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La datte a constitué longtemps une grande partie de l’alimentation des oasis sahariennes et sa base nutritive. Ce statut explique que le pal- mier soit particulièrement choyé (pour cause ou par conséquence). Ce qui en fait aussi un fruit « recherché » (si l’on peut dire, malgré son abondance), c’est que la datte est douce, sucrée, halû : plus qu’un goût, c’est une sensation, un sentiment apprécié, qui s’accorde bien avec un idéal de vie faite de douceur, voire avec une représentation de la vie après la mort comme l’eschatologie musulmane la promet aux croyants (les jardiniers utilisent parfois cette référence).

Au Jérid, pour dénommer le palmier, c’est le mot arabe nakhla (plur.

nakhîl) qui est employé (avec une tendance à adoucir vers naghla).

En fait, ce sont les pieds femelles que l’on désigne de façon géné- rique. Le palmier mâle est le dhokar (qui veut dire mâle, mais prend aussi l’acception de pollen et fécondation). La datte est dite tamra ou

tamar au pluriel (qui a le sens de « fruit » en arabe littéraire, donc le

fruit par excellence). La datte est-elle un fruit ? Les fruits du jardin en général (ou les arbres fruitiers) se disent ghalla et ghilêl au pluriel. On

peut dire ghalla pour la récolte des arbres fruitiers, mais gattâ°a pour

celle des palmiers dattiers (de gatta°, couper, c’est-à-dire couper les

hampes des régimes) ou encore en général, sâba. Cependant, la personne qui organise les récoltes sur les palmiers dattiers (qui ne lui appartiennent pas, dattes qu’il revend ensuite avec bénéfice voire spéculation) s’appelle un ghallêl (même origine étymologique que

ghalla). La datte peut être probablement incluse dans la catégorie

des fruits (et des fruitiers) bien qu’on l’en distingue aussi nettement. Mais le matériau bois, hatab, comprend aussi les palmes (djerîd) du dattier.

Parmi les dattiers, les jardiniers jéridi différencient globalement deux grands ensembles : les dattiers issus d’un rejet planté, c’est-à-dire choisi par l’homme, et les dattiers issus de graines, c’est-à-dire non contrôlés par l’homme. Sont distingués aussi les dattiers précoces des tardifs. Cette diversité du moment de maturation, qui étale la récolte sur une durée effective assez longue, est même recherchée par les culti- vateurs pour leur jardin. La possibilité de consommer des dattes de l’été à l’hiver est un des arguments forts pour expliquer que la compo- sition variétale de la strate du dattier est hétérogène. À Djanet, on fait également cette distinction entre précoces et tardifs. Il y existe deux

périodes majeures de récolte de dattes selon les cultivars : l’été (awi-

len) avec enestanef, intakus, tetmelet, el-lulu, etc., et l’hiver (tagrest, en

fait surtout décembre) avec tanghiman, telrusa…

En Tunisie jrîdî, c’est chacun des deux grands ensembles (issu de plant/issu de graine) qui se décompose en catégories précoce et tar- dif. Mais les catégories de dattes qui spécifient le caractère tardif recoupent la catégorisation par qualité. Commençons par l’ensemble des dattiers non contrôlés ou spontanés (issus de graines). On quali- fie les palmiers de cet ensemble nebêt rôhha, c’est-à-dire « poussé [de] lui-même » (à Degache, nebêt (coll.) désigne un végétal), ou

hashen (au moins à El-Hamma, Dghoumes). Ces deux expressions se

disent d’un palmier issu d’une graine, avant sa production, avant de connaître la qualité des fruits. Ensuite, on les appelle sheken ou khalt ;

sheken si les dattes mûrissent tôt et (ou) sont molles, trî ; khalt (khalt ou khalat veut dire « mélangé », c’est-à-dire bâtard si les dattes mûrissent

tardivement et (ou) sont dures ou demi-molles et sèches (gêsî) ; ou encore dhokar s’il n’a pas de fruits (le palmier est mâle). Des jardiniers disent qu’on laissait avant davantage croître les plants sauvages. Aujourd’hui, on fait parfois des semis délibérés pour les clôtures (et coupe-vent), pour obtenir des mâles, des sheken ou des khalt qui don- nent quelquefois de bonnes dattes. Si le palmier qui a poussé de cette façon donne de bons fruits, on le « baptise » (un nom en rapport avec ses qualités, le lieu ou son « inventeur », sheken Habîb par exemple, si le jardinier se nomme Habîb).

Ensuite, vient le second ensemble des palmiers socialisés par une sélection, multipliés par rejets : les palmiers dattiers des collections. Nous avons, du fait de cette sélection, des lignées de palmiers au même patrimoine génétique que les botanistes appellent cultivar (dit couramment, mais improprement, variété). Pour les Jéridis, cette unité « cultivar » ne se dit pas, elle n’existe pas, sinon exprimée par le nom même des cultivars. Il n’y a pas des cultivars, mais il y a le degla, le

legû, le gres matig, le khwat allig, le kentishî… Ces cultivars se répar-

tissent entre les rotob qui sont des dattes précoces, et généralement molles — rotob ou rtob signifie mou ou doux —, et les dattes tardives et demi-molles, dites tamar moa’khkhar (datte différée). Certains jardi- niers les dispersent entre rtob (comme tozor zeyd, tamar abîdh) ou « dattes blanches » (comme kentishî, gasbî, gundî), et tamar ahmar ou « dattes rouges » (comme allig, khwat). On notera que pour cet ensemble, les catégories réfèrent non aux qualités du palmier mais de ses fruits.

Le mûrissement de ces fruits s’étale sur une longue période et il n’y a guère que pendant une partie de l’hiver que les palmiers ne portent pas de fruits du tout. Les Jéridis surveillent la croissance des dattes et reconnaissent différents stades de développement du fruit. Les belah sont les dattes immatures, restées vertes et tombées au sol (en Égypte, ce mot désigne les dattes en général et l’on dit nakhîl belah pour les palmiers dattiers) que l’on ramasse pour les animaux au mois de juillet ; ce sont des deglet en-nûr plus quelques autres cultivars, mais leur astringence les rend inconsommables. Beser est le stade suivant de maturation : les dattes sont jaunes ou rouges et prennent leur forme définitive. Il n’y a qu’une variété dont les fruits sont consommables et se mangent à ce stade : les beser halû, dits bisr halû (les beser douces). On ne garde jamais les fruits de ce cultivar jusqu’au stade tamra. La datte mûre est tamra (tamar au pluriel). Les dattes parthénocarpiques, c’est-à-dire les fruits qui ne sont pas issus d’une réelle fécondation (chez le dattier, ils sont rabougris et peu intéressants), se disent sîsh (plur. invariable). Une classification des dattes intervient pendant la récolte, car le phœniciculteur doit effectuer un tri à ce moment : les dif- férentes classes n’ont ni les mêmes prix de vente ni les mêmes circuits de commercialisation. Pour le cultivar khwat allig par exemple, on donne deux classes de tri : semha (belle) et freza (ce mot est utilisé pour les fruits déclassés en général) ; pour le cultivar deglet en-nûr : shamlokh (dattes branchées, les plus chères car elles ont une bonne présentation et offrent aussi une assez bonne garantie qu’elles ne soient pas infes- tées de la pyrale des dattes, Ectomyelois ceratoniae), beth (vrac, non branchées), jêff (sèches) et maghmâgh (déchets).

Il nous reste le palmier mâle. Dans les dhokar, certains jardiniers ne trouvent pas plusieurs catégories tandis que d’autres en distinguent du palmier au Jérid. Palmiers plantés Palmiers issus de graines :

nebêt rôhha, hashen Palmiers femelles : nakhla

rotob moa’khkhar sheken khalt

dattes tardives et demi-molles… ou les catégories :

dattes précoces dattes tardives dattes molles

abîdh ahmar et (ou) molles et (ou) dures/demi- et précoces

dattes blanches dattes rouges molles/sèches

Inflorescences de palmier dattier pollinisées. Avril 1995, Degache (Tunisie). Une fois la spathe de l’inflorescence femelle entrouverte, le jardinier achève de l’ouvrir et introduit lui-même des brins de pollen d’un palmier mâle. L’ensemble est maintenu par un nœud

qui se défera seul. deux selon la taille des épillets. Le dhokar peut être parfois multiplié par rejet. Quelquefois, s’il ressemble à un cultivar femelle par des caractères végétatifs (sinon les épillets), pour le degla par exemple, on dira dhokar

degla : il peut devenir alors un cultivar mâle sélectionné. D’autres agri-

culteurs vont plus loin : ils affirment qu’il faut polliniser le palmier avec un palmier de « même variété », par exemple deglet en-nûr avec dho-

kar degla. Il existerait deux sortes de dhokar : dhokar primeur, badrî (en

janvier), et le dhokar tardif, mazuzî (en mars). Pour chaque variété, il existe une variété de dhokar ; ils se ressemblent et la couleur de leurs

Il apparaît que les définitions du monde végétal en particulier ne sont guère un savoir reconnu, partagé, et ayant valeur de repère. Les défi- nitions sont floues, plus encore peut-être que ne le laisse voir leur retranscription littéraire ici. Éclaircir le rangement des palmiers par exemple a été un exercice difficile, et je m’y suis pourtant attelé avec l’aide bienveillante et répétée des jardiniers, les premiers concernés par ce type de savoirs. Qu’en déduire ? — que l’agriculture est une activité secondaire dans les oasis et qui ne mérite pas de meilleures définitions ? En terme de population active, ce secteur est pourtant bien le premier employeur. Nul Jéridi sans un pied dans la palmeraie. La question des savoirs se repose avec évidence quand on aborde le travail non plus seulement discursif mais pratique sur ce matériel végétal, les pratiques agraires.

Tri des dattes dans le jardin pendant la récolte. Automne 1995, palmeraie de Nefta (Tunisie). Les jardiniers (propriétaires, amis et saisonniers) préparent le tri des dattes dans les caisses en plastique, dattes conditionnées au Jérid.

Les sociétés oasiennes exploitent leur environnement physique et en cela elles médiatisent une manière d’être avec la nature, non seulement de façon symbolique, mais aussi pratique. Elles médiatisent aussi une histoire faite d’évolutions lentes, de brisures, d’accélérations. Par accé- lération, il serait réducteur de n’entendre que les récentes perturbations de l’ère industrielle, car depuis longtemps sans doute les diffusions de techniques ou de plantes ont déjà causé leurs lots de bouleverse- ments. Le médium le plus évident est l’outil, l’instrument classique qui, dans la main du jardinier, sert à travailler les plantes et la terre.