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Le terme « jardin », dans son acception générique, recouvre un ensemble hétérogène. Les pièces de puzzle s’assemblent, mais ne se ressemblent pas toujours. Cette hétérogénéité est soulignée par le vocabulaire local.

Jardin ou jarden, dérivé du français « jardin », est parfois employé, mais

désigne alors le jardin potager devant ou dans la maison (hûsh), c’est-à- dire dans la cour. Quelques légumes courants y sont cultivés en petites quantités pour les besoins de la cuisine familiale (menthe, blette, persil…). Au Jérid, le mot en arabe classique « jenna » et sa forme diminutive « jnîna » ne sont pas en usage, tandis qu’ils le sont dans d’autres régions d’oasis au Sahara ou même à Tunis. Ce terme se retrouve par exemple au Maroc dans les vallées du Draa (Zagora) et du Ziz (Er-Rissani) : jnan (au pluriel, jnanat) y désigne de façon générique le jardin de la palmeraie. Au sens propre, jenna désigne le paradis et par extension un jardin de fleurs ou un jardin public.

Le terme générique de jardin de palmeraie se traduit au Jérid par « ghâba » (plur. ghâbat ou ghîb). Quoi qu’en disent un certain nombre d’auteurs, ce mot qui se comprend hors de cette région toujours dans le sens de « forêt » désigne localement et dans le jar toujours le jardin. Il est utile d’insister sur cette nuance tant on peut lire que « dans les représen- tations locales, l´oasis est considérée comme une forêt de palmiers.

Ghabba : forêt ». En effet, même à Zagora, si l’on parle à des agriculteurs

de ghâba, cela ne leur évoquera que la forêt (d’eucalyptus par exemple). Dans l’oasis jrîdî, par « ghâba » c’est invariablement le jardin que l’on désigne (et non « une forêt de palmiers ») : « nemshi-l-ghâba », je vais au jardin ; « yikhdem fil-ghâba », il travaille au jardin. Au tassili n’Ajjer, le dia- lecte local targui ne réserve qu’un terme semble-t-il pour parler du jardin :

afaghadj, et son pluriel ifaradjan.

Au Jérid toujours, dans la palmeraie, un petit jardin se dit drîjât, c’est-à- dire jardin de la dimension de quelques darja (planches d’irrigation, cf. infra « La structure des jardins »). On trouve jusqu’au XIXesiècle dans les actes notariés la mention de jidar, qui désignait dans le parler local un petit mur en terre servant à retenir l’eau. Ce terme correspondait alors à la propriété totale d’une parcelle dans la palmeraie (terre, palmier et eau) (HÉNIA, 1980). « Bustân » (parfois prononcé bestên, plur. besâtîn) est le beau jardin, de petite taille, qui a eu beaucoup d’eau (donc luxuriant). Ce terme est peu utilisé comme nom commun, mais comme composant d’un nom de jardin. On le retrouve aussi dans al-basâtîn (un pluriel de bustân), toponyme d’une partie de Nefta.

Sênya (ou sânya, plur. swânî), comme bustân, est plus souvent fixé dans

un toponyme (cf. supra « Sanyat Rahîl ») qu’utilisé comme substantif. Le champ sémantique de sênya diffère cependant de bustên. En arabe stan- dard, le terme sânya correspond plutôt à « champ » en français. Il désigne au Jérid le jardin en extension, aux palmiers jeunes et situé en bord de palmeraie. L’emploi de sênya permet peut-être de se démarquer du caractère vieilli et moins performant du ghâba. Le nom précédent (Sanyat Rahîl) désigne pourtant un vieux jardin : soit qu’il était jeune au moment de la fixation du toponyme, soit que le sens du terme ait changé. Les extensions dénotent un esprit d’entreprise comparable aux stratégies des agriculteurs du Nefzaoua (la seconde grande région dattière de Tunisie) qui ont développé pour plus de 4 000 ha des périmètres en exten- sions illicites. (De nombreux éléments peuvent venir expliquer ce phéno- mène au Nefzaoua, un des plus prosaïques étant que le forage est abordable techniquement aux personnes privées, car la nappe du Complexe terminal (une nappe relativement profonde) dans la région est beaucoup plus proche de la surface qu’au Jérid.)

Un autre mot du vocabulaire local dérive du français : nûmro (auquel s’est fixé un pluriel depuis son adoption : nwâmâr). Ce sont les jardins des pal- meraies nouvelles organisées en lots numérotés (d’où le nom) et plus grands que les swânî. Conçus par les autorités coloniales ou les colons eux-mêmes (palmeraies de Castilia, Nefleyet), puis par l’État tunisien indé- pendant, les lots ont été alloués sur la période récente aux anciens com- battants (ou assimilés, liés au parti unique destourien) (palmeraie d’Ibn Chabbat) et à d’anciens nomades dans le cadre des programmes de sédentarisation (palmeraies de Chemsa, Hazoua, Dghoumes). Le terme « nûmro » éclaire lui-même sur la destination de ces jardins. Ils sont voués, par la structure parfaite de leur alignement, à une production en masse, aux hauts rendements (espérés). Toutefois, les jardins « nwâmâr » d’an- Les différents noms

du jardin au Jérid renvoient à des conceptions variées de l’agriculture et du jardinage.

ciens nomades ont une vocation paysanne plus marquée ; leurs proces- sus de socialisation, différents des anciennes palmeraies oasiennes, ne sont pas non plus ceux des nwâmâr, « sans âme » est-on tenté d’écrire. À Dghoumes, les villageois vont se laver dans les « regâra » (sans doute de « regard » en français) des canalisations d’adduction d’eau de la pal- meraie, ce qui ne se conçoit pas à Castilia, Ibn Chabbat ou Nefleyet. La palmeraie se compose comme un puzzle de milliers de jardins. Par le biais des transactions foncières individuelles, les cultivateurs ont col- lectivement une emprise sur la palmeraie, lui donnent son visage et des noms pour la décrire. Les différentes dénominations du jardin renvoient à des champs sémantiques divers et souvent à des conceptions variées de l’agriculture et du jardinage. Mais cette action pratique se limite au niveau du parcellaire. À ce niveau d’organisation de l’oasis, de maîtrise de la terre correspond le temps moyen des décennies, des généra- tions : c’est le pas (l’unité) de mouvement à ce niveau d’observation.