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Les transformations du corps médical

« Toute société a le corps médical qu‟elle mérite ».

Parmi les critères formels que retient Freidson pour élaborer une définition de la profession, ceux relevant de la formation sont décisifs. En effet, ils s’appuient sur une typologie tracée par Goode qui retient deux propriétés nucléaires : une « formation spécialisée de longue durée dans un système de connaissances abstraites » et « la polarisation sur le service rendu ou sur la collectivité »4. Freidson relève que parmi les traits qui sont supposés en dériver, cinq sur dix sont relatifs à l’autonomie : la pratique professionnelle reçoit souvent sa reconnaissance légale sous la forme d’un permis d’exercer ; la pratique professionnelle reçoit souvent sa reconnaissance légale sous la forme d’un permis d’exercer ; les commissions d’admission et d’habilitation sont composées par des membres de la profession ; la législation relative à la profession est en majeure partie l’œuvre de la profession elle-même ; le praticien est relativement indépendant du jugement et du contrôle des profanes.

L’auteur interroge ensuite le premier « critère nucléaire » : la formation longue, spécialisée et abstraite. Il réfute ces critères en disant qu’ils sont absolument impossibles à déterminer exactement. Il y argumente que la limite se trouve justement dans l’autonomie. Pour lui, ce qui est décisif, c’est surtout « le contrôle que le métier exerce sur la formation ». L’autonomie de la profession se manifeste d’abord par la capacité de celle-ci de s’affranchir de tout contrôle extérieur, et en particulier de l’État, sur les conditions de sélection et de formation de ses membres. Certes, c’est la puissance publique qui délivre les diplômes et c’est par elle que la profession a obtenu son monopole, mais la force de la profession est d’arriver à s’affranchir de ce contrôle pour en maîtriser à la fois les contenus et les processus.

Selon ce point de vue, la profession médicale ne peut qu’avoir une forte tendance à l’autoreproduction, compte tenu des obligations d’adaptation technique et économique auxquelles elle doit faire face dans le temps. Mais l’autonomie étant première, celles-ci sont régulées à partir des intérêts propres à la profession et destinées à assurer la pérennité de son pouvoir. Selon ce principe fondamental, l’étude de la formation médicale conduit à « s’interroger sur la manière dont une profession trace ses propres frontières et détermine son identité à travers des mécanismes de sélection et de rejet de ses nouveaux membres »5. Ce paradigme de l’autocontrôle de la profession conduit à accorder aux valeurs justifiant les sélections médicales une signification portée par la profession elle-même, qu’il s’agisse d’une certaine forme de savoir ou de légitimité sociale. Pensée comme un collectif produisant ses propres règles de fonctionnement et centrée sur la constitution d’un corps d’experts possédant des valeurs communes, la profession médicale serait relativement émancipée des

4 Freidson E., La profession médicale, op. cit., p. 87 et suiv.

5 Baszanger I., « Socialisation professionnelle et contrôle social. Le cas des étudiants en médecine futurs généralistes », Revue française de sociologie, XXII, 1981, p. 223-245.

règles s’imposant au reste de la société, voire serait en mesure d’imposer des formes de régulation contraires aux valeurs communes. Ainsi, le système de formation lui-même peut reposer sur une articulation de principes contradictoires : « concours juste et démocratique suivi d’une course opaque et d’un mode de désignation lié à l’appartenance sociale »6.

Le corps médical n’est même pas issu d’une sélection « juste », le concours trie l’appartenance sociale, comme d’ailleurs le fait l’ensemble du système scolaire et tout particulièrement les filières d’élite, conformément à « la loi générale qui régit les processus de sélection et d’élimination et qui veut que la composition sociale d’une catégorie scolaire dépende directement de la rigueur de la sélection dont elle est le produit, une population scolaire faisant une place d’autant plus grande aux plus favorisés qu’elle se situe à un niveau plus élevé du cursus »7. De ce point de vue, les systèmes électifs en médecine sont le pur produit d’un système méritocratique porté tôt par l’école, ils ne préjugent d’aucune démocratie sociale et encore moins de la qualité morale des élus. L’autonomie médicale, à l’évidence, ne se manifeste pas sur ce point, son originalité est faible, ses principes de recrutement plutôt classiques.

Malgré une forte tendance à l’autoreproduction, le corps médical se transforme. Entre les médecins du XIXe siècle et ceux du XXIe siècle, il y a un fossé considérable. D’abord, ils vivent tous aujourd’hui de leur art8. La médicalisation de la société, dans ses différentes composantes, à la fois « extension du champ médical » et « extension du champ de compétences de la médecine »9, a favorisé l’essor de leur pouvoir autant que de leur fortune. Les médecins, avec un revenu moyen annuel avoisinant les 60 000 euros, se situent dans la tranche des revenus les 5 % les plus élevés de France.10. Pour autant, ils sont soumis à des aléas démographiques sans précédent qui résultent de décisions brutales des pouvoirs publics, naviguant apparemment « à vue », afin d’aménager l’espace de l’offre de soins tout en préservant leur liberté d’installation. Les rapports qu’entretient la profession médicale avec les pouvoirs publics sont complexes et les frontières des zones d’intervention propres aux uns et aux autres sont souvent floues. La population médicale a, elle aussi, changé. Elle

6 Peneff J., La France malade de ses médecins, Seuil, Paris, 2005, p. 195.

7 Bourdieu P., La noblesse d‟Etat, Grandes écoles et esprit de corps, Les éditions de Minuit, Paris, 1989, p. 85.

8 Les médecins du XIXe siècle étaient parfois fortunés, mais ceux-ci ne représentaient qu’une catégorie assez faible en nombre, et surtout les écarts de revenus repérés par Jacques Léonard dans l’Ouest armoricain témoignent de grandes inégalités entre eux. Léonard J., « Médecins et notables sous le Consulat et l’Empire »,

Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 32, n°5, 1977, p. 858-865.

9 Aïach P., « Les voies de la médicalisation », dans Aïach P. et Delanoë D., L‟ère de la médicalisation. Ecce homo

sanitas, Economica, Paris, 1998, p. 15.

10 Dont la limite inférieure annuelle était fixée à 42 876 euros en 2007, selon les enquêtes revenus fiscaux INSEE-DGI.

s’est féminisée, massivement, au cours de la fin du XXe siècle, et les évolutions de ses modes de recrutement ont contribué à modifier, structurellement, sa composition.

L’objet de cette première partie est d’interroger les transformations du corps médical, non à partir de son indépendance, mais à travers les liens qui l’entravent. Comme son autonomie, la dépendance médicale se manifeste à travers les capacités du corps à gérer et à contrôler les recompositions dont il est immanquablement l’objet. Ces transformations témoignent de la nature des liens, souvent ambivalents, qu’entretient la profession médicale avec les pouvoirs politiques et économiques ou avec les membres des autres professions supérieures, ainsi que des rapports de domination inhérents à son organisation hiérarchique.

Les conditions de la dépendance médicale peuvent être saisies par l’histoire, autour de trois phases : l’obtention du principe du monopole en 1803, le processus d’unification de la profession se déroulant durant le XIXe siècle, puis ses divisions, durant le siècle suivant. Le premier chapitre vise à montrer l’ambiguïté d’un processus qui ne fut ni linéaire, ni uniforme. L’histoire de la médecine comme profession n’est pas plus indissociable de l’histoire sociale et économique que de l’histoire des sciences et ses institutions fondatrices laissent des traces vivantes encore aujourd’hui.

Parmi ces institutions, l’internat des hôpitaux a proposé un mode de recrutement devenu exemplaire en médecine, le concours, offrant un bon angle d’analyse des transformations et restructurations du corps médical. C’est le prisme que nous avions adopté en étudiant la réforme des études médicales du 23 décembre 1982, instituant un concours national d’accès aux spécialités médicales. Un nouveau changement est advenu en 2005, avec la mutation de ce système en un examen classant national, dont l’originalité et la complexité transforment le principe de sélection de l’élite en principe de classement universel.

Enfin, nous nous pencherons sur un phénomène qui a longtemps été considéré comme un sujet « brûlant » de la profession, qui est sa féminisation. Celle-ci est ici étudiée, non comme une question de « genre » ni même totalement une question de « médecine », mais plutôt à travers les recompositions sociales que cette féminisation permet de comprendre.

Les travaux empiriques mobilisés reposent pour l’essentiel sur trois recherches collectives réalisées depuis plus de dix ans, et dont on trouvera le détail de leur mise en œuvre dans des encadrés insérés dans le texte11. La première, réalisée entre 1999 et 2001, porte sur « la réforme de l’internat de médecine de 1982 et ses effets sur les choix professionnels des médecins » ; elle visait à comprendre les restructurations du corps médical provoquées par

11 La première et la troisième recherche sont présentées ci-dessous, les matériaux empiriques mobilisés pour cette première partie étant en grande partie issus de ces travaux. La seconde sera présentée dans la troisième partie.

un changement de règles de sélection des médecins et de redistribution des effectifs médicaux. La seconde, en 2004-2005, a porté sur une centaine d’entretiens qualitatifs réalisés auprès d’étudiants parisiens et nantais de différentes générations, ainsi que de jeunes généralistes. Elle visait à rendre compte de la construction progressive d’une identité professionnelle médicale et des arrangements auxquels les étudiants devaient se confronter au regard des systèmes d’enseignement et de validation auxquels ils étaient soumis12. La troisième recherche porte sur les choix des étudiants à l’issue des épreuves classantes nationales (ECN). Cet « examen » qui n’en est pas vraiment un, donne lieu à un classement national des étudiants à partir duquel ils sont amenés à choisir leur filière de spécialité dans un « amphi de garnison ». En 2005, à l’issue de la deuxième année de fonctionnement de ce système, nous avons suivi la cohorte des étudiants inscrits et classés, à partir des évolutions des choix qu’ils cherchaient à faire lors des procédures informatiques, puis en observant la cérémonie des choix jour après jour. Nous présentons ci-dessous la première et la dernière de ces recherches, puisqu’elles seront ici mobilisées en priorité.

La réforme de l’internat de médecine de 1982 et ses effets sur les choix professionnels des médecins, A.-C. Hardy-Dubernet, M. Arliaud, C. Horellou-Lafarge, F. Le Roy, M.-A. Blanc, novembre 2001, 165 p.,

Inscrite dans le programme INSERM/CNRS/MIRE 98 : processus de décision et changement des systèmes de

santé, cette recherche visait à analyser les effets d’une réforme des études médicales inscrite dans la

loi n° 82-1098 du 23 décembre 1982. Ce texte faisait suite à une première loi-cadre du 6 juillet 1979, qui n’a jamais été appliquée et fut abrogée à l’issue du changement de majorité en 1981. Le texte de 1982 reprend cependant les grandes lignes de ce premier projet, mais provoqua des mouvements de protestation conduisant à en corriger certains aspects, d’abord par les décrets de mai 1983, puis par la loi n° 84-575 du 9 juillet 1984.

L’étude a été réalisée par une équipe de chercheurs du Laboratoire Georges Friedmann (Paris I), du LEST (Aix-en-Provence) et de la MSH Ange-Guépin (Nantes). Notre méthodologie s'est construite autour de la nécessité de procéder à des analyses comparatives de populations étudiantes et professionnelles permettant de faire apparaître les évolutions structurelles du corps médical. Pour cela, nous avons constitué un fichier retraçant les parcours d'un échantillon d'anciens étudiants en médecine, sur la base des inscrits en PCEM2. Les règles de constitution des cohortes et le choix des universités concernées répondaient à deux exigences :

1- Comparer des générations d'étudiants relevant de dispositifs différents

Pour cela, nous avons choisi des cohortes issues de périodes situées de part et d'autre de la mise en place du "nouveau régime" de l'internat :

Années retenues : Année PCEM2 année du concours13

Avant la réforme 1973 et 1975 1978 et 1980

"Pendant" la réforme 1978 et 1980 1982 et 1984

Après la réforme 1984 et 1986 1988 et 1990

12 Cette recherche est détaillée au chapitre VII.

13Cette année fut calculée d'un point de vue théorique, car les cas correspondants sont marginaux puisque les étudiants mettent, en moyenne, plus de 8 années pour accéder à l'internat, et que les moments d'inscription au concours varient selon les régimes.

Un travail préliminaire réalisé sur l'université de Nantes auprès des cohortes de 1973 et de 1986 nous a permis d'affiner ce choix en fonction de clivages déterminants repérés tant au niveau de la structure des cohortes que de la gestion des temps universitaires.

2 - Confronter des parcours effectués dans des régions où les choix universitaires et locaux sont contrastés

Ces sites répondent à deux types de critères objectifs : d'une part les taux de réussite à l'internat, où le clivage Paris-province est toujours significatif ; d'autre part les modifications, liées à l'enseignement de la médecine propre aux universités, intervenues à l'issue de la réforme. Quatre sites universitaires avaient été retenus au départ, dont deux parisiens : Necker et Lariboisière-St Louis ; et deux provinciaux : Marseille et Nantes. Nous n’avons pas pu réaliser l'enquête sur Necker. La combinaison de ces choix spatiaux et temporels a permis de constituer un échantillon de 1 080 individus, à raison d'une soixantaine d'étudiants par année et par site.

Ce premier fichier a permis le recueil d'informations quantitatives et qualitatives concernant les parcours individuels, à partir des dossiers archivés dans les facultés. Ces données ont d'abord été retranscrites sur des grilles papier, puis saisies sur une base de données. Les données correspondant aux résultats du concours de l'internat nouveau régime et aux carrières, fournies par le CITI II (Centre Inter-universitaire de Traitement de l’Information) et par le Conseil National de l'Ordre des médecins ont été, ensuite, raccrochées à ce fichier initial.

Ces données statistiques ont été complétées par 45 entretiens de médecins issus de l'échantillon et d’entretiens auprès de personnes exerçant ou ayant exercé des responsabilités institutionnelles, dans les facultés et au niveau national. Par ailleurs, nous avons bénéficié d'un mémoire de DEA soutenu à la faculté de droit de Nantes, portant sur l'histoire du statut de l'interne, qui nous a été très précieux pour bien comprendre le contexte juridique et historique de ce fameux concours.

Cette recherche a donné lieu à un rapport de recherche, publié dans les Cahiers du laboratoire Georges

Le choix d’une vie… Étude sociologique des choix des étudiants de médecine à l’issue des épreuves classantes nationales 2005. A.-C. Hardy-Dubernet et Y. Faure. Étude réalisée pour la DREES, publié dans la Série Études, Document de travail n° 66, décembre 2006.

Entre le 14 et le 26 septembre 2005, plus de 3 800 étudiants de médecine ont été convoqués nominativement dans un même lieu afin de choisir la filière dans laquelle ils poursuivront leur troisième cycle d’études médicales. À l’issue de cette procédure, 3 822 internes ont été affectés sur les 4 803 postes ouverts.

L’étude s’est appuyée sur un ensemble de matériaux quantitatifs et qualitatifs permettant de suivre les étapes de la répartition d’une promotion d’internes dans les différentes filières proposées à l’issue des épreuves classantes nationales. Les données dont nous disposions étaient les suivantes :

- Les vœux émis par les étudiants et leurs affectations à l’issue de l’ECN 2004 (données fournies par la DREES) ;

- Les résultats des simulations officieuses et officielles réalisées en amont de la procédure de choix en amphi de garnison (données récupérées par nous à partir des sites Internet) ;

- Des relevés d’observations directes réalisées par notre équipe de sociologues tous les jours de choix, à l’exception du dernier ;

- Les vœux émis par les étudiants et leurs affectations à l’issue de l’ECN 2004 (données fournies par la DREES)

- Des éléments apportés par les forums Internet d’étudiants.

À partir de ces matériaux, nous avons réalisé un travail surtout qualitatif, même si les données statistiques nous ont permis de cadrer notre propos. Mais notre objectif était plus de comprendre que de mesurer.

L’observation directe nous a permis de récolter des informations importantes pour la compréhension de ce qui se déroule autour du choix des étudiants. D’abord parce que les étudiants sont tellement présents que l’on peut considérer que nous avons vu passer une très grande majorité des inscrits en sixième année de médecine de France, et qu’une telle concentration permet de percevoir l’étendue des comportements sur un échantillon hautement représentatif. Ensuite, la mise en scène du choix des étudiants théâtralise les courants, dominants ou marginaux, traversant cette population, et qui se sont manifestés plus ou moins bruyamment à cette occasion. Enfin, les tensions et l’enjeu « en temps réel » qui caractérisaient ces journées étaient propices à des formes de spontanéité que nous pouvions saisir au gré de nos rencontres, apportant ainsi un éclairage différent mais complémentaire aux entretiens plus approfondis que nous avions réalisés auparavant.