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En reprenant le modèle de la mélancolie, Catherine Chabert aborde la question de la liaison du mélancolique au maternel et au féminin. Cette liaison « revient à imposer comme puissant modèle d’emprise, de vie et de mort, une figure de mère incarnant un objet jamais perdu », à l’instar de l’objet « perdu » de la mélancolie, et « toujours présent par la voie de l’identification narcissique452». Cette identification originelle à cette figure de mère, figure « mal différenciée », serait pour elle le « témoignage de l’empreinte du maternel, du féminin sur tout individu, garçon ou fille. C’est ce féminin-là qui est à l’œuvre dans le « féminin mélancolique453».Chabert éclaircit et précise ce que dit Freud en 1932.

11.1. Un féminin mélancolique pour les deux sexes

Revenons à l’accent mis par Freud454 sur le fait que, dans la mélancolie, la haine de l’objet se retourne et s’acharne contre le Moi. Ceci serait la résultante d’une identification avec l’objet, représentant ainsi un recours trouvé par le Moi pour l’attaquer. Cette identification maintient la relation (haineuse) avec l’objet et nie, par construction, sa perte. Ce processus propre à la mélancolie peut advenir au cours du développement, dans la mesure où la constitution du Moi se réalise par la sédimentation des identifications aux objets abandonnés. Dans un contexte où l’objet omniprésent et tout-puissant ne laisse aucune place à un autre et en particulier au sujet lui-même, le Moi peut être persécuté par l’objet intériorisée qui se tient en lui. La douleur qui en découle (morale, mais peut-être aussi physique ?), le maintient ainsi présent. Par cette stratégie du Moi, ce n’est pas seulement la perte qui est niée, mais toute différence, celle entre le Moi et le non-Moi, mais également, celle de la différence des sexes.

Monique Cornut-Janin parle de la rencontre d’un noyau mélancolique en fin de cure qui se révèle être en lien avec « une imago constituée dans la relation avec une mère non détachée elle-même de sa propre mère455». Le psychisme d’une telle mère aurait présenté à celui de son enfant non seulement un « autre de l’objet » masculin, mais aussi, investi plus passionnellement, un « autre de l’objet » féminin. Et c’est à cet autre féminin de l’objet que semble bien correspondre l’imago ambivalente et passionnelle d’une mère de la mère, à

452 Chabert C. (2003), op. cit., p. 165. 453 Ibid., p. 166.

454 Freud. S. (1917), op. cit.

455 Cournut-Janin M. (1999), Le noyau mélancolique, féminin, tel qu'il se découvre dans l'analyse, et le plus souvent au décours d'une cure, voire d'une tranche, in Clés pour le féminin, PUF, Paris, pp. 57-64., p.58.

131 laquelle celle-ci reste fixée, au fil des générations et du temps. La reconstruction (dans la cure) peut permettre de comprendre combien cette imago, porteuse d’une passion haineuse consciente, ou près de la conscience, est aussi chargée d’un amour passionné, lui, inconscient456». Elle distingue ce processus comme un destin transgénérationnel : une lignée de filles inconsciemment rejetées par leur mère qui rejette inconsciemment leurs filles. La mère serait en conflit avec une imago maternelle insatisfaite qu’elle projette sur sa fille, chargeant sa fille d’être pour elle une mère gratifiante. Les mouvements de séparation entraîneraient chez la mère, ambivalente, un violent rejet, « L’auto-érotisme, fraîchement constitué, devient fortement culpabilisé [. . .] il apparaît alors comme volé à la mère, que toute tentative de vie autonome dépouillerait de ce qui est ressenti comme lui étant dû457».

L’auteure met alors en exergue, dans l’après coup de la cure de ces patientes, un fonctionnement en faux-self, essentiellement par rapport à la mère, dans un mouvement qui permet d’être conforme au désir maternel. Ce fonctionnement permettait de maintenir une certaine cohésion psychique. La fréquence du surgissement en fin de cure des manifestations de ce qu’elle appelle le « noyau mélancolique » l’amène à supposer que ce noyau pourrait être au cœur de tout féminin et souligne, dans cette hypothèse, l’importance vitale pour la femme, de la référence paternelle, à la fois en tant que substitut maternel pour la fille et pour la mère et en tant que séparateur.

« Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine » dit Romain Gary dans son beau livre « La promesse de l'aube458 ».

456 Ibid., p. 58-59. 457 Ibid., p. 62.

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11.2.

Un féminin mélancolique chez les fibromyalgiques ?

Oh, morceau de moi, Oh, moitié arrachée de moi, Emporte ton ombre,

Car la nostalgie est l’envers de l’enfantement,

La nostalgie, c’est ranger la chambre de l’enfant déjà mort.

Oh, morceau de moi, Oh, moitié adorée de moi, Lave mes yeux,

Car la nostalgie est le pire châtiment, Et je ne veux pas emporter avec moi, Le linceul de l’amour,

Adieu.

Chico Buarque de Hollanda459

Nous pensons que le noyau mélancolique qui semble encapsulé dans le corporel des fibromyalgiques donnerait à voir quelque chose d’un Surmoi impitoyable et tyrannique, traces d’une figure maternelle qui garderait la place omnipotente de la mère archaïque. A l’instar de ce que Catherine Chabert460 posait en 2003 pour les anorexiques, affection touchant préférentiellement les jeunes filles, nous supposons une prévalence des identifications narcissiques à tonalité mélancolique chez nos patients fibromyalgiques, ce qui engagerait un traitement de la perte et de la sexualité spécifiques. L’irruption de l’adolescence avec son lot de remaniements de la problématique narcissique de la dépendance ainsi que des identifications sexuées semble avoir buté ici contre la réactivation des conflits en rapport avec la position passive rendant difficile l’accès au féminin et aux identifications féminines. Ces identifications, essentielles pour les deux sexes, comme nous l’avons vu au sujet du « devenir père », prennent un relief tout particulier chez les jeunes filles renvoyant à une identification féminine sexuée problématique.

459 Extraits de la chanson « Pedaço de mim » du chanteur, compositeur et écrivain brésilien Chico Buarque de Hollanda in Chico Buarque, (2006), Tantas palavras, Sao Paulo, Companhia das letras, p. 270. Nous traduisons.

133 Pour Philippe eammet, l’adolescence revêt un caractère traumatique du fait de la puberté, c’est-à-dire la confrontation aux transformations corporelles et à l’éclosion des caractères physiques adultes marqués sexuellement. C’est ce traumatisme qui entraînerait la (ré) apparition d’une problématique de dépendance du Moi à l’objet et cela menacerait à son tour le sentiment de continuité du sujet et son identité461. Ce qui entraverait ici le travail identificatoire serait justement le rejet de l’objet qui, trop proche, menacerait le narcissisme. Le refus de la passivité empêcherait le féminin de s’épanouir. A ce sujet, André Green nous dit : " nous pressentons derrière l’expression du refus de la féminité quelque chose de plus radical que le féminin sexuel. Ce qu’on cherche à exprimer par le refus de la passivité, en identifiant à tort féminité et passivité. […] quelque chose qui vient de la femme ou qui est lié à elle et qui passivise, entraînant un refus actif dans les deux sexes462».

Or, comme Jacques André le souligne au sujet des pathologies alimentaires, nous pensons que chez les fibromyalgiques « la féminité est suffisamment représentée pour que son irruption corporelle soit traumatique et mobilise l’angoisse, mais cependant insuffisamment élaborée pour que puisse être retenu le choix hystérique/phobique463 ». Notre hypothèse va donc à l’encontre d’un modèle de l’hystérie pour expliquer leur fonctionnement psychique, car les identifications narcissiques seraient ici prédominantes, rendant difficiles l’abord des identifications secondaires œdipiennes, c’est-à-dire, hystériques. Chez les anorexiques, Catherine Chabert parle d’un traitement mélancolique du fantasme de séduction : « le retournement sur la personne propre (destin possible de la pulsion) assure la conviction d’avoir activement séduit le père et non d’avoir été séduite par lui ». Certes, nous sommes ici loin du traitement hystérique de ce fantasme mais cependant, nous sommes encore dans quelque chose de l’ordre d’une symbolisation.

Dans le cas de la fibromyalgie, la « mal différenciation Moi/objet », selon le terme de Catherine Chabert, il s’agirait un autre fantasme, plus archaïque, infra-verbal, celui « d’un corps pour deux » avec la transformation de vécus mortifères primitifs en une réaction somatique et corporelle. Nous pourrons parler dans ce cas, en suivant Joyce McDougall, d’une « hystérie archaïque » qui serait un destin de l’affect fusionnel et incestueux de ce fantasme.

Nonobstant, dans ce contexte, à l’instar des anorexiques, « le corps sexué devient persécuteur tout comme l’excitation dont il est porteur, déterminant des mesures de rétorsion et d’attaque

461 eammet P. (1989), Psychopathologie des troubles des conduites alimentaires à l’adolescence. Valeur heuristique du concept de dépendance, in Confrontations psychiatriques, 31, 177-202.

462 Green A. (1974), La sexualisation et son économie, in Propédeutique, Seyssel : Champ Vallon, 1995, pp. 51-68, p. 61. 463 André J. (1995), Aux origines féminines de la sexualité, Paris, PUF, p. 157.

134 pouvant aller jusqu’à la désobjectalisation, dans le refus de le voir se constituer comme suscitant le désir de l’autre464».

Dans sa tentative de mise à distance de l’objet de la relation primitive, ce processus a pour effet une mise à distance du féminin, dans un mouvement de dé-différentiation sexuelle, de tentative d’abolition de la différence des sexes. Chez les fibromyalgiques, l’inaccessibilité de la voie passive aboutirait ainsi ici à une sorte de dérive mélancolique du corps et à un féminin mélancolique, qui pour Catherine Chabert, s’incarnerait dans une figure maternelle occupant tout le champ identificatoire, figure puissante et bisexuelle. Or, le corps mélancolisé et attaqué des fibromyalgiques rend compte, nous le pensons, à la fois de la faillite du rôle du père et de l’impossible deuil du corps de la mère. Mais le corps recèle aussi, à travers la douleur, une sorte d’appel de l’autre différent, et ce faisant, mobilise une tentative de séparation de l’objet ainsi qu’une amorce d’élaboration de cette perte.

464 Chabert C. (1993), La boulimie : perversion ou mélancolie, in Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 41, 5-6, 250-253, p. 251.

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IV - METHODOLOGIE DE RECHERCHE