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Récolter, la finalité du travail agricole, pose peu de questions : le fruit est matériellement offert au regard. Mais quand doit-on semer telle plante ? Mis à part le rudimentaire découpage de l’année en deux sai- sons (été, sayf et hiver, shtâ’), il est bien difficile aux jardiniers de le dire de prime abord. À l’échelle du quotidien, ce sont les successions des cultures qui rythment la vie du jardin. Une culture ne possède pas de manière intrinsèque son propre moment (de semis, par exemple). On ne peut indiquer précisément une date, sinon relative, « au moment de » telle autre action — par exemple « je sème telle plante quand j’ai terminé de récolter telle autre ». Il s’agit plutôt d’une évidence qui s’établit : « c’est le moment de » ; c’est l’avancement des autres cul- tures, une culture après l’autre, les voisins qui effectuent déjà une tâche (et qui rappellent ainsi aux autres que ce moment est là), etc.,

qui composent l’almanach du jardinier. Jean DUVIGNAUD(1994 a : 246)

notait ceci de la vie à Chébika (oasis de montagne administrativement dans le Jérid) et qui s’applique bien à la perception du temps oasien : « Ainsi se déroule l’année, car la succession des jours et des nuits n’est point perceptible en elle-même : aucun événement ne marque le passage d’un jour à l’autre et l’on est bien certain que chaque geste entraîne tous les autres qui, en se répétant, composent la chaîne des choses qui vont de soi et dont personne ne discute puisqu’elles vont justement de soi. » Certains travaux se répètent tous les jours, comme le désherbage, d’autres ont une période plus élevée, comme la nûba (tour d’eau) de l’ordre de la semaine. Différentes échelles de temps coexistent (cf. « Temps et temporalités au Jérid » p. 67). Les plus grandes périodes sont celles des grands travaux qui annuellement concentrent l’attention dans les oasis : le labour du sol et les activités liées aux palmiers dattiers.

Le labour

Si je me suis attaché un peu longuement à la question de la mécani- sation du travail du sol dans les pages précédentes, c’est que ce gros œuvre s’impose comme une véritable figure de l’agriculture oasienne en général et d’une socialisation de son jardin en particu- lier. Cette séquence itérative du travail du sol est respectée, dans la mesure du possible. Les Oasiens s’accordent à dire que le labour pénalise l’année suivante la production des palmiers dont on a remué la terre. C’est un travail « qu’il faut faire », il s’agit là d’un véri- table consensus. On ne sait pas très bien ni pourquoi empiriquement on procède par quart de la parcelle chaque année (c’est-à-dire que le jardin est retourné tous les quatre ans dans son entier) ni pourquoi il faut atteindre au moins les quarante (voire soixante) centimètres de profondeur (à mesure de sape), si ce n’est que les « anciens » ont toujours fait ainsi et qu’il doit bien exister des (bonnes) raisons à cela. En revanche, les avis sont partagés entre labourer à l’automne (après la récolte des dattes) ou au début du printemps ; mais cha- cun se tient en général à l’une des saisons. Les uns arguent qu’ils préfèrent procéder à ce travail difficile après la récolte des dattes : on a alors le temps de s’y consacrer et l’argent (de la vente des dattes) pour employer le cas échéant de la main-d’œuvre tempo- raire. Les autres soutiennent qu’il leur semble préférable de retour- ner le sol avant les semis de printemps pour que ces derniers en profitent. Des divergences, comme celle-ci, apparaissent entre jardi- niers dans l’exécution de ce travail, mais il ne m’a pas semblé qu’on puisse attribuer une manière de faire à telle ou telle palmeraie. La seule cohérence à ce niveau dans une palmeraie est l’espace des planches de cultures (nous l’avons vu en début de Partie I), et non la façon de les créer.

La catégorie « travail du sol » est hétérogène. Au Jérid, on distingue deux choses différentes. Le labour à bras d’une profondeur exception- nelle est un véritable défoncement du sol. Il demande une certaine expérience pour à la fois le faire correctement et l’endurer physique- ment. La fierté de se dire fellâh (agriculteur) s’articule sur deux mérites facilement identifiables : savoir et pouvoir travailler le sol, et savoir et pouvoir grimper aux palmiers ; deux compétences qui investissent le jardin horizontalement et verticalement. Un autre labour (un bêchage) beaucoup plus léger est celui qui précède juste la mise en culture des planches. Chaque année, un quart de la palmeraie est retournée à la main sur près d’un demi-mètre de profondeur.

Le labour en arabe est harth (peu utilisé au Jérid, il l’est davantage pour la céréaliculture). Pour dire qu’une personne « travaille la terre (le sol) », on utilise ikhdem l-ard (au Jérid, le verbe ikhdem est employé dans le sens général de « travailler »). Pour le labour, il faut préciser dans le jardin et à la sape, sinon « il travaille à la sape » peut se dire

yâzôk (sens très précis). Certains cultivateurs brûlent les herbes qui

ont envahi la planche à travailler, en particulier lorsque ce sont des adventices épineuses (cela permet aussi, selon eux, de diminuer les graines présentes dans le sol). Le labour profond s’effectue comme suit : à moins de vouloir transformer les formes du dessin des planches (le tafsîl), les ados sont laissés en place, tout au moins ceux des struc- tures de niveau 2. Certains commencent par tirer un cordeau puis tra- vaillent les rebords pour délimiter les planches. Quand ils sont plusieurs à travailler ensemble, ils discutent du tafsîl et de la place des seguias. En général, ce ne sont que les seguias qui sont corrigées. Le jardinier donne quelques coups de sape puis laisse l’outil pour ôter les

mauvaises herbes et leurs racines (°areg, plur. °arûg, terme le plus

usité, sinon jethar) en brassant la terre à pleines mains. L’opération est délicate, car il faut éviter de couper et laisser en terre des rhizomes, sans quoi on n’aura fait que multiplier certaines mauvaises herbes. L’opération se répète et la ligne de travail avance jusqu’à ce que la planche soit retournée dans sa totalité (on travaille en général sur la

Le retournement du sol. Février 1996, palmeraie de Nefta (Tunisie). Ces ouvriers de la palmeraie se contentent de défoncer le sol profondément. Plus tard, l’espace du jardin sera maillé par des planches de cultures. Il s'agit là d'une rénovation d'un jardin laissé à l'abandon.

longueur, créant ainsi le front de labour sur la largeur), au rythme des expirations fortes données par les travailleurs à chacun des efforts vio- lents des coups de sape. C’est ensuite que l’on ajoute souvent le fumier. Il existe différentes qualités de fumier qui se dit ghbâr de manière générique. Le fumier de dromadaire se dit jella, il est léger et « dure longtemps ». On emploie encore, mais presque plus, le fumier

humain, dit fimûn. Il provient de quartiers comme Râs adh-dhrâ° à

Tozeur ou Nemlet à El-Hamma, qui n’ont pas encore de système géné- ralisé de vidange en tout-à-l’égout. Le fumier, en général, provient soit des animaux d’élevage domestique (mais les quantités sont faibles), soit de troupeaux transhumants de la région (les jardiniers vont parfois le négocier au désert avec les pasteurs), ou le plus souvent, il est apporté par camions ou tracteurs des régions septentrionales de Gafsa et surtout Sidi-Bouzid et Sfax : le fumier est meilleur, car « il n’est pas sale » ; celui d’ici contient des cailloux, bouts de verre, papiers… disent certains jardiniers. D’autres rétorquent que celui du Nord trans- porte beaucoup plus de graines d’adventices. Dans les jardins trop argileux (l’argile : tîn), on ajoute du sable (ramla) afin d’aérer et alléger le sol. Un sol trop argileux induit des rétentions d’eau néfastes au déve- loppement de la plupart des plantes cultivées. Ensuite, c’est l’aplanis- sement (tishwîk) : le travailleur aplanit (yeshawik) et régularise les planches de cultures.

Les jardiniers qui effectuent ce travail au début du printemps, période de semis, passent rapidement à l’étape de l’ensemencement tandis que ceux qui l’accomplissent en fin d’automne ont plus tendance à séparer le retournement proprement dit de la fertilisation. Celle-ci se fait plutôt juste avant de semer et après un léger retournement. Le retournement profond ne concerne chaque année qu’une partie (d’un seul tenant) correspondant au quart approximatif de la surface totale du jardin. Or, le périmètre des semis déborde souvent ce quart et continue sur la partie travaillée l’année précédente. Dans ce cas, on procède à un petit retournement de la terre (un binage) avec enlève- ment des mauvaises herbes, avant d’ensemencer. La profondeur du retournement est aussi liée aux plantes : des cultures comme les piments et les corettes n’ont pas leurs racines qui entrent profondé- ment dans la terre ; aussi, dix à quinze centimètres suffisent selon cer- tains cultivateurs.

Quant au problème souvent évoqué par les agronomes, le nezz, l’eau des drains (mauvaise, car chargée en excès des sels qu’elle évacue des sols), il n’en est un que lorsque les terres annexées sont sous la

palmeraie dans le sens de la pente. Au Jérid, ces eaux rejoignent les chotts dont le niveau est inférieur à l’anticlinal qui porte les palmeraies. Les terres comprises entre les palmeraies et les chott el-Gharsa et chott el-Jérid sont effectivement de piètre qualité, car trop chargées en

sels (voir l’exemple de Tozeur chez MAMOU, 1995 : 45).