par des rayons X ou par résonance magnétique. La nouveauté n’est donc pas l’accès à une information sur le contenu du corps et ses éventuelles anomalies, mais la façon dont cette information est obtenue : l’agression physique. Ce changement de technique conduit le radiologue à s’interroger sur l’accompagnement éthique nécessaire afin de rendre ce geste moralement acceptable. Sur le fond, la révélation de l’intime est de même nature quel que soit le chemin qu’elle prend : le malade subissant une échographie peut voir des images sur un écran mais seul le médecin est en mesure de lui traduire ses images, de donner à ces formes une signification. Le changement n’est donc pas dans l’appropriation d’un savoir sur l’intérieur du corps de l’autre, mais dans la violation de ce corps, transformant l’acte d’investigation en un acte de transformation. La transformation d’un corps, donc d’une personne, par agression chirurgicale ou investigatrice directe, mais aussi par prescription de substances chimiques voire par l’effet de parole lors d’une relation psychothérapique, est indissociable de la pratique médicale. Pour autant, ce corps transgressé n’est pas l’objet du travail du médecin, il n’en est que le contenant, il en constitue une frontière à franchir selon des méthodes plus ou moins ouvertement agressives et violentes.

Comment comprendre autrement cette confusion entre l’autre et son corps ? Comment penser que l’on peut pénétrer l’intimité d’un individu en ayant accès à ses entrailles ? Pourquoi cet accès est-il différent de la lecture qu’un médecin peut faire d’une analyse sanguine ? Ne serait-ce pas parce qu’il y a confusion entre le malade et sa maladie, ainsi que l’on pourrait entendre cet autre passage du texte de Lasjaunias : « l’image qui révèle trahit ; elle dénude et vulnérabilise l’individu qui ne peut pas choisir ce qu’il révèle. Finalement, il vit passivement la typologie dans laquelle il sera rangé »278. Le médecin range-t-il un « individu » ou une « pathologie » dans une typologie ?

« La réunion du visible, du lisible et du dicible » n’est rendue possible que par le « dire » dans le « colloque singulier ». Le dicible n’est pourtant pas l’insupportable, c’est l’interprétation du lisible qui semble difficile, cette lecture de l’information produite par l’image que le médecin tente de restituer à son patient, en réparation du mal qu’il a dû lui faire pour accéder à cette information.

L’objet du travail médical pourrait s’approcher à partir de cette double dimension qui s’acquiert d’abord dans les études : sa dimension lisible et dicible, écrite sur des polycopiés et évaluée lors des examens, représentant son véritable objet ; sa dimension indicible, transmise « d’homme à homme » dans la pratique quotidienne, assumée collectivement par le « corps » médical, dont l’évaluation est impossible car elle conduirait à lever l’anonymat du praticien. Pour accéder à cet objet de la médecine qui est un objet théorique, il faut que des hommes et des femmes agressent leurs semblables, opération qui n’est supportable que par le déni, puisque cette « permission de la loi » ne s’inscrit pas dans un échange socialisé et humanisant. La recherche d’une solution pour « rendre » à l’autre ce qu’il pense lui avoir dérobé est la clé de ce texte de Lasjaunias, à la fois pris dans son piège « singulier » et soucieux de trouver le moyen d’en sortir dignement. Les deux obligations du « don »279 que sont « donner » et « recevoir » sont inscrites dans le schéma du « colloque singulier » qui échange une « confiance » et une « conscience », mais la troisième obligation, celle du « rendre », comment la satisfaire ? N’est-ce pas le grand oubli du « contrat innomé » ?

« On ne voit désormais le visible que parce qu’on connaît le Langage ; les choses sont offertes à celui qui a pénétré dans le monde clos des mots ; et si ces mots communiquent avec les choses, c’est qu’ils obéissent à une règle qui est intrinsèque à leur grammaire »280. Ce langage de la clinique décrit par Foucault serait-il celui par lequel le malade pourrait enfin avoir accès à son intimité ? Comment décrypter ce langage si l’on n’a pas été initié à sa grammaire, le « profane » n’est-il pas condamné à rester ignorant ?

279 Mauss M., « Essai sur le don », dans Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950, p. 145-279.