• Aucun résultat trouvé

3. L’objet est mort, vive le moi !

3.4. Métapsychologie du grain de sable

3.4.2. Traumatismes précoces

Dans L’homme Moïse et la religion monothéiste152, Freud définit les traumatismes comme des expériences qui portent atteinte au Moi car ils effractent le pare-excitation. Or, un pare-excitation défaillant, ne remplissant pas ses fonctions, va potentialiser la blessure narcissique qui résulte du traumatisme. Pour éclairer l’origine de cette défaillance, nous revenons à la notion de « structure encadrante » proposée par André Green car nous pensons que la constitution du pare-excitation relèverait de cette structure.

« La structure encadrante fonctionne comme une interface entre l’intrapsychique et l’intersubjectif. C’est justement l’articulation entre ces deux dimensions qui constitue le fil du contenant153». La défaillance de la structure, donc du pare-excitation, découle, on l’a vu, des réponses inadéquates de l’objet. Freud spécifie que les expériences sont « vues et

151 Sédat J. (2009), « Du bon usage de l'objet chez Winnicott» De la spatule à la relation analytique, in Figures de la

psychanalyse, 2009/2 n° 18, p. 27

152 Freud S. (1939), L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 2004

153 Urribarri F. (2005), op. cit., p. 124 : Citation. Extraits inédits des entretiens que l’auteur a eus avec André Green lors de la préparation de : Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine, Delachaux-Niestlé, 2001.

49 entendues » et « touchent le corps même du sujet154». Cette affirmation donne un relief tout particulier à la question du traumatisme précoce, car c’est dans son corps et par son corps que le nourrisson, lorsqu’il ne parvient pas gérer ses excitations endogènes va se retrouver dans un état de détresse (l’Hilflosigkeit) qui est à la source de l’angoisse par débordement. Ces excitations ne cessent que « si des conditions bien déterminées se trouvent réalisées dans le monde extérieur (par exemple, dans le cas de besoin de nourriture)155». Le nourrisson va être dépendant d’une « personne secourable » qui va permettre la décharge de l’excitation : « Quand la personne secourable a réalisé pour l’être impuissant l’action spécifique nécessaire, celui-ci se trouve alors en mesure, grâce à ses possibilités réflexes, de réaliser immédiatement, à l’intérieur de son corps ce qui exige la suppression de stimulus endogènes. L’ensemble de ce processus constitue « un fait de satisfaction » qui, dans le développement fonctionnel de l’individu a les conséquences les plus importantes156». Freud dit qu’il s’agit là de la situation prototypique de « danger » qui génèrerait ces éprouvés de solitude et de détresse. Si les conditions nécessaires ne sont pas réunies, par la suite, les excitations internes comme externes peuvent de façon plus fréquente provoquer un débordement et le sujet va avoir un vécu traumatique de certaines de ses expériences. Dès lors, des mécanismes de défense très coûteux peuvent être mobilisés pour protéger le Moi d’une désorganisation trop massive. Dans cette perspective économique, nous pensons à ce que Jean Cournut nomme « contre-investissement de fond157», mécanisme onéreux qui permet de mettre en suspens certaines quantités d’excitation et qu’il distingue du contre-investissement tel qu’il est considéré par Freud, c’est-à-dire, une énergie qui permet de maintenir le refoulement en investissant des représentations différentes voire opposées à ce qui a été refoulé. Le contre-investissement de fond agirait massivement en sidérant l’appareil psychique. Alors que le contre-investissement freudien mènerait à l’angoisse, dans la conception de Jean Cournut, le contre-investissement de fond mènerait à la douleur. Rappelons que l’auteur s’est interrogé sur la manière de passer du chemin qui mène à la douleur à celui qui aboutit à l’angoisse, ce qui donnerait du coup au sujet la possibilité de rejouer quelque chose de « psychisable », de l’ordre du symptôme, des représentations et du fantasme. Mais il a aussi mis en évidence le rôle de ce mécanisme de défense : il viserait à contrer l'excitation qui rend le sujet trop dépendant de l'objet. Nous voici à nouveau sur la question de la (trop grande) dépendance à

154 Freud S. (1939), op. cit., p. 161 155 Freud S. (1895a), op. cit., p. 317. 156 Ibid., p. 337.

50 l’objet et de la lutte incessante et épuisante pour la contrer, puisque le sujet « sait » que s’appuyer sur celui-ci le met en danger.

Poursuivons : si la visée reste ici de trouver le chemin vers l’angoisse et donc, vers une possible élaboration. Soulignons cependant que la douleur générée par le contre-investissement de fond, apparaitrait comme « le moindre mal». Elle représenterait ainsi une situation où quelque chose est exprimée et adressée à l’autre éloignant le sujet de l’effroi et de la sidération qui menaçaient son intégrité psychique. Le contre-investissement de fond agirait là où l’angoisse signal, qui nécessite des lieux psychiques bien construits et fonctionnels, n’a pas pu se déclencher pour prévenir le Moi du danger (interne) anticipé et appeler des défenses moins drastiques. Freud écrit que « Les effets du traumatisme sont de deux sortes, positifs et négatifs158 », les premiers visent à le reproduire pour lui trouver un dégagement autre que la répétition, les seconds cherchent à empêcher que le traumatisme ne soit répété et remémoré. Dans le cas de la douleur, nous sommes dans le second cas. Les traces perceptives du traumatisme précoce pourraient être « effacées » par le contre-investissement de fond. Or, René Roussillon nous dit que les traces perceptives des débuts de la vie, qui ne sont pas transformées en représentations de choses et donc, par la suite, en représentation de mots, constituent un défaut de la symbolisation primaire159. Dans cette optique, le traumatisme précoce pourrait devenir un traumatisme perdu. Cette non inscription nous replonge dans nos considérations sur le défaut de représentation de l’objet que nous a inspiré notre clinique.

Nos observations nous conduisent à examiner l’hypothèse de Christophe Dejours sur l’existence d’un autre inconscient qu’il nomme « amential160, « sans pensée ». L’auteur part de sa clinique des perversions et du concept freudien de « clivage du Moi », en vertu duquel le sujet pourrait fonctionner selon deux modes différents à l’insu l’un de l’autre. Il souligne qu’alors que l’inconscient refoulé se manifeste dans le préconscient par le retour du refoulé et les représentations de mots, les formes cliniques qui échappent aux formes connues de retour du refoulé (passages à l’acte, poussée évolutive d’une maladie somatique, confusion mentale) seraient produites par des effets d’une partie spécifique de l’inconscient. L’inconscient serait alors divisé en deux parties : une partie résultant du refoulement originaire (l’inconscient refoulé) et une autre partie formée en réaction à la violence de l’adulte, qui produit une

158 Freud, S. (1939), op. cit., p. 163.

159 Roussillon R. (1991), Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, PUF, 1991 et

Roussillon R. (1995), La métapsychologie des processus et la transitionnalité, in Rev. Franç. Psychanal., LIX, Numéro spécial congrès. Paris, PUF, 1995.

51 sidération de la pensée chez l’enfant, le gel des processus de pensée empêchant le refoulement originaire d’advenir. Ce secteur de l’inconscient contiendrait la représentation au niveau topique des zones du corps exclues de la subversion libidinale et du corps érogène, ce que nous comprenons comme des « restes » des représentations du corps qui n’ont pas pu trouver un arrimage libidinal du fait des carences relationnelles premières. Puisque cet inconscient est formé « sans pensée », il ne donnerait lieu, selon l’auteur, ni à des retours du refoulé, ni à aucune pensée nouvelle. Les effets de cet inconscient amential serait la désorganisation du Moi et l’agir compulsif sans pensée (violence, passage à l’acte) auquel s’ajuteraient certaines formes de perversions et la somatisation. Il fait remarquer que le sujet peut dans certaines phases de sa vie, voire pendant la vie entière, rester à l’abri des décompensations, mais sa pensée est essentiellement logique et opérationnelle, coupée de l’inconscient161. Pour l’auteur, les organes touchés par une maladie somatique sont électivement ceux concernés par la fonction biologique exclue lors de la subversion libidinale, c’est-à-dire, non assimilée par le corps érotique. Par exemple, si l’enfant a été durablement privé du toucher sous forme de caresses, cette fonction échapperait à la subversion libidinale créant une sorte de discontinuité lors de la constitution du corps érotique, qui pourrait donner lieu, plus tard, si le terrain génétique est favorable, à des maladies de peau. Mais le fibromyalgique n’aurait, a priori, aucun organe touché. Alors, en quoi ces conceptions nous seraient-elles utiles ? En réalité, si nous considérons chez les fibromyalgiques une difficulté majeure de représentation de l’objet, nous nous interrogeons sur un double fonctionnement de l’inconscient, donc en admettant une part clivée où le refoulement n’aurait pas droit de cité. Nous avons néanmoins quelques remarques à formuler concernant les propositions de l’auteur : d’une part, son approche traite insuffisamment la question de l’affect à laquelle, il faut faire selon nous, une place importante (nous reprendrons cette question plus loin) et d’autre part, il n’explique pas le mécanisme qui place ces traces (traumatiques) des manquements de l’objet primaire dans ce « nouveau » lieu psychique. Pour nous, ces traces auraient subi les effets du contre-investissement de fond qui, nous l’avons vu, les inscrivent en creux. D’ailleurs Catherine Chabert162 met l’accent sur la question de l’investissement en proposant de ne pas parler de déficit représentatif mais de considérer que le déficit se situerait plutôt au niveau de l’investissement de la représentation et de son expression. Il s’en suivrait une perte de sens qui serait « potentiellement créé par la rupture ou l’abrasion du lien entre

161 Ibid., p. 92.

52 l’affect et la chose163». Nous voici sur la question de l’affect. Pour nous, les traces contre-investies seraient là, potentiellement en attente de sens. Nous rejoignons ainsi la question de Catherine Chabert : « Et si le sens, en effet, ne pouvait se saisir qu’à partir de la valeur des affects, de leurs connexions, vraies ou fausses, et toujours de la nécessaire inscription ou liaison qui assigne des mots à des états de plaisir et de déplaisir164 ? Et elle poursuit : « Pas n’importe quels mots : les mots de l’autre, éprouvés, reconquis par la voie de l’identification à la détresse, au désespoir, au triomphe, au désarroi, à la douleur… Sans cette quête d’un contact entre les mots et les affects qui permettent leur alliage avec des figures et des images, comment se représenter un Moi vivant ? Comment lui donner corps si ce qui l’affecte et le qualifie reste enfermé dans la matière de l’éprouvé pur ? » Elle dit encore plus loin, en prenant l’hystérie comme exemple : « Est-ce un hasard si les deux langages qui émergent des tudes sur l’hystérie sont, bien sûr et avant tout, le langage des mots, mais aussi, tout autant écouté, le langage des affects et de leurs différentes formes d’expression ? Ainsi, la douleur pourrait « parler » dans l’hystérie, et constituer l’amorce de la recherche de sens165». Cette dernière remarque rejoint notre réflexion sur l’une des fonctions qui, selon nous, pourrait être attribuée à la douleur dans la fibromyalgie, à savoir, celle de la quête de l’objet et par conséquent, d’une tentative de donner un sens à la souffrance. Pour lutter contre la désorganisation, nous dit Paul Denis, « le sujet s’organise en investissant ce qu’il peut percevoir en lui et l’érige de ce fait en objet166».

Si nous nous résumons, il y a lieu de penser d’une part que la douleur des fibromyalgique correspond à un appel à la présence de l’autre, ce qui répond au narcissique du sujet, dans un probable contexte d’objets internes non/mal représentés, de représentations inélaborables ou mal formées et que d’autre part, l’enveloppe douloureuse serait utilisée par le sujet comme un moyen pour s’éprouver, en renforçant son sentiment de continuer d’exister. Cependant, l’enveloppe douloureuse qui paraît protectrice dans un premier temps, attaque au fil du temps l’efficacité des processus mêmes qui pourraient permettre la symbolisation et le refoulement. Ce mouvement contribuerait par conséquent, à affaiblir un Moi déjà fragile. L’autre point que cette remarque de Catherine Chabert nous rappelle serait la question de l’hystérie dans la fibromyalgie, hypothèse formulée par différents auteurs et sur laquelle, nous nous pencherons ultérieurement. Mais pour l’heure, revenons à l’affect, l’affect « libre », par exemple, parce

163 Ibid., p. 1429.

164 Ibid. 165 Ibid., p. 1430

166 Denis P. (2002), Emprise et satisfaction, Rapport au 52 e congrès des Psychanalystes de langues romanes, in Revue

53 qu’il a été détaché de la représentation par l’action du refoulement, peut être soit déplacé, c’est le cas dans la phobie, soit réprimé, comme dans la névrose obsessionnelle. Mais l’affect peut aussi avoir été laissé libre parce que la représentation a été contre-investie de façon plus radicale, car sous l’effet du contre-investissement de fond. Alors, dans ce cas, quel destin possible pour l’affect ? Nous pensons qu’il resterait « en suspens », « comme gelé dans sa capacité à se faire représenter167». Mais, sous quelle forme, par quel processus ?