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Le palmier dattier est certes l’arbre dominant des palmeraies, mais il n’est qu’une des plantes cultivées. Faut-il croire Auguste Chevalier lors-

qu’il avance que « si l’on excepte le Dattier qui est le joyau du désert, le Sahara n’a pas à proprement parler d’arbres fruitiers ». Difficile d’abonder dans son sens lorsqu’il affirme que « les arbres de la région méditerranéenne : Figuier, Abricotier, Pêcher, Vigne, Caroubier, Olivier, à de rares exceptions s’y sont mal acclimatés ou n’y sont représentés que par des variétés inférieures. Cette infériorité tient non seulement au climat défavorable, mais peut-être aussi à l’instabilité de l’homme dans les oasis. […] Les arbres à fruits qui existaient dans les oasis avant la pénétration des Européens étaient insignifiants comme nombre et

comme qualité » (CHEVALIER, 1932 : 760-761). La biodiversité relevée

dans les oasis sahariennes est élevée, de façon peut-être surprenante.

Corti (cité par OZENDA, 1985 : 92) aurait donné une liste des végétaux

cultivés au Fezzan, dans laquelle il cite 93 espèces où l’on relève 14 arbres fruitiers, 5 autres arbres, 7 ombellifères utilisées comme condiment, 9 céréales, une dizaine de légumineuses (pois, lentilles et vesces), 6 courges et concombres, 4 cotonniers. René Maire (cité par OZENDA, 1985 : 92), de son côté, cite 36 espèces seulement pour le

Sahara central, mais leur nature est sensiblement la même que sur la liste précédente. Pour l’oasis de Djanet, j’ai comptabilisé 46 espèces cultivées : 11 arbres fruitiers, 9 autres arbres, 4 céréales, 19 potagères, et 3 autres. Il est fort probable qu’un certain nombre d’espèces n’ont été introduites que récemment, comme cela semble être le cas du chou, observé qu’une seule fois à Djanet, chez un jardinier voulant « l’essayer ». Des voyageurs européens laissent parfois des graines en cadeau à leur hôte, on a ainsi une entrée de graines issues de labora- toires européens dans les potagers. Cette biodiversité, pour les oasis du Jérid (qui, entre elles, n’ont pas de différences notables à ce niveau), est de 63 espèces : 18 arbres fruitiers, 7 autres arbres, 33 potagères, et 5 (voir annexe 1 « L’inventaire des plantes cultivées »). Outre le contraste que les voyageurs éprouvent entre une traversée du désert et cette tache verte qu’est une oasis, l’abondance toujours notée de la verdure fonde le renom des oasis, et en particulier de celles du Jérid : l’abondance, la prolifération et la diversité des plantes cultivées. Car « si la flore spontanée, si les plantes sauvages, végètent misérablement dans les terres de parcours de cette contrée, les oasis s’y montrent dans l’idéal de leur splendeur. Elles y trouvent toute la cha- leur de la région tropicale. L’eau non plus ne leur manque pas […]. Les oasis du Djérid proprement dit sont donc des serres naturelles, à ciel

ouvert, irriguées avec de l’eau tiède […] » (DUVEYRIER, 1881 : 102-103).

L’énumération des plantes, si elle donne une idée de la diversité, ne rend pas l’ambiance et le paysage des jardins, en particulier des pal-

« Les oasis du Jérid proprement dit sont […] des serres naturelles, à ciel ouvert, irriguées avec de l’eau tiède […] aussi nulle part trouve-t-on rien de comparable aux superbes et délicieuses variétés de dattes du Djérid. » (DUVEYRIER, 1881 : 102-103)

Les noms des parties de la plante sont donnés : - en caractères gras pour les mots en français ;

- en caractères italiques pour les mots du Jérid (arabe local) ; - en caractères ordinaires pour les mots de Djanet (tamahâq local).

Noter que kabûl (c’est-à-dire « bâtard ») se dit à Nefta et rebîb (c’est-à-dire enfant né d’un premier lit) à Tozeur.

meraies anciennes où se manifestent au maximum cette accumulation, la collection et cet art de la coexistence d’essences cultivées sur un même espace réduit. Certes ce sont des « bocages de palmiers dat- tiers, d’oliviers, d’amandier et de figuiers » (à Degache, ibid. : 110), mais c’est « sans compter les orangers, les citronniers, les limoniers, les figuiers, les pêchers, les jujubiers, etc. qui ajoutent au charme de ses jardins » (à Nefta, ibid. : 103).

Sous les palmiers, ce sont d’abord les abricotiers (bargûg, ou moins souvent meshmêsh) que l’on repère. Leur taille particulièrement haute les rend remarquables et les met presque en concurrence avec les dattiers. Le figuier (karma), lui, étale plus volontiers en largeur et à mi- hauteur ses grosses branches biscornues et ses larges feuilles, condamnant plutôt les planches sous-jacentes à la jachère, mais les fruits de ses nombreuses variétés sont très appréciés. Le grenadier (rommâna) est peut-être le plus présent (tabl. 3) : très rustique, on le plante partout (même en brise-vent pour une variété acide, gârs), et semble bien accepter d’être directement sous le feu du soleil. Les larges feuilles vert clair des bananiers (mûza, ou moins souvent banân) se concentrent le long des seguias, et plus encore près des entrées de

l’eau dans les jardins (là où elle se perd davantage). La vigne (°ineb),

elle, ajoute à l’aspect de jungle, croissant en longues guirlandes reliant les palmiers, s’entortillant autour des stipes, parfois loin du cep.

Tabl. 3 – Arbres fruitiers au Jérid.

Espèces Nombre de pieds

Grenadiers 95 000 Figuiers 90 000 Vignes de table 50 000 Oliviers 45 000 Abricotiers 33 000 Pommiers-poiriers 18 000 Pêchers 10 000 Agrumes 6 000 Autres 3 000 Total fruitiers 350 000

Les arbres fruitiers ne sont là que pour s’insérer dans le maillage étroit des dattiers, même dans les palmeraies récentes. Il n’y a guère que dans la palmeraie d’Al-Ouediane (dont fait partie Degache) où parfois des parties de jardins sont exclusivement réservées à un fruitier, l’oli- vier (zeîtûn) et dans des palmeraies récentes (comme à Castilia) où un fruitier, souvent le citronnier (shemmên qârs, ou qârs), peut être systé- matiquement planté en quinconce avec les dattiers. Les pruniers (°awîna), pêchers (khûkh), amandiers (lôza), cerisiers (habb melûk), mandariniers (bordgên), orangers (shemêm), poiriers (enzâs), pom- miers (tuffâh), mûriers blancs (tût) et autres jujubiers (nabga) sont à l’échelle du Jérid en plus faible nombre, mais cela dépend largement des goûts des jardiniers, de leurs préférences personnelles. Ainsi l’un pourra par plaisir collectionner les pruniers, un autre tenter divers

Citrus sur sa parcelle, ou encore essayer de restituer l’ensemble des

possibilités fruitières de la région dans son demi-hectare de jardin. Cultures basses en superficie au Jérid. Occupation du champ Superficie (ha) Autres cultures maraîchères 118,00

Légumes à feuilles 90,00 Piment 86,00 Oignon vert 80,00 Melon et pastèque 80,00 Fève verte 70,00 Légumes à racines 40,00 Tomate 30,0 Tomate de primeur 5,20 Piment de primeur 3,60 Autres primeurs 3,10

Melon et pastèque de primeur 2,60 Total cultures maraîchères 608,50

Luzerne annuelle 140,00

Luzerne pluriannuelle 120,00

Orge en vert 13,00

Autre fourrage 2,00

Total cultures fourragères 275,00

« Non compris dans l’énumération qui précède, on voit épars, dans les oasis, comme un jardin d’essai, des arbres d’essences divers, ras- semblés là comme par les soins d’un collectionneur intelligent ; c’est encore un des restes mourants de la grandeur des Arabes, qui avaient transporté au Djérid, dans ces jardins malheureux que nous voyons encore, toutes les essences d’arbres qu’ils avaient rencontrés dans leurs courses vagabondes, les uns productifs, dont nous venons de parler, les autres d’agrément, de luxe en quelque sorte : des acacias d’espèces variées, des jujubiers de Jéricho, des arbres de Judée et une foule d’autres qu’il serait trop long d’énumérer. » (Extraits d’un tra- vail sur le Djérid dû à M. de Fleurac, lieutenant du bureau arabe à

Touzer, cité par BARABAN, 1887 : 107.)

« À l’ombre de ces arbres si divers, dont le feuillage forme une voûte presque impénétrable aux rayons du soleil, on pourrait cultiver et l’on cultive en effet, dans quelques seniat malheureusement trop rares, des plantes potagères de toute nature. » (ibid.). Aujourd’hui, une des cul- tures qui vient se placer en premier en termes de surfaces occupées, après la luzerne fassa toutefois (mais qui est souvent une culture d’at- tente dans les nouvelles palmeraies), est le piment (felfel ou hârr), dont une partie est cultivée ici en primeur. La tomate (tomâtom) occupe aussi une superficie non négligeable ainsi que les carottes (sfennêria) et les courgettes (bushoka à Tozeur, bûtozîna à Nefta et Degache)… Des palmeraies se sont spécialisées dans une production et sont reconnues pour cela, ainsi en est-il des oignons (basal) d’el-Hamma. Ces cinq cultures sont de bon rapport, et les chiffres avancés par le CRDA (tabl. 4), même si la méthodologie statistique est obscure, sem- blent partiellement confirmer ce classement. Ce qui est aussi intéres- sant dans ce tableau c’est la place prise par les « autres cultures maraîchères » que n’ont pas su réduire des catégories pourtant déjà larges comme « autres primeurs », « légumes à racines » ou « légumes à feuilles » : cela laisse au moins imaginer la diversité des cultures oasiennes, 38 espèces herbacées maraîchères, céréalières ou fourragères dans mon décompte.

Le choix

Cette biodiversité culturale est donc très élevée, et cela d’autant que beaucoup des plantes cultivées dans l’ensemble d’une région se retrouvent dans l’enceinte d’un même jardin. Les jardins ne sont pas

spécialisés mais en polyculture, il existe toutefois une variabilité des plantes selon les régions d’oasis. Par exemple, ni au Jérid ni au tassili n’Ajjer n’est cultivé le safran, un crocus à très haute valeur commer- ciale qui est une culture de rente dans certaines oasis marocaines. L’inventaire des plantes d’oasis fait apparaître qu’elles couvrent les besoins des communautés locales : les besoins en combustibles, en matériaux de construction (autrefois surtout) et bien sûr alimentaires, tant en plantes potagères, qu’en fruits, fourrages et céréales.

Au Jérid, toutefois, les céréales pour l’alimentation humaine proviennent du nord, mais elles étaient cultivées auparavant, comme aujourd’hui encore dans la très isolée oasis de Djanet. On y pratique d’ailleurs un mode spécifique au Sahara de confection de céréales précuites : dans le jardin même, une partie de l’orge (timzen) est brûlée rapidement avec les chaumes et devient tizalfawen. On en fait notamment une soupe de tim-

zen dite aliwa tizalfawen, mangée le matin au jardin à Djanet.

Bien sûr les plantes inventoriées dans les oasis (terroirs anthropiques) ont fatalement été importées. Comment s’effectue le choix des plantes cultivées ? Il s’agit là d’une problématique plus générale discutée encore aujourd’hui en biogéographie et en ethnobotanique. Pour utili- ser ces outils que peuvent être partiellement les plantes, « il faut se

soumettre à leurs lois propres » nous rappellent HAUDRICOURTet HÉDIN

(1987 : 21). Toutes les plantes, en effet, ne sont pas transposables au contexte écologique des oasis. La pomme de terre par exemple ne produit pas dans les palmeraies, sinon faiblement pour les plus sep- tentrionales d’entre elles. Cependant, la palmeraie est en partie une parenthèse locale (et volontaire) sur l’environnement désertique. Chaleur, humidité, ombrage, fumure assurent un contexte viable pour beaucoup de plantes communes des zones non désertiques. De plus, les ressources génétiques des plantes cultivées admettent une cer- taine souplesse et un affranchissement partiel des strictes conditions écologiques de croissance et de fructification. Par exemple, l’espèce pommier est aussi bien présente dans les campagnes normandes qu’en plein cœur du Sahara. L’un des plus forts déterminants de la pré- sence ou de l’absence de plantes cultivées spécifiques ne serait pas les conditions écologiques, mais l’histoire.

Depuis la création des oasis, de nombreuses espèces ont été intro- duites du Moyen-Orient (souvent après un passage par l’Égypte), région avec laquelle elles ont eu longtemps des contacts privilégiés : le palmier dattier, les blés, orges, millets, l’oignon, les pois, les lentilles, les luzernes et trèfles, les cotons, le carthame, la garance et le safran,

la chicorée, le fenouil, la menthe et le basilic, les courges, sésames, ricin, lin et chanvre, ainsi que les poiriers, figuiers, abricotiers, aman- diers et les cognassiers. À partir des zones soudanaises situées sur les axes de communication, le patrimoine génétique de l’oasis et son complexe végétal s’enrichissent progressivement de certains riz, sor- ghos, mils, hennés et diverses cucurbitacées. Ce sont là les contacts (notamment commerciaux) avec les populations noires.

Ces contacts sont très clairs à Djanet. Ainsi, le jujubier Ziziphus spina-

christi (l’épine du Christ, une Rhamnaceae) se dit korna à Djanet et de

façon similaire kourna en Haoussa parlé par les populations noires haoussa du nord du Niger (BROUIN, 1950). De même, au Jérid, Cucurbita

maxima, la citrouille, se dit kabûya contre gra°dans le reste de la Tunisie

et curieusement à Djanet elle est kabiua et au Niger (Haoussa) kabewa (SAADOU, 1993 : 17).

À l’époque de création des oasis sahariennes, la plupart des animaux d’élevage étaient déjà sur place depuis l’époque bovidienne, sauf le dromadaire. Pendant l’Empire romain, les légumes européens sont introduits, tels les navets, carottes, céleris, choux, etc., et la diffusion des fèves, orges à deux rangs, oliviers et vignes est favorisée. À partir

du XVe siècle, la découverte des grandes routes commerciales océa-

niques et l’implantation sur les côtes de comptoirs européens permet- tent d’introduire dans les oasis de nouvelles espèces originaires des Indes et d’Amérique comme la patate douce, haricot, tomate, maïs,

piment, aubergine, tabac, etc. (TOUTAIN, DOLLÉet FERRY, 1990 : 12)

La contrainte écologique n’est donc pas si déterminante. Le choix, pour les sociétés oasiennes, d’adopter ou non certaines plantes que des contextes historiques mettent à leur disposition semble tout aussi décisif.