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«coïncidence» entre hystérie et conversion viendrait du fait que ces deux problématiques sont statistiquement plus fréquentes chez la femme. Ainsi, elle s’inscrit contre l’attribution de la fibromyalgie à l’hystérie et au féminin de la femme, ce qui contrecarre cette réflexion de Lucien Israël : « Sans vouloir manquer ici de galanterie, je ferai remarquer que la plupart des traits de caractère des hystériques ne sont que l'exagération du caractère de la femme. On arrive ainsi à concevoir l'hystérie comme l'exagération du tempérament féminin, le tempérament féminin devenu névrose309» , ce qui nous paraît réducteur. La fibromyalgie nous paraissant infiniment plus complexe que de se limiter à une « simple » et pourtant complexe, hystérie de conversion.

9. D’autres pistes existent pourtant . . .

Nous pensons que la conversion au sens « classique » décrite pour l’hystérie implique une organisation symbolique, des fantasmes bien constitués qui supportent la charge libidinale et dont le trop-plein pulsionnel peut se traduire par une manifestation corporelle. Il s’agit de symptôme alors qu’au travers des manifestations dites psychosomatiques ce qui est exprimé est quelque chose sans structuration symbolique. A ce titre, ce qui est exprimé ne nous paraît pas pouvoir être considéré comme un symptôme au sens strict. Nous voulons dire par là, un résidu mnésique d’expériences émotives ou un substitut d’une représentation refoulée, un produit d’un conflit dans le langage freudien. Sauf alors à nous permettre ici, comme d’autres auteurs l’ont fait avant nous, une sorte d’abus de langage à utiliser le terme de « symptôme somatique ». Mais ici, rien à voir avec une géographie libidinale où le corps réel serait au service du corps imaginaire. Autrement dit, il n’existerait pas, dans ce cas, de motion passant d’un état initial psychique à un état final physique. Le problème dans les troubles dits psychosomatiques serait bien la quête de sens et la construction de celui-ci car il n’y aurait pas un sens directement lié au conflit psychique, comme dans l’hystérie de conversion. Autrement dit, il n’existerait pas, une causalité linéaire entre trouble psychique et trouble somatique organique. Ici, le corps réel est touché biologiquement : il y a une atteinte organique. Michel de M’Uzan310 pense que (ce qu’il appelle) le symptôme somatique est «

309 Israël L. (1976), op. cit., p. 47.

310 Marty P., de M’Uzan M., David C. (1963), L’Investigation psychosomatique : sept observations cliniques, Paris, PUF, « Le Fil rouge », 2e éd. 1994.

99 bête », il en est de même d’ailleurs pour Mahmoud Sami-Ali. Il peut néanmoins y avoir un sens donné par le sujet a posteriori, un sens donc surajouté.

À ce stade de notre réflexion, il nous paraît opportun de nous orienter vers des études abordant d’autres pistes de fonctionnement psychique des fibromyalgiques. Nous notons que les travaux français relatifs à notre cadre théorique sur la fibromyalgie sont très peu nombreux. Néanmoins, nos collègues québécois semblent davantage s’être intéressés à la question. Trois études ont ainsi attiré notre attention, la première, celle de Diane Grenier311 qui date de 1999, concerne quatre patientes traitées en art-thérapie et suivies pendant plusieurs mois. L’auteure se place dans le cadre théorique sous-tendu par les travaux de Sami-Ali. À partir de l’analyse de l’expression picturale de ces femmes, elle s’attache à voir dans quelle mesure il peut être possible de considérer la fibromyalgie dans la perspective d’un climat relationnel primaire particulier auquel se relierait sa symptomatologie spécifique312. Elle observe que si ses patients présentent des difficultés à exprimer certains affects difficiles à contenir, la pensée de ces femmes ne serait pas de type opératoire et qu’elles seraient plutôt hypersensibles. Les difficultés d’élaboration psychique constatées seraient contrebalancées par des capacités imaginaires actives et plutôt riches, dans certains cas. L’auteure pense qu’il existe un lien entre la fibromyalgie et la dépression. L’impasse de la différenciation ferait que la dépression prédisposerait à la fibromyalgie et vice-versa. La question de la différenciation soi-non soi et la difficulté liée à l’expression de l’agressivité y sont centrales. Elle dit d’ailleurs au sujet d’une des patientes (la patiente A) : « L’objet demeure, semble-t-il, encore mal différentié et sous cette tension se désorientent l’action et la pulsion agressive313 » et plus loin «cette impasse de la différence de soi et non-soi qui perturbe les coïncidences du réel et des projections imaginaires, peut avoir créé des distorsions et des arythmies qui perdurent depuis le plus jeune âge. On peut émettre l’hypothèse, comme Sami-Ali le fait pour d’autres pathologies, que cela peut avoir eu un impact sur les fonctions complexes des systèmes de régulations physiologiques, dont la désorganisation prendrait ainsi un sens symbolique relié à la relation primaire314». L’auteure dit retrouver ces éléments chez les trois autres patientes. Elle pointe chez ces quatre femmes une faille narcissique du fait d’une atteinte du narcissisme primaire et conclut que leur relation d’objet au tout premier temps de la vie aurait été de nature présente-absente, notamment dus à une dépression ou une maladie de la mère, ce qui

311 Grenier D. (1999), Le corps imaginaire et le corps réel dans la fibromyalgie, mémoire de maîtrise inédit, Université de Concordia, Montréal.

312 Ibid.., p. 23. 313 Ibid., p.71. 314 Ibid., pp. 88 et 89.

100 évoque la mère-morte théorisée par André Green. Elle précise : « La différenciation entre soi et non-soi comporterait des ambiguïtés imaginaires qui auraient un impact sur les projections subjectives de l’action et du corps en mouvement. Ces failles narcissiques se répercutant sur le conflit œdipien, sembleraient créer certaines impasses des projections entretenues sur le féminin et ses rôles315». A ce propos, elle relève chez sa patiente « A » 316, à travers ses dessins, une évolution au cours de sa thérapie, où celle-ci passe d’une production où les personnages sont asexués à des personnages sexués, en particulier féminins. La patiente a exprimé à ce moment du travail thérapeutique sa peur de ne plus faire l’amour et a déploré son inactivité sur le plan sexuel. L’auteure y voit un réinvestissement de la libido qu’elle repère à travers l’apparition de rêves où elle perçoit une dimension de plaisir. De même, pour la patiente « C » 317, elle identifie à travers l’analyse de ses dessins des représentations féminines conflictuelles et les associe au caractère clivant de la mère qui se serait appropriée l'énergie libidinale (de sa fille) par son éducation froide et contrôlante. Elle pense que cela aurait un impact sur le sexuel et le féminin, point qu’elle n’explicite pas, nous semble-t-il. Comme pour « C », elle met en évidence dans certaines productions picturales de la patiente « D » 318 des représentations féminines conflictuelles et des éléments dépressifs patents. Malheureusement, si la référence au lien entre la problématique de différenciation et le féminin est abordée, ce point fécond a été, nous semble-t-il, insuffisamment développé. Toutefois, son approche a le mérite d’amorcer ce sujet qui nous semble essentiel pour la compréhension du fonctionnement psychique des fibromyalgiques, comme nous le verrons plus loin.

Une autre auteure québécoise, Jalène Allard-Cadieux319, s’est penchée en 2007 sur l’expérience subjective de quatre femmes atteintes de fibromyalgie et considère que la théorie freudienne sur l’hystérie de conversion s’avérerait insuffisante pour comprendre ce qui se passe pour ces patients sur le plan psychique. Or, ceci confirme ce qui nous avions déjà supposé dès 2004 lorsque nous avons pour la première fois abordé notre sujet d’étude et en particulier en 2006 dans les prémices de ce travail320.

315 Ibid., p. 113 316 Ibid., p. 79 317 Ibid., p. 104 318 Ibid., p. 109

319 Allard-Cadieux J. (2007), L’expérience subjective de quatre femmes atteinte de fibromyalgie, thèse de doctorat en psychologie, Université du Québec à Montréal, 212 pages.

320 Castro de Souza L. (2006), Le féminin : Douleur et fatigue chroniques, le cas de la fibromyalgie., mémoire en vue de l’obtention du Master 2 Recherche en psychologie, Université Paris Descartes, sous la direction de Doris Vasconcellos et Catherine Chabert.

101 Après avoir passé en revue des notions provenant des théories psychosomatiques, Jalène Allard-Cadieux conclut que celles-ci ne s’appliquent pas à l’ensemble des cas étudiés, même si ces théories éclairent partiellement sa compréhension En soulignant une relation mère-fille problématique chez ses quatre patientes, elle parachève son travail en affirmant que la relation d'objet des sujets fibromyalgiques prendrait racine dans certaines problématiques liées à la relation primaire vécue avec la mère. La mère de ces sujets établirait une relation fusionnelle avec leurs filles. De ce fait l'enfant serait empêché de «développer un sentiment d'existence authentique, l'enfant développerait un faux self qui correspondrait à ce que la mère désire qu'il soit » et non à ce qu'il est véritablement321. Cette thèse se base sur les travaux de la psychanalyste québécoise Doris-Louise Haineault322 qui a mis en évidence le concept de «Surmère». Cette notion s’appliquerait aux « mères qui rêvent de faire de leur fille « une même qu’elle-même323». Ces mères seraient héritières d’une blessure narcissique mortelle qu’elles tenteraient de réparer par la maternité, de mère en fille, de fille en mère. Plus loin l’auteure nous dit : « Ces Surmères peuvent à s’y méprendre ressembler à des mères parfaites. À des mères idéales. Pourtant elles n’ont aucune place pour un autre qu’elles-mêmes dans la matrice imaginaire maternelle. Elles occupent toute la place dans le berceau du rêve324». Pour sa part, Elisabeth Dallaire325 a étudié trois cas de fibromyalgie en utilisant le Rorschach. Elle a analysé les protocoles recueillis à la fois de manière quantitative selon la méthode d'Exner326 et de manière qualitative en se basant sur les travaux de Catherine Chabert327. L'objectif de cette étude était d'observer les perturbations identitaires inconscientes tout comme le mode de relation à l'autre chez les femmes souffrant de la fibromyalgie. Les patientes rencontrées bénéficiaient alors d’un suivi psychologique au CSSS de la Pointe-de-l'Île, au Québec. L’auteure souligne chez ces patientes une faille au sein de la construction identitaire qui semble brimer l'expérience d'individuation et donner lieu à la naissance d'un faux self chez les femmes fibromyalgiques. Comme pour Diane Granier, l'analyse de ses résultats indique également la présence d'une confusion quant à la différenciation entre ce qui appartient à l'autre versus à soi-même et montre une image de soi marquée par une certaine vulnérabilité. Elle entrevoit par ailleurs une relation d'objet

321 Jalène Allard-Cadieux, (2007), op. cit. , p. 198.

322 Doris-Louise Haineault, (2006), Fusion Mère-Fille, S’en sortir ou y laisser sa peau, Paris, PUF. 323 Ibid., p. 10.

324 Ibid., p. 11.

325 Elisabeth Dallaire, (2011), La fibromyalgie et ses aspects intrapsychiques, Essai de 3ème

cycle présenté comme exigence partielle au doctorat de psychologie, Université du Québec à Trois Rivières.

326 Exner, J., E. (2003). Manuel d'interprétation du Rorschach en système intégré. Paris, Éditions Frison-Roche. 327 Chabert, C. (1997). Le Rorschach en clinique adulte: Interprétation psychanalytique, (2e éd.), Paris, Dunod.

102 caractérisée par une dépendance à l'autre, un besoin de contrôler l'espace relationnel entre soi et autrui ainsi qu'un mouvement régressif qui semble éveiller des expériences archaïques angoissantes en lien avec l'imago maternel. Les résultats de cette étude s’appuient sur les hypothèses de Jalène Allard-Cardieux mais aussi sur celles de Diane Grenier citées précédemment. Elisabeth Dallaire pense que les femmes fibromyalgiques de son étude ont probablement une personnalité créée autour d’un faux-self qui leur permettrait de se protéger d’une véritable relation à l’autre. Généraliser le fait que les patients fibromyalgiques fonctionnent en faux-self nous semble un pari risqué, étant donné que nous avons vu que de nombreuses autres études ont rapporté des modes très différents de fonctionnement psychique, hystérie comprise. L’auteure souligne également chez ces patientes une distorsion dans la représentation de soi et des éléments qui laisseraient entrevoir une frontière confuse entre le sujet et l'autre et qui renvoient à une faille du processus d’individuation. Elles présenteraient aussi une mésestime de soi et une conflictualité au niveau de leur identité sexuelle intériorisée et du rapport au féminin, point qui gagnerait d’après nous, à être développé. Par ailleurs, l’auteur observe chez ces femmes la présence d'un mode relationnel caractérisé par une dépendance et une méfiance dans leur rapport à l'autre et conclut à une relation primaire de type fusionnel qui serait à l’origine d’un fonctionnement en faux-self. En passant en revue ces travaux qui nous ont beaucoup intéressés, nous trouvons en particulier pertinents les questionnements sur les vicissitudes du narcissisme primaire. Ceci interroge la fibromyalgie au-delà de la traversée œdipienne, la ramenant à la préhistoire du sujet.

Nous pensons, en effet, que ce qui se passe chez les fibromyalgiques relève de cette préhistoire, d’avant le langage. Joyce McDougall disait que la tâche de l’analyste consiste dans ce cas à distinguer les fantasmes refoulés de ceux qui restent à construire puisque pour elle, ces derniers ne seraient jamais rentrés dans le code du langage328. Elle se dissocie ainsi des conceptions de Pierre Marty et de ses collègues qui insistaient sur l'absence de fantasme, la prédominance de l'aspect économique et le blocage des processus d'élaboration. Pour elle, c’est le corps qui parle en quelque sorte et c’est ce langage qu’il faut décoder. Par ailleurs, elle a développé le concept d’hystérie archaïque, c'est-à-dire une forme d'hystérie qui cherche à préserver le corps tout entier. Il s’agirait d’un état de « désorganisation psychosomatique » qui se produirait sporadiquement, et même constamment, chez des sujets qui ne seraient ni des hystériques ni des « opératoire » désaffectés329. oyce McDougall fait l’hypothèse d’un « chaînon manquant » entre les états hystériques et psychosomatiques dans ce que Freud a

328 Freud S., Breuer J. (1895c), op. cit., pp. 109 et 110. 329 McDougall J. (1989), op. cit., p. 117.

103 articulé autour de la notion des « névroses actuelles330». Dans cette configuration, il y aurait une forclusion psychique de certaines représentations mentales laissant l’affect libre. La psyché serait ainsi en état de privation. Le symptôme somatique associé serait déclenché par la reviviscence de peurs et angoisses datant de l’époque où la survie du sujet dépendait de la mère, avec laquelle il ne faisait qu’un corps. Il serait ainsi la traduction d’un « fantasme en acte d’un corps pour deux » et la transformation de vécus mortifères primitifs en une réaction somatique et corporelle. Il s’agit donc d’un destin de l’affect fusionnel et incestueux de ce fantasme. Ce serait déjà du (proto)sexuel mais le caractère infra verbal de ces expériences précoces ferait que le fantasme ne pouvant pas être lié par des représentations et donc refoulé, du coup, serait « agi » dans le corps, « converti » somatiquement grâce à la fameuse complaisance somatique. La clinique de la toute petite enfance nous apporte d’ailleurs de nombreux cas où les vécus mortifères se traduiraient par des manifestations corporelles. Ainsi, l’autoconservation fait que l’infans développe cette sexualité archaïque comme un moyen de ne pas se couper de sa « mère univers ». Les effets de cette libido, narcissique, puisqu’elle est au service de l’autoconservation, seraient à peine différenciés des réactions corporelles provoquées par les fonctions proprement somatiques et d’autoconservation. Le conflit ici ne se situerait pas au niveau œdipien, comme pour l’hystérie classique, mais concernerait le droit d’exister. L’auteure nous dit d’ailleurs : « [. . .] ces phénomènes, bien que dotés d’un sens psychologique, appartiennent à un ordre présymbolique et sont une réponse somatopsychique que donne la psyché dans ses efforts pour parer à des angoisses qui seraient peut-être psychotiques si elles parvenaient à la conscience331». Cette théorisation nous semble bien rendre compte des difficultés de séparation et des relations fusionnelles chez les fibromyalgiques mises en exergue par certains auteurs cités. Par ailleurs, nous avons remarqué que la grande majorité de ces travaux ne donne pas une place au père332. Or, le rôle de tiers du père, le père réel et le père présent et fantasmé par le psychisme de la mère, permet de lutter contre cette fusion des corps. Cela nous amène à ce commentaire de Françoise Coblence : « De l’entité mère-enfant, les limites sont-elles si bien définies ? Cela est d’autant moins sûr qu’avec la mère, sa psyché, ses fantasmes, c’est aussi le père – le tiers, le monde – qui est présent. La genèse psychique s’accompagnera ensuite d’un «travail de décorporation », de séparation du corps de la mère, concomitant de la constitution des autoérotismes. Psyché, écrit André Green, est « l’effet de la relation entre deux corps dont l’un est

330 Ibid., p. 85 331 Ibid., p. 120.

104 absent333». Nous pouvons entendre ici quelque chose de ce fantasme d’un « corps pour deux » qui signe une limitation de la fonction paternelle et, serait aussi le témoin d’un impossible deuil du corps maternel. Dans cette optique, nous faisons un lien avec les théorisations de Karl Abraham et Maria Torök334 qui envisagent certaines maladies somatiques comme étant des formes de « mélancolie du corps », une « mélancolie introjectée » corporellement. En partant de ces différentes considérations, il nous semble que plus que le modèle de l’hystérique, celui de la mélancolie et celui du fantasme d’un « corps pour deux », nous aideraient à comprendre davantage l’expérience subjective de la fibromyalgie qui pourrait alors être perçue comme une traversée mélancolique. Mais la confirmation ou l’infirmation de cette intuition clinique passera par l’analyse de nos données de recherche.

Si cette sorte de « fascination » face à la femme dans l’hystérie est là, parce qu’elle semble donner à voir quelque chose de sa sexualité, n’y a-t-il pas, en toile de fond, et au-delà du sexe biologique, le féminin, présent dans les deux sexes, comme trace indélébile du lien primaire à la mère ?

333 Coblence F. (2010), op. cit., p.21.

Green A. (1995), Propédeutique. La métapsychologie revisitée, Seyssel, Champ Vallon, pp. 71 et 76. 334 Abraham N., Torok M. (1978), L'Ecorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987, p. 123.