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Stratégies, tactiques et qualité des lieu

Les stratégies en agriculture oasienne sont donc multiples. La multipli- cité des comportements incite à croire en une relative liberté du jardi- nier face au milieu. La stratégie demande sans doute à être ici un peu mieux définie. Dans la perspective de cet ouvrage, la stratégie ou plu- tôt les repères stratégiques que les jardiniers se fixent (et déclarent) « ne sont donc que des bornes par rapport auxquelles un acteur pris dans des logiques de situation peut s’orienter dans une temporalité

plus longue » (CORCUFF, 1998 : 8). « Du fait de l’incertitude qui pèse sur

l’avenir [en particulier dans l’activité agricole], les stratégies ne pour- ront être formulées en terme de programme mais devront l’être en termes d’aspirations, d’intentions ou de refus, termes qui, s’ils ne chan- gent pas, “baliseront” le champ des possibles dans chaque “nouvel

avenir”, imprévisible aujourd’hui. » (SEBILLOTTE, 1989 : 615)

J’ai déjà recouru au terme de stratégie, mais aussi à celui de tactique ; il est classique de distinguer stratégie et tactique, sinon de les oppo- ser. Issue d’une terminologie guerrière, la tactique peut être classique- ment un sous-ensemble de la stratégie, désignant les moyens et l’art d’arranger ces moyens pour appliquer une stratégie. Mais « à force de considérer [cette distinction] comme classique, on oublie qu’en réalité il y a un “continuum” de niveau de décisions avec néanmoins, très pro- bablement, des ensembles de décisions, partiellement isolables, dans lesquels se feraient des régulations “locales”, ce qui implique tout un

ensemble de boucles de rétroactions. » (SEBILLOTTE, 1989 : 608). Il faut alors considérer que dans les actions des jardiniers, si l’on peut parler de stratégie (ce qui pose toujours la question de la réflexivité, mais qui ne sera pas débattue ici), cette stratégie « n’est alors pas prise comme un déterminant univoque de l’action, dans le sens où tout ce qui se jouerait dans les différentes situations ne serait que l’expression de visées stratégiques, car les circonstances rencontrées et les activités

tactiques déployées génèrent leur propre dynamique. » (CORCUFF,

1998). Dans l’observation quotidienne de la vie des jardins, des prises de décision des jardiniers ou des gestes qui ne sont pas calculés (qui ne sont pas l’objet d’une apparente réflexivité), certaines tactiques semblent indépendantes de la stratégie et parfois, ce serait plutôt la stratégie qui émergerait des tactiques.

Quand un jardinier m’expose ses projets sur un temps long, c’est dans l’ensemble des savoirs en agriculture dont il dispose qu’il puise pour établir une stratégie. Mais on ne puise pas à l’aveugle, on choisit. On choisit, mais on n’a pas toujours les moyens de mettre en place les tac- tiques que l’on voudrait. Appliquer une stratégie agricole demande l’exercice de tactiques qui mettent en œuvre des moyens, eux, pas toujours accessibles. Les moyens les plus évidents sont les outils (par exemple, mécaniques) ou la disponibilité financière.

Il en est d’autres, aux yeux d’étrangers, beaucoup plus indicibles et qui plongent nombre de « développeurs » tunisiens dans la désespé- rance. Pourquoi donc les agriculteurs des jardins de palmeraie ne pas- sent-ils pas au stade supérieur de la productivité ? (« Pourquoi n’adoptent-ils pas une stratégie productiviste pour réformer ces vieilles palmeraies ? ») Une conception moderne et efficace de l’agriculture pourrait être la planche de salut d’un système paysan oasien que d’au- cuns considèrent moribond. Quel est le moyen qui manque à ce mou- vement ? L’outil, le temps, l’argent, l’idée ? Autre chose encore et qui était d’une régulière récurrence dans les entretiens, mais qui ne se lira pas dans les références technico-économiques : la terre. Ou plutôt le type de terre, sa qualité. Je ne parle pas directement de pédologie ; par qualité, je vise celle qui est donnée par les jardiniers selon que le jardin est en palmeraie classique ou sur une terre nouvelle, et son approche économique alors change du tout au tout.

Le jardinier juge la qualité de la terre (par rapport à son apparence et aux récoltes passées) et, nous l’avons vu (« Le labour » p. 136), il décide en conséquence de la fumure, de l’apport de sable ou d’argile. Une terre de bonne qualité se dit ard kebîra (mot à mot « terre

La multiplicité des comportements pourrait inciter à croire en une relative liberté de stratégie du jardinier face au milieu.

grande »). C’est une terre qui ne possède pas beaucoup de sel, qui contient beaucoup de « vitamines » ou de « force », avec un bon équi- libre d’argile (tin) et de sable (ramla), qui ne soit pas une hizân (un sol dur et inégal). Si on rajoute souvent du sable, une terre [trop] sableuse (ard ramliya) n’est pas non plus appréciée. L’attrait des agriculteurs jéridis pour la parcelle nouvelle (dans une perspective productiviste) est concomitant de l’idée qu’ils se font de la qualité de ces terres neuves. Quand ils annexent un morceau de terre de désert à leur jar- din ou qu’ils créent une nouvelle parcelle en bordure de palmeraie, ils n’énoncent jamais l’idée d’une mauvaise qualité de ces sols : ce n’est pas une terre fatiguée (ard demra) par une agriculture multiséculaire, mais a contrario elle a été exposée longtemps au soleil (shems ou

samesh au Jérid).

« On dit que le soleil donne de la force à la terre… ?

« C’est connu. Quand la terre reçoit les rayons du soleil, elle devient comme nouvelle, comme s’il n’y avait pas eu de plantes.

« C’est-à-dire nouvelle… ? bon pour les plantes ? « Bon pour les rejets de palmiers qui y poussent mieux. « Pour les légumes ?

« Aussi, ça diminue les insectes et les maladies. La terre avec le soleil acquiert de la force pour lutter contre les insectes et maladies. À l’ombre, c’est moins bon, beaucoup de mauvaises herbes.

« Mais il existe [des plantes] qui ont besoin d’ombre… ?

« Tomate ou melon poussent bien [aussi] au soleil, mais il faut de l’eau ; les fruits sont alors plus gros et le goût meilleur. » (Abdel Majid, El- Hamma, le 20 février 1995)

On accorde aux rayons du soleil le pouvoir de régénérer, de fournir une force, une énergie (qûwa). « Les gens qui sont nés dans les pays sans soleil sont moins forts. Le soleil donne de la force. » (Brahim, Castilia, le 19 septembre 1995)

Au titre des stratégies productivistes, je m’arrêterai sur le cas de la spéculation. Composante classique du capitalisme moderne, elle est mise en œuvre au Jérid, mais elle concerne en fait plus le résultat de la production que la production proprement dite. La spéculation sur la production agricole (la spéculation « post-productive ») s’exerce dans la région au niveau des dattes (particulièrement depuis la libéralisation de la commercialisation des dattes au début des années soixante-dix, brisant le monopole de l’État exercé à travers la Stil), considérées alors comme une marchandise, ce qui est loin d’être toujours le cas pour les jardins. Quand, par exemple, les ghallêla (collecteurs de dattes sou- vent eux-mêmes jardiniers) achètent la production sur pied d’exploita-

tions, ils emploient des salariés pour assurer une récolte qu’ils espè- rent revendre avec profit vers les autres régions du pays ou aux usines locales de conditionnement. Il y a négociation entre le ghallêl et les propriétaires des jardins (charge parfois déléguée au khammês) pour déterminer le prix de vente de la production totale de dattes de la par- celle (exceptés souvent quelques pieds réservés aux exploitants). De son côté et préalablement, le ghallêl mène une estimation à vue de la quantité sur pied de dattes produites dans le jardin, estimation dite

yukhros (uniquement pour les dattiers). La vente sur pied ne semble

pas exister à Zagora pour les particuliers, elle ne concerne que les ventes aux enchères des productions de terrains de l’administration des Habous ; à Djanet, elle n’existe pas du tout. Quand la spéculation touche la production proprement dite, elle intéresse surtout les nou- velles palmeraies : leur étiquette « moderne » s’accole à celle de « pro- fit ». C’est encore là l’efficacité de la ligne droite, le primat capitaliste du jardin nouveau, son dégagement du cadre oasien « vrai » (voir « Du moderne et du traditionnel au Jérid », p. 307).

C’est donc une tout autre approche que pour les jardins « clas- siques », qui eux ne se réforment pas facilement. On spécule sur la production, disons, une fois produite, mais, dans le vieux jardin de vieille palmeraie, la qualité de « vrai » jardin oasien n’autorise pas vrai- ment une tactique de ligne droite par exemple, de monoculture, de spéculation en général sur « la manière dont ça pousse ». Le Jérid, dans l’apparente uniformité de l’agriculture d’oasis, est riche d’une grande diversité. Comme le montrent les références technico-écono- miques, les systèmes de production agricole sont parfois bien diffé- rents (cultures ou élevage). Ce n’est pas seulement la volonté d’application d’une stratégie qui entre en ligne de compte, mais aussi à la base les moyens tactiques que l’on peut mettre en œuvre. Posséder une terre assignée classique, de l’intérieur des vieilles pal- meraies, les jardins des héritages, ne permet pas les tactiques pro- ductivistes telles que définies par les agronomes en vue d’une stratégie de spéculation agricole. Les perceptions des acteurs de ce monde sont dissemblables, mais de plus, comme le permet cette marge de manœuvre, les tactiques et les stratégies diffèrent selon les contextes géographiques et la qualité conférée aux lieux.

Un exemple viendra souligner cela, tiré d’un rapport agro-économique sur des palmeraies, dont Zagora, de la vallée du Draa au Maroc (FABRE, 1994). Les développeurs s’y heurtent également au passage au « stade supé- rieur » de l’agriculture. Au chapitre « Contraintes structurelles liées au sol, à l’eau et aux plantations »), l’auteur du rapport note que dans les zones

de la [vieille] palmeraie, les structures constituent « un obstacle majeur à l’innovation technique, aux gains de productivité, à l’amélioration de la gestion des exploitations et d’une façon générale au développement agri- cole ». Pour lui, des potentialités sont présentes sur tous les plans, notam- ment au niveau des ressources humaines, mais les structures sont inadaptées et constituent un facteur de blocage.

Les mêmes discours sont entendus au Jérid : l’oasis traditionnelle est bloquée au stade archaïque. Au Maroc, toujours selon l’auteur du rap- port, « c’est tellement vrai que certains agriculteurs dynamiques ont préféré quitter la palmeraie, perdre l’avantage que représente la gra- tuité de l’eau pour s’installer dans des zones d’extension au départ totalement improductives. » Les agriculteurs ainsi installés, après quelques années d’effort et de mise en valeur par l’installation de puits, affichent des rendements largement supérieurs à ceux de l’an- cienne palmeraie. L’explication alors avancée est bien de type marxiste : la structure explique tout. La structure héritée de temps immémoriaux, d’un système esclavagiste, ne permet pas l’innovation, mais le jardinier, une fois désenclavé de cette structure, c’est-à-dire « dans la mesure où les structures sont favorables », peut faire preuve de sa « capacité d’assimilation et de mise en œuvre de nouvelles tech- niques ». Difficile d’abonder dans ce sens : certes, la terre a une éti- quette, la terre qualifiée « moderne » ou « neuve » est un moyen mis en œuvre, mais ce moyen peut faire défaut. Autrement dit, l’opportu- nité tant financière que d’éducation de s’installer sur une parcelle hors oasis n’est pas offerte à tous : les agriculteurs des zones d’extension ne sont pas forcément les mêmes que ceux de la vieille palmeraie. Il n’est pas adéquat de dire que la structure abolie, le jardinier en géné- ral (sans distinguer différents profils ou parcours de jardiniers) peut pleinement épanouir son envie d’une agriculture « performante ». Ces « agriculteurs dynamiques » sont souvent d’anciens émigrés qui ont pu thésauriser en Europe pour réinvestir au pays, ils ont pu aussi reve- nir avec une autre vision moderne de la nature et de son exploitation (voir l’entretien avec Abdel Majid dans « Du moderne et du tradition- nel au Jérid », p. 307).

Une stratégie peut être élaborée et mise en œuvre par le propriétaire d’un jardin, mais les activités tactiques déployées par le propriétaire ou son métayer (qui n’est pas toujours son strict exécutant) peuvent générer leurs propres dynamiques, au titre desquelles il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’organisation sociale du travail agricole. Les références technico-économiques présentent des masses

horaires de travail, classées par type de travaux, mais ce qui demeure évidemment absent c’est la motivation au travail. L’organisation jéridi du travail est ainsi qu’il est courant que le jardinier qui travaille à plein temps sur le jardin n’en soit pas le propriétaire, et que le fruit de son travail soit finalement assez peu rémunéré. Un khammês fera toujours des cultures basses, pour sa propre consommation et pour la vente. « C’est surtout les mâlek qui ne s’intéressent pas aux légumes [en mode de faire-valoir indirect] » (Houcine, d’El-Hamma à Nefleyet, le 29 mai 1996). Le propriétaire n’a en effet guère d’intérêt à voir son métayer passer son temps de travail sur des tomates ou des salades, même s’il en voit la couleur, qu’il ne goûtera certainement pas. Le

khammês, lui, ne fera volontiers pas de distinction de priorité entre les

dattes et les légumes. S’il travaille les légumes, « c’est bon aussi pour les palmiers ». Le propriétaire s’engageait dans une stratégie en employant un métayer, mais de ce fait il perd en partie le contrôle tac- tique en le déléguant au khammês qui, lui, poursuit d’autres desseins. Il s’en suit une continuelle tension entre eux deux sur la marche de l’exploitation. Dans les choix d’un agriculteur, on l’oublie souvent, la recherche de ses intérêts propres intervient avant l’optimisation agro- nomique. Ainsi, un khammês qui cultive un jardin qui n’est pas le sien, préfère — pour être concret — amender une parcelle familiale avec le fumier des quelques chèvres et moutons qu’il possède à la maison, même si celle-ci en a moins besoin que la parcelle où il est métayer, bien qu’il reçoive un salaire proportionnel à la récolte (le cinquième des dattes). Les khammês le disent eux-mêmes : ils ne travaillent jamais mieux que lorsqu’ils travaillent pour eux. Et la qualité du travail agricole est une chose sur laquelle on sait être regardant. Comme ils le disent cyniquement, il existe différentes techniques de travail à la sape dont l’emploi est lié à la qualité désirée et cela dépend si l’on tra- vaille dans son propre jardin ou comme journalier [dans un autre jar- din]. Quand des khammêsa l’énoncent entre eux, ça n’est pas du registre du blâmable.

Un frein à la conversion (encouragée par l’Administration) des dites « variétés communes » de dattiers en deglet nour dans les vieux jar- dins fut la divergence d’intérêt entre mâlek et khammês comme le sou-

lignait justement BOUALI(1982 : 86) : le premier y a un intérêt, car il

peut réfléchir sur le long terme, tandis que le second n’est pas inté- ressé, car avec la raréfaction croissante de la main-d’œuvre, il joue de préférence sur ce facteur du travail (pour obtenir des avantages immé- diats, comme les « encouragements ») et change souvent de propriété

Dans les choix d’un agriculteur, la recherche de ses intérêts propres prime sur l’optimisation agronomique.

plutôt que de parier sur ce long terme. La forte production du palmier à l’hectare a sans doute permis l’existence d’une bourgeoisie délé- guant le travail à un prolétariat agricole (les khammêsa). Mais cette délégation a aussi porté sur les tactiques et elle compromet partielle- ment les stratégies des propriétaires. Il s’ensuit non une violente lutte de classes sociales, mais une continuelle négociation entre les tenants du travail agricole.

Les différences d’organisation du travail agricole sont l’expression d’une liberté sociale et individuelle, qui n’est pas à proprement parler en dehors du champ écologique. Cette « norme oasienne » ne cor- respond pas à toute la réalité contemporaine des pratiques de la nature au Jérid. À partir du concret d’exploitations oasiennes, il s’agit maintenant de vérifier si les facteurs décisifs de stratégie agricole interviennent au niveau du jardin ou à celui de la palmeraie.

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