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Profession et objet du travail

« Le travail se justifie en soi lorsque le

travailleur voit les services qu‟il rend »

Au registre des variations musicales, il peut arriver de ne plus reconnaître le thème initial. Pourtant, c’est en l’entendant à nouveau que l’on perçoit alors une tonalité, un rythme ou une harmonie que l’on n’avait jamais perçus auparavant. C’est le risque que nous prendrons ici, de nous éloigner du thème de la médecine pour aller vers d’autres terrains : la coiffure et la Marine nationale. Il ne s’agit pas d’associer les médecins aux coiffeurs, le temps des barbiers est révolu, ni de les comparer à des militaires, car leurs « guerres » ne sont pas de même nature. C’est plutôt pour illustrer le concept d’objet du travail et de son déplacement à l’occasion des processus de professionnalisation, que ces terrains sont mobilisés. Cela permettra d’illustrer la définition de l’« objet du travail », la manière dont il est possible de le saisir, et les conséquences de son déplacement. Le processus de professionnalisation apparaît à travers le mouvement des objets du travail, selon deux formes : le glissement et l’emboîtement. Ces deux formes permettent à leur tour de comprendre les évolutions de la profession médicale.

S’il est trop tard pour observer le processus de professionnalisation de la médecine, celle-ci représentant ce que l’on appelle une « profession instituée », ce qui s’opère sur d’autres terrains au nom de la « professionnalisation des emplois » ou des « secteurs » permet d’interroger au moins la question de l’autonomie du travailleur dans la mise en œuvre de son activité. Pour cela, l’objet du travail doit être mis en question de façon systématique et n’être jamais préjugé par l’intitulé d’un poste, d’une fonction, d’un métier ou d’une profession. Postuler que l’on ne connaît pas a priori l’objet du travail du coiffeur, dont le métier nous est pourtant familier, répond à l’exigence de l’observation sociologique telle que Durkheim nous y convie, à savoir rompre avec ses prénotions : « il faut que le sociologue, soit au moment où il détermine l’objet de ses recherches, soit dans le cours de ses démonstrations, s’interdise résolument l’emploi de ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et pour des besoins qui n’ont rien de scientifique. Il faut qu’il s’affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l’esprit du vulgaire, qu’il secoue une fois pour toutes, le joug de ces catégories empiriques qu’une longue accoutumance finit souvent par rendre tyranniques »244. Un programme difficile à tenir s’il s’agit de ne pas tenir pour acquis que les coiffeurs coiffent, que les militaires font la guerre ou que les médecins soignent. Au moins est-il nécessaire de s’interroger sur l’objet de chacune de ces activités.

Appliqué à la médecine, le concept d’objet du travail ne peut s’étudier de façon univoque. En effet, il n’y a sans doute pas un objet, mais des objets du travail médical, comme il y a différentes formes d’exercice de la médecine et différentes spécialités. Cependant, les

médecins sont d’abord recrutés puis formés dans des universités leur dispensant à tous, durant six années, le même enseignement. Celui-ci constitue alors la première étape de la mise en forme de cet objet qui se décline ensuite différemment selon sa mise en pratique. Nous y reviendrons dans les deux dernières parties en retenant l’exemple particulier de la cancérologie.

Freidson s’est interrogé sur la nature du travail médical et il en conclut que celui-ci consiste « à tenter de résoudre les problèmes concrets des individus, […] il est par nature peu théorique, c’est plutôt un travail d’application et c’est en quoi il diffère nettement de celui du chercheur. »245. Selon lui, les connaissances abstraites acquises par le médecin ont un impact limité sur sa pratique concrète, dans la mesure où il est conduit à adapter ses décisions à une grande variabilité des cas individuels et qu’il ne peut donc se contenter d’appliquer des normes établies. C’est là un des fondements du constat de l’autonomie professionnelle, qui s’appuie sur la liberté thérapeutique du praticien et sur son expérience en situation de travail. En accord avec Becker, il considère que l’étudiant apprend surtout à se socialiser à un groupe de pairs et à acquérir des notions de responsabilité qu’il mettra ensuite en œuvre dans sa pratique.

Nous adopterons ici un point de vue moins catégorique dans la mesure où il nous semble que l’apprentissage de connaissances abstraites a un impact sur la façon dont le médecin construit l’objet de son travail, déterminant pour sa pratique. Rien ne permet en effet d’affirmer, a priori, que le médecin répond à une demande individuelle, si ce n’est le déroulement d’une consultation médicale où, en effet, une personne vient demander à un praticien de résoudre ses problèmes. Mais sommes-nous sûrs que les problèmes du patient deviennent les questions du médecin ? Que ce dont souffre le premier est ce qui va déterminer l’action du second ? L’approche par l’objet du travail permet de répondre, du moins en partie, à cette question.