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Conclusion de la deuxième partie : L’allégeance de la médecine

La notion d’indépendance est en général pensée, comme d’ailleurs celle d’autonomie, en opposition avec l’existence d’un cadre hiérarchique qui subordonne les actions et les décisions des individus et des groupes à des autorités qui leur sont supérieures. Penser l’indépendance médicale revient alors à accorder à la profession médicale le pouvoir de réguler par elle-même, dans un cadre hiérarchique qui lui est propre, les conditions de son exercice et de sa pratique. L’expression choisie par Supiot pour illustrer les rapprochements entre travail subordonné et travail indépendant est celle d’allégeance240, qui présente l’avantage de reconnaître l’homme libre mais lié à un souverain (ou un suzerain) par une obligation de servir ses intérêts et par un contrat « moral » de fidélité. Cette notion présente un intérêt particulier du point de vue de la médecine, dans la mesure où rend compte de la cohabitation entre la reconnaissance d’une liberté individuelle et celle de l’existence d’un intérêt supérieur. Par ailleurs, elle accorde une visibilité au montage juridique qui encadre les professions libérales, peu contraignant en apparence, mais qui fait remonter aux origines les liens qui les unissent au pouvoir politique.

Le développement de la science médicale s’est probablement déroulé en dehors des institutions dans la mesure où elle a dû s’attaquer aux dogmes établis pour faire entendre sa propre interprétation des faits. Nul mieux que Claude Bernard n’a posé les bases d’une méthode expérimentale qui a permis à la médecine de faire des découvertes considérables, en rompant avec une tradition Hippocratique de l’observation de la nature. Au XIXe siècle, il a produit une méthode qui pose comme principe le possible abandon des doctrines et de la tradition et met à l’honneur le doute. Ses propositions sont, fondamentalement, révolutionnaires et elles ont le plus grand mal à se faire entendre des médecins eux-mêmes qui préfèrent un enseignement de vérités à une raison guidée par l’expérience241. Une telle posture nécessite qu’à côté d’universités souvent frileuses et soucieuses d’établir leur prestige, des savants expérimentent, imaginent, innovent, bousculent et ouvrent de nouvelles voies. Pour autant, Claude Bernard ne semble pas s’être pas posé de nombreuses questions éthiques relatives, par exemple, au consentement ou à l’information des patients sur lesquels il réalisait, au besoin, ses expérimentations. S’il l’avait fait, il aurait probablement été moins fécond et aurait dû limiter l’étendue de ses explorations242. Le

240 Supiot A., « Les nouveaux visages de la subordination », op. cit.

241 Bernard C., Introduction à l‟étude de la médecine expérimentale, Garnier-Flammarion, Paris, 1966.

242 Si Claude Bernard ne donne pas de détails concernant les conditions concrètes dans lesquelles il effectue ses expériences, il recommande ce qu’aujourd’hui on appellerait une expérimentation en aveugle, quitte à laisser mourir une partie de ses malades pour tester l’efficacité des remèdes sur une autre. Pour lui, « les malades ne

savant est ainsi un homme libre et la principale critique adressée par Claude Bernard à l’encontre de ses collègues universitaires est bien leur aliénation à des théories qu’ils omettent souvent de soumettre à l’expérimentation critique, sous couvert de principes philosophiques peu compatibles avec une démarche scientifique.

La liberté accordée à la science au XIXe siècle et qui a permis l’explosion des découvertes médicales mérite sans doute d’être distinguée des conditions dans laquelle les praticiens les mettaient en pratique. C’est peut-être autour de cette double face de la médecine que s’inscrit son allégeance. Le médecin est un homme libre car en capacité de penser et d’expérimenter sans limites, mais c’est un homme lié par ceux-là même qui lui accordent cette liberté et qui entendent en tirer des profits directs, symboliques et politiques autant qu’économiques. L’indépendance médicale « par le haut », à savoir l’autonomie d’une profession qui obtient par sa puissance un monopole la rendant apte à réguler son propre champ, peut s’entendre aussi dans ces limites-là, celles d’une fidélité au pouvoir qui leur offre une telle liberté. Si l’on s’accorde avec Jean Savatier pour voir dans les professions libérales des formes particulières d’une fonction publique dont l’institutionnalisation permet d’étendre le pouvoir de la puissance d’État, il ne s’agit plus de subordination ou de soumission, mais d’une indépendance « lige », c’est-à-dire dévouée et partisane.

Ce schéma correspond mal à la fronde habituelle des médecins à l’égard d’un État qu’ils perçoivent comme une entrave à la liberté de leur exercice, et au « bien » de leurs malades. Le texte de Duhamel semble en constituer un bel exemple, tant l’intrusion des juges au sein du « colloque singulier » lui apparaît comme une atteinte grave à l’intégrité de l’exercice de la médecine. C’est que justement cet écrivain-médecin modélise la pratique médicale dans son rapport exclusif avec le malade et conçoit ainsi un espace autonome à la pratique. Cet espace est un enclos qui isole le médecin de toute influence extérieure et le dissocie du reste de la vie sociale en faisant disparaître sa mission d’agent de la force publique. Se dessinent ainsi les contours d’une autonomie de la médecine qui se révélerait par « le bas », c’est-à-dire plus dans son rapport direct avec le malade que dans les conditions de son établissement en tant que profession. Encore faut-il pour cela considérer le malade comme un être à part, qui « oublie » d’être un travailleur, un citoyen, un père, une mère ou un enfant, et n’intéresserait plus, à ces titres, la puissance publique.

Le malade aurait pourtant acquis, ces dernières années un « droit à l’autonomie », lui permettant de discuter et même de contester les décisions médicales. La loi lui accorde ces

sont au fond que des phénomènes physiologiques dans des conditions nouvelles qu’il s’agit de déterminer »,

droits et l’éthique est censée d’abord la mettre en œuvre. L’éthique médicale pourtant est-elle guidée par le souci de l’autonomie du patient ou, au contraire, par une volonté de le normaliser à travers une dialectique produite avant tout par et pour la médecine et ses décisions ? Le malade à son tour devra-t-il faire preuve d’allégeance au nom de principes universels qui guideraient à la fois son comportement et les décisions dont il est l’objet ? Un malade autonome certes, et même « libre » parce que libéré d’un asservissement direct qui l’assimilait à un mineur, mais qui se retrouve, comme le médecin, soumis à une manipulation de symboles dont il ne peut, au final, que reconnaître la supériorité et face auxquels il dispose souvent de peu de moyens pour faire entendre une parole de sujet.

L’hypothèse que nous pourrions formuler à l’issue de cette deuxième partie serait celle d’une évolution des formes de dépendance de la médecine, à travers les praticiens et les patients, vers des formes de normalisation qui s’appliquent en dehors des cadres juridiques classiques, par l’usage de concepts « plastiques » comme ceux de l’éthique ou de la compétence243. Ces concepts proposent des cadres moraux à partir desquels se déroulent des « débats » dont la force contradictoire est souvent limitée par le niveau de manipulation symbolique auquel ils donnent lieu, mais qui contribuent à l’élaboration d’un espace de représentations communes entre médecins et malades inscrit dans le cadre contraint des politiques publiques. Cet espace n’est pas strictement limité à la médecine, mais présente des liens étroits avec d’autres champs de la vie sociale, en particulier le travail et par son intermédiaire, l’économie.

243 Nous avons étudié le paradoxe induit par l’usage du concept de « compétence » dans les milieux du travail, qui se retrouvent aussi dans la formulation des « protocoles éthiques ». Là aussi, il s’agit d’un concept au départ libérateur des cadres juridiques qui reconnaissaient mal les qualités des travailleurs et visait à leur attribuer une qualification individuelle et valorisante en dehors de tout jugement moral. Mais l’usage qui en est fait, en particulier dans le cadre des « bilans de compétences », aujourd’hui fortement encadrés par la loi mais indéfinis sur leur contenu, s’apparente à la mise en œuvre d’un espace fermé de représentation de soi au sein duquel l’individu est appelé à autodéfinir sa « valeur » à partir de procédures « scientifiques », en dehors de tout rapport social. Cf. Barragan K., Hardy-Dubernet A.-C., « Le bilan de compétences : un espace de transition ? - Les bilans de compétences et les bilans de compétences approfondis des points de vue du droit et de la sociologie », Travail et Emploi n°103, juillet-septembre 2005, p. 29-40 ; Hardy-Dubernet A.-C., « ‖Parce que je le vaux bien‖… Bilan de compétences et promotion de soi », Cahiers de recherche sociologique, n°43 ; janvier 2007, p. 61-75.