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Légitimement, on peut se demander si le milieu désertique ne déter- minerait pas les stratégies d’exploitations en agriculture. La diversité des choix stratégiques et tactiques des agriculteurs montre qu’au-delà du conditionnement géographique, l’homme conserve sa liberté de mouvement. La « tradition millénaire » du Jérid en matière d’agriculture oasienne n’est pas un ajustement de la production au potentiel pro- ductif du milieu puisque les exemples de systèmes de production en application chez des néo-agriculteurs (anciens pasteurs, comme à Dghoumes) sont la preuve qu’il est possible d’actualiser d’autres potentialités, c’est-à-dire d’établir une autre « norme » en quelque sorte. Les exploitations des oasis de cette zone (zone 3 du zonage, p. 251) développent une stratégie de production de fourrage très importante (surtout de la luzerne, fort investissement en temps de tra- vail, forte biomasse, forte valeur en dinars) et dans des proportions inconnues des palmeraies classiques. Les stratégies des agriculteurs peuvent se révéler autrement que dans les grandes décisions sur l’ex- ploitation (sans être de la tactique) : par exemple, dans le travail cou- rant de l’irrigation.

Le jardinier « Bechir » d’Ibn Chabbat (cf. fig. 26) est face à cette situation : un manque d’eau et l’existence de palmiers chétifs (sans production) et d’autres plus vigoureux (avec production). Sa stratégie : il fait le choix à chaque fois de donner plus d’eau aux productifs aux dépens des chétifs. Il favorise en fait l’élite plutôt que de niveler. Ce choix stratégique est cohé- rent au regard de l’esprit très « productiviste » à l’origine de l’acquisition de cette parcelle (et parce que cette parcelle n’a pas une collection de cultivars, mais seulement le deglet nour). D’autres jardiniers choisiront plutôt de préserver au maximum le capital sur pied (arroser les plus faibles), quitte à ne pas récolter une qualité suffisante.

Des économistes diront qu’il existe deux stratégies ou deux logiques vis-à-vis d’une exploitation agricole : soit privilégier la production agri- cole et la constitution d’une capacité productive suffisante, ce qui sup- pose une affectation prioritaire du surplus quand il existe à l’appareil de production ; soit privilégier la reproduction de la famille qui absorbe une bonne partie des revenus dégagés par l’activité agricole [et des investissements], on peut même assister alors à une décapitalisation

pour la satisfaction des besoins sociaux. Dans les faits, cela est beau- coup moins manichéen. Les stratégies relèvent toujours d’une combi- naison des deux attitudes et on notera aussi des contre-exemples : les parcelles abandonnées (ou des parcelles « sales », ard hemla) se liraient alors comme « désintensifiées » pour la réallocation des reve- nus (et de la main-d’œuvre) vers les besoins familiaux ; il existe pour- tant des cas où les propriétaires ont tout à fait les moyens mais ne s’en occupent plus, car ils ont d’autres revenus beaucoup plus intéressants (cas de l’exploitation d’Ali, cf. « L’état I a : les jardins en abandon ou en quasi abandon », p. 192). En tout cas, cela démontre que la marge stratégique dans la gestion d’un milieu existe, et que cette gestion n’est pas une soumission complète aux forces mystérieuses et intransi- geantes du milieu.

Jardin en semi abandon. Avril 1993, Djanet (Algérie). Si la règle classique est une agriculture intensive, les oasis déploient toujours l’ensemble des faciès possibles. Ici, rien n’a succédé à la culture passée de céréales et les palmiers sont peu entretenus.

Il y a toujours une diversité de ressources potentielles dans un milieu et le choix des exploitants qui privilégient un mode de production plutôt qu’un autre n’est qu’un choix.

Les palmeraies du Borkou au nord du Tchad ne sont pas irriguées dans leur grande majorité : les palmiers tirent l’eau qui leur est nécessaire des nappes superficielles (BAROIN et PRET, 1993). Sauf au moment des récoltes, ces palmeraies ne bénéficient d’aucun entretien. En quantité de travail, on s’écarte profondément du modèle oasien jéridi car la pollinisa- tion n’est effectuée manuellement que sur une faible proportion de pal- miers. Corrélativement, les rendements sont très faibles au regard de ceux obtenus au Jérid : 5 à 10 kg par pied contre 30, 40 et jusqu’à 80 kg. Les propriétaires de ces palmiers sont en fait des éleveurs de dromadaires. Parfois, un membre de la famille reste sur place pour effectuer un mini- mum d’entretien, les autres sont avec les bêtes.

Si ces palmeraies extensives couvrent 90 % des superficies cultivées, les 10 % restants relèvent d’un tout autre mode de culture et appartiennent à des sédentaires. Dans leurs jardins, entourés de haies de palmes, les pal- miers sont entretenus, pollinisés ; les rendements en dattes atteignent 40 kg par pied en moyenne et parfois 100 kg. Les sols y sont amendés et accueillent des sous-cultures. Cette enclave minoritaire ressemble davan- tage au modèle tunisien. Dans les mêmes palmeraies, deux modes de cultures (ou systèmes de production) coexistent donc, c’est-à-dire deux paysages différents issus de stratégies divergentes pour un même milieu. Ce constat ne nie pas les limitations des choix par les paramètres écolo- giques (les choix ne sont pas tout à fait infinis), seulement il peut être redonné à la stratégie une acception « d’art de diriger un ensemble de dispositions ».

Pour résumer, l’adéquation entre potentiel productif et exploitation réelle du milieu n’existe pas. Une raison en est qu’il y a toujours diver- sité de ressources potentielles dans un milieu, et que le choix des exploitants qui privilégient un mode de production plutôt qu’un autre n’est qu’un choix. Ce mode de production, qui tient compte bien évi- demment des facteurs écologiques, est une stratégie. La stratégie d’exploitation relève de la manière dont les acteurs perçoivent, conçoivent leur nature (d’un regard « équipé ») et des manières de traiter avec elle. Ces manières de voir et de pratiquer, nous les défini- rons un peu plus loin avec la caractérisation des acteurs du monde oasien. Cependant, l’adéquation d’un objectif et d’une stratégie mise en pratique n’est pas vraie pour chacun des acteurs. Un propriétaire d’un jardin dans une vieille oasis du Jérid sera limité dans le choix de sa stratégie par la configuration de son jardin, la situation géogra- phique de l’oasis, les conditions pédoclimatiques propres à la palme- raie et — plus indicible — le « qu’en dira-t-on » (au café, sur les chemins, dans le quartier, dans le jardin), la sanction discursive des paires, les capacités à se justifier, etc. Il ne peut s’affranchir complè- tement de tout cela.

Je me demandais en conclusion d’une étude de l’oasis de Djanet (BATTESTI, 1993 a), pourquoi dans une oasis comme celle-ci, où les conditions a priori ne se présentent déjà pas très favorables à la culture et à l’élevage, viennent s’y ajouter encore des problèmes de kel isuf (esprits invisibles), du mauvais œil, d’odeur de l’homme (cf. « L’origine des plantes d’oasis » p. 103). Sans prétendre répondre à cette interro- gation en quelques lignes, j’avançais l’idée que cela ne constituait pas réellement une embûche supplémentaire, mais pouvait probablement venir « expliquer » la difficulté de culture et d’élevage. C’est-à-dire que cela pouvait être assimilé à une forme de « gestion de l’incertitude ». Sans être autrement utilitariste, on peut assigner un tel effet à défaut de fonction. L’invisible et la manière de traiter avec l’invisible font partie du système d’explication de réussite ou d’échec, en fait, des stratégies, et l’on doit certainement les inclure dans la stratégie même.