• Aucun résultat trouvé

7. Mélancolie du corps, dépression de l’âme ?

7.1. La fatigue des fibromyalgiques

La plainte des fibromyalgiques concerne la douleur, mais tout autant la fatigue, toujours présente et pesante. Cette fatigue contraste avec l’hyperactivité d’avant la fibromyalgie : « Je

n'arrive pas à accepter que je ne peux plus faire les choses comme avant. Alors je fais et ensuite je le paie. Je voudrais tellement être comme avant, sans douleurs, pleine de force. Là, je suis fatiguée et je n'ai plus de force, c'est un combat de tous les instants cette fichue fibro » (Burlutte).

Étymologiquement, le mot fatigue vient du latin « fatigatio » et veut dire « perte de force ». Or, cette « perte de force » dans la fibromyalgie nous amène à l’idée d’un système défensif qui s’est écroulé, où le rapport de forces entre pulsions et défenses se trouve en déséquilibre. C’est en lien avec les mille et un visages de la libido, que Freud parle de la fatigue. Il l’évoque par exemple chez les hystériques abstinents et les neurasthéniques masturbateurs, donc, dans le cadre des névroses actuelles. Dans les « Leçons d’introduction à la psychanalyse », il met en exergue le lien entre le sommeil et la fatigue. Il décrit le sommeil comme un processus de retrait libidinal : « Nous plaçant cette fois au point de vue de la théorie de la libido, nous déduisons que le sommeil est un état dans lequel toutes les énergies, libidinales aussi bien qu’égoïstes, attachées aux objets, se retirent de ceux-ci et rentrent dans le Moi. Ne voyez-vous pas que cette manière de voir éclaire d’un jour nouveau le fait du délassement procuré par le sommeil et la nature de la fatigue211 ? »

Or, les fibromyalgiques dorment peu ou mal : « Je suis constamment fatiguée, je me lève plusieurs fois par nuit pour aller au toilettes, et sans les gouttes de Laroxyl je ne dors pas. Avec le Laroxyl, je m'endors très vite mais une à 2 heures après je suis réveillée, et c'est comme ça toute la nuit, je m'endors et je me réveille sans cesse. Le matin je suis très fatiguée » (Burlutte).

Partant de l’observation d’une patiente fibromyalgique, Madame S., Jacques Gorot212 évoque l’insomnie comme le moyen mis en œuvre pour empêcher que les rêves n’existent, par la suppression de la condition même de leur survenue, mettant l’accent sur le « refoulement » chez cette patiente portant autant sur l’affect que sur l’activité onirique. Fernando Pessoa

211 Freud S. (1916), op. cit., p. 434

212 Gorot J. (2010), Une maltraitance du corps imaginaire dans une observation de fibromyalgie, in Le Coq-héron, 2010/4 n° 203, pp. 126-132.

69 disait dans son œuvre : « e ne dors pas. ’entresuis213». Le commentaire que fait Evelyne Gagnon sur ce syntagme verbal revisité par le poète québécois Jacques Brault, « ’entresuis », nous semble éclairant par rapport à notre réflexion : elle y pressent le verbe « suivre», au sens « à la suite de » et aussi « parmi, entre », mais également le verbe « être» « dans tout ce qu'il conserve d'entravé et de transitif au sein de cette œuvre. Autrement dit, je ne suis pas, j'entresuis: ma seule possibilité d'existence se trouve à côté, entre les seuils, dans les marges214».

La fatigue des fibromyalgiques ne conduit pas au sommeil, au contraire, elle l’entrave et ne permet pas ainsi le retrait libidinal réparateur, elle laisse le sujet « entre deux », sur le seuil, pourrions-nous dire, entre le Moi et l’objet ? Dès lors, il nous semble que la barrière du rêve ne peut jouer son rôle protecteur et la nuit, ce ne sont pas les fantasmes qui viennent tisser l’étoffe des rêves, mais des fantômes qui s’aventurent hors de leur crypte : « Aïe, aïe, aïe, la nuit de m*** que j'ai passé, tous ces questionnements dans ma tête . . . et quand je suis fragilisée par la fatigue, par les douleurs, ce sont les souvenirs enfouis, ceux que l’on veut oublier, qui refont surface » (Ptite amie).

Notre pensée autour de la fatigue des fibromyalgiques nous amène à une articulation avec la théorisation d’André Green sur les fonctionnements limites. En 1976, l’auteur a développé dans le texte « Le Concept de limite » repris plus tard dans « La folie privée215 », l’idée que, chez les sujets limites, la barrière du rêve qui sépare l'inconscient du préconscient ou celle qui différencie un dedans et un dehors sont défectueuses. Cette fragilité rend ces sujets susceptibles à une forme de dépression primitive, une « psychose blanche » qui rendrait tout deuil impossible par le fait d'une non-symbolisation de l'absence. De son côté, Jacques Hassoun216 a mis l’accent sur la question de l’objet non perdu, puisque non advenu et a introduit un lien entre l’absence de représentation de l’objet et les conditions dans lesquelles a eu lieu le sevrage évoquant, en particulier, le cas où la mère s’est trouvée dans l’impossibilité d’assumer la perte du sein. Ces déploiements de sa pensée sur le sevrage se basent sur les idées de Jacques Lacan217 qui dit que l’imago du sein maternel détermine dans le psychisme la relation du nourrissage qui elle-même engage les sentiments les plus archaïques et les plus

213 Pessoa F. (1982), Le livre de l’intranquillité de Bernardo oares, volume II, traduit du portugais par Françoise Laye, Christian Bourgeois éditeur, Paris, 1992.

214 Gagnon E. (2011), Négativité et dynamique du sujet lyrique dans la poésie de Jacques Brault, de Michel Beaulieu et d’Hélène Dorion, Thèse de doctorat en études littéraires, Université de Montréal, soutenue en octobre 2011, p. 172

215 Green A. (1976), Le Concept de limite, in La folie privée, Gallimard, Paris, 1990, pp. 121-163. 216 Hassoun J. (1997), La cruauté mélancolique, Ed. Champs Flammarion, Paris.

70 stables dans la relation du sujet à son environnement premier. Pour Jacques Hassoun, le défaut de reconnaissance de l’objet empêcherait le sujet de formuler une demande puisque son désir rencontrerait des « fins de non-recevoir plus que des objections218… ». Dans son ouvrage, il se réfère particulièrement à sa clinique de toxicomanes où l’objet drogue vient occuper la place de ce premier objet trop flou et trop insaisissable. Il considère de ce fait que la toxicomanie serait un équivalent mélancolique.

Une autre approche de la fatigue intéressante est celle proposée par Vassilis Kapsambelis et Sophie Kecskemeti au sujet des patients psychotiques schizophrènes. Souvent infatigables, leur fatigue lorsqu’elle surgit, en dit long, selon les auteurs, de ce que coûte au schizophrène l’investissement d’un objet : « l’intensité de la fatigue du schizophrène mesure le degré d’investissement d’un objet distinct de lui et reconnu comme tel219».

Les difficultés de représentation de l’objet primaire qui nous semblent présentes chez les fibromyalgiques nous amènent à considérer que ces théorisations peuvent nous éclairer sur l’existence éventuelle d’une dépression chez ces sujets et dans cette hypothèse, nous aideraient à en préciser la nature. Pour autant, nous serait-il possible de penser la fatigue chronique comme l’équivalent d’une dépression et qui plus est, à coloration mélancolique ? Le travail de la fatigue est celui de mener au repos, au sommeil et enfin au rêve. Mais, privée du rêve et de son potentiel de création et de transformation des liens et des représentations, privée de cette ressource qui permet de la « soigner », que devient la fatigue chronique des fibromyalgiques ?

Si nous considérons en suivant les pas de J.-B. Pontalis que « rêver c’est d’abord tenter de maintenir l’impossible union avec la mère, préserver une totalité indivise, se mouvoir dans l’espace d’avant le temps220», le rendez-vous serait ici encore manqué. La « relance pulsionnelle » qui permet le rêve parait compromise. Françoise Rabaté rapporte des expériences de cure où « la fatigue renvoie à un manque à élaborer, un manque à représenter chez l’analyste, à la frontière entre psychique et somatique221». Nous pensons que la fatigue des fibromyalgiques pourrait être appréhendée aussi dans cette dimension du manque à représenter, mais également, à l’instar de la douleur, dans le sentiment d’avoir un corps, ici douloureux et épuisé. Dans une optique économique, il y a une impossibilité pour le Moi de

218 Hassoun J., (1997), op. cit. , p. 60.

219 Kapsambelis V. et Kecskemeti S. (2003), « Infatigables, fatigants, fatigués » La fatigue dans l'économie des pathologies schizophréniques, in Revue française de psychosomatique, 2003/2 no 24, pp. 79-96, p. 93.

220 Pontalis J.-B. (1977), op. cit., p. 27.

221 Rabaté F. (2003), « Entre soma et psyché, le travail de la fatigue. » Une histoire de liens retrouvés : comment la fatigue permet au corps de se faire représenter psychiquement, in Revue française de psychosomatique, 2003/2 no 24, p. 61-77.

71 mettre en place un système défensif capable de permettre la transformation des excitations brutes. Le Moi frisant l’effondrement est relayé sur le plan psychosomatique par le corps qui maintien coûte qui coûte le fragile édifice psychique. Le vidage des forces qui traduit la fatigue chronique évoque aussi la dépression essentielle de Pierre Marty. L’approche psychosomatique de la fatigue que lui et les héritiers de sa pensée proposent mérite que nous nous y attardions car elle permet d’aller plus loin dans notre réflexion. Gérard Szweg222 aborde la fatigue en revenant sur le pas de Pierre Marty et en reprenant le cas Matilde223. Chez Mathilde la défaillance des mécanismes de défenses fait que les situations pénibles sont prises de plein fouet, sans dérivation possible vers des stratégies d’évitement, de décharge ou de repli. La faiblesse de défenses, la voix monocorde et son expression désaffectée forment en tableau clinique que Pierre Marty interprète comme une rétention d’une partie de l’énergie instinctuelle. Le modèle qu’il déduit de cette observation en 1967, explique la fatigue comme résultante d’un freinage de l’expression motrice d’autant plus fort que les pulsions agressives sont réprimées. Ce système rétentionnel frappe également l’investigateur, en miroir, car celui-ci est amené à réprimer l’expression musculaire de ses affects et ressent une fatigue inhabituelle. Nous pensons ici à la fois au modèle des névroses actuelles de Freud, à la notion d’agir expressif de Christophe Dejours, mais aussi à la dépression essentielle que Pierre Marty théorisera plus tard, en 198 et qu’il définira comme 1’abaissement du tonus des instincts de vie au niveau des pulsions mentales. Nous pensons aussi au fait que les fibromyalgiques semblent fatiguer les personnes de leur entourage, non pas de manière volontaire mais par le déversement de leurs plaintes incessantes et par la force de l’exigence de soutien vis-à-vis d’elles, comme illustre bien la souffrance que Sébastien nous a donné à voir. Mais la fatigue provoquée sur l’entourage n’est pas à proprement dire physique, elle relève d’une sorte d’« usure mentale», d’une fatigue psychique, c’est en quelque sorte le négatif de la plainte. Mathilde, elle, cherchait à fatiguer son bébé en la promenant jusqu’à l’épuisement. Ce comportement, que Pierre Marty considère comme une « retenue des pulsions agressives», relève pour Gérard Szweg d’un double adressage car « dirigées contre sa fille parce qu’elle ressemble trop à sa (propre) mère ». C’est donc la question de l’objet que cet auteur remet au travail dans le cas Mathilde, en rappelant que « Pierre Marty a supposé que la rigidité et la possessivité de la mère de Mathilde ont mis un frein prématuré à son expansivité musculaire dans la petite enfance. Par conséquent, lorsque, plus tard, Mathilde pousse beaucoup sa fille à

222 Szwec G. (2003), La fatigue qui ne joue plus son rôle de signal, in Revue française de psychosomatique, 2003/2 no 24, p. 37-43.

223 Marty P. (1967), Aspects psychosomatiques de la fatigue, in Revue française de psychosomatique, 2003/2 no 24, pp. 9-32.

72 gigoter, elle fait le contraire de ce que sa mère avait fait avec elle, refusant ainsi de s’identifier à elle. C’est ce que Pierre Marty envisage comme une contre-identification. Cependant, c’est une identification massive à sa mère désirant qu’elle ne remue pas qui détermine, selon lui, qu’elle s’impose une sévère inhibition224». Pour Gérard Szweg, le parcours de Mathilde, « ex-bébé grand dormeur qui devient une agitée du ballon avant de devenir cette femme qui retient son activité musculaire, s’est organisé autour d’un refus de la passivité225. » Nous soulignons cette articulation entre la fatigue, l’inhibition motrice et le refus de la passivité, question que nous reprendrons lorsque nous aborderons plus loin celle du féminin. Pour l’heure, restons sur cette idée de l’auteur comme quoi la fatigue de Mathilde ne joue plus, à l’instar de l’angoisse, son rôle protecteur de signal d’alarme pour le corps et pour le psychisme. Pour lui, le refus de se reposer, qui semble découler du refus de la passivité, aurait pu être dans la genèse de cette fatigue. Toujours en suivant le fil de la pensée de Pierre Marty, Claude Smadja226 met en exergue que la fatigue en tant que symptôme serait le résultat d’un conflit pouvant être soit intrapsychique, soit entre le psychisme du sujet et son environnement. Pour lui, le défaut de passivité serait en rapport avec le fonctionnement psychique de la mère de Mathilde, femme autoritaire, exigeante et rigide, « n’ayant vraisemblablement pas autorisé le développement d’un état de passivité plaisante chez sa fille227 ». De plus, il considère que sur le plan dynamique, le symptôme de la fatigue vient alors révéler en négatif ce qui se jouait sur la scène de l’hyperactivité comportementale antérieurement, c’est-à-dire, la répression de ses pulsions agressives. S’il nous a paru intéressant d’interpeller le cas Mathilde via ces différents auteurs, c’est bien parce qu’il nous évoque le côté infatigable des fibromyalgiques avant leur maladie. La fatigue semble arriver aussi pour eux « en bout de course » et elle a partie liée avec la douleur rendant le repos impossible : « C'est tellement frustrant, on veut dormir, on tombe de fatigue mais il y a cette douleur qui envahit . . . » (Silène).

Nous notons que la répression s’adresserait ici à l’affect, à la quantité d’excitation pulsionnelle, dont les voies de traitement, de satisfaction, se trouveraient barrées. Le défaut de liaison entre l’affect et la représentation ne permet le déploiement du processus de refoulement. Paul Denis note que la répression ne peut se situer sur le plan métapsychologique qu’en prenant comme référence le refoulement. Dans les deux mécanismes, un contre-investissement serait en jeu, mais dans le refoulement il porterait sur

224 Szwec GG. (2003), op. cit., p. 41. 225 Ibid., p. 42 (nous soulignons).

226 Smadja C. (2003), La fatigue, symptôme et signe de la négativité psychique, in Revue française de psychosomatique, 2003/2 no 24, p. 33-36.

73 la représentation alors que dans la répression il porterait sur les conduites et leurs effets corporels. Le traitement de l’excitation par la répression se ferait, selon l’auteur, essentiellement dans le registre de l’emprise : « L’un des aspects particuliers de l’utilisation de ces contre-investissements en emprise tient au fait que l’emprise, dans son usage ordinaire, vise à la conquête d’un objet de satisfaction, se met au service de la satisfaction : ici l’emprise joue à contre-emploi et se fait la complice d’une lutte contre l’excitation dans une folie d’auto-emprise228 qui peut conduire à des dommages corporels graves. Dommages corporels directs, liés aux conséquences immédiates des conduites en question mais aussi somatoses consécutives au déséquilibre psychosomatique introduit par la dégradation du fonctionnement mental entraînée par la rupture avec le registre de la satisfaction229 ». L’auteur s’inscrit ainsi dans les approches des psychosomaticiens déjà cités en faisant un lien entre la répression et les névroses de comportement qui selon les travaux de Pierre Marty, se caractériseraient par leur aptitude à la désorganisation et à la somatisation via la dépression essentielle. Aussi, pour Paul Denis, la répression, mécanisme fondamental de « la vie opératoire230 », serait essentielle au fonctionnement psychique et relayerait le refoulement dès que celui-ci ne serait plus opérant et ceci qu’il s’agisse de moments transitoires dans des organisations névrotiques ou d’états limites ou de névroses de comportement. Il nous semble ici que l’auteur établit en quelque sorte un processus qui part de l’échec du refoulement en passant par la répression puis par une forme de dépression pour aboutir au final aux désordres somatiques. Pour nous, ce qui paraît particulièrement intéressant est qu’il ne limite pas ce processus aux seuls fonctionnements dits opératoires. Notons encore que dans un autre texte, ce même auteur évoque le caractère « dépressogène » de la douleur chronique. Il suggère d’ailleurs pour cela d’inverser la formule freudienne231 : « L’investissement en douleur, concentré sur l’endroit du corps lésé, en raison de son caractère inapaisable, crée les mêmes conditions économiques que celles qui sont produites par l’investissement en nostalgie concentré sur un objet perdu. » et il rajoute : « L’investissement forcé auquel elles contraignent le Moi entraîne son épuisement, la douleur comme l’objet dépressif jouant le rôle d’un véritable « trou noir » psychique ; certains patients en arrivent même au suicide232». Nous notons cette double articulation : d’une part le

228 Nous soulignons.

229 Denis P. (2001), Emprise et répression, in Revue française de psychanalyse, 2001/1 Vol. 65, p. 35.

230 Marty P. (1976), Les mouvements individuels de vie et de mort : Essai d’économie psychosomatique, T. 1, Paris, Payot. Paris, Payot, p. 181.

231 La formule freudienne dit : « L’investissement de l’objet (perdu) en nostalgie, investissement intense, et qui, en raison de son caractère inapaisable, ne cesse d’augmenter, crée les mêmes conditions économique que l’investissement de la douleur concentré sur l’endroit du corps lésé. » in « Inhibition, symptôme et angoisse », op. cit., p. 101.