• Aucun résultat trouvé

A la fin des années 1970, le régime militaire faiblit : la crise de la dette se fait sentir sur l’économie et les populations manifestent de plus en plus fortement leur mécontentement. Notamment, en 1979, de grosses grèves ouvrières secouent les industries de São Paulo et les industries de la canne à sucre dans le Nordeste. Parmi les leaders du syndicat de São Paulo, se fait connaitre un certain Luis Inacio da Silva, dit Lula. En 1985, Tancredo Neves est élu à la tête du pays, premier président civil après 21 années. La décennie 1980 est marquée par la prolifération d’expériences alternatives d’éducation rurale : une longue période de transition démocratique est amorcée, d’abord avec l’ouverture d’un espace par le régime, puis s’accélérant à partir de 1985.

Deux tendances apparaissent : la première est la diffusion à plus grande échelle d’expériences alternatives développées dans des écoles. Ainsi, les Maisons Familiales Rurales, introduites à la fin des années 1960 en s’inspirant d’expériences françaises, prolifèrent au cours des années 1980. Les écoles communautaires rurales24 se développent aussi. Dans le domaine public, des écoles agro-techniques fédérales innovent avec des programmes d’expérimentation. Ce mouvement de diffusion a été renforcé par la décentralisation progressive du pouvoir de l’Etat vers les municipalités25 et par l’émergence d’une pluralité politique.

La deuxième tendance, qui modifia sans doute plus en profondeur le paysage, est liée à la re-légitimation des syndicats, suivie de la création des centrales syndicales et de nouveaux mouvements, notamment le Mouvement des Sans-Terre (MST) en 1984. Ceux-ci élaborèrent tout au long des années 1980 une solide structure éducative, avec des conceptions pédagogiques propres. Ainsi, la CUT (Central Unica dos Trabalhadores – Centrale Unique des Travailleurs)26 créa le Système National de Formation, des écoles syndicales présentant des programmes de formation permanente (histoire des mouvements sociaux, techniques de négociation collective, techniques de communication, etc). Le MST commença aussi petit à petit à proposer des formations à ses adhérents, ce qui allait se consolider au cours des années 1990 en un véritable programme d’éducation rurale.

24 Des écoles primaires sont décentralisées dans les communautés rurales, plutôt que de rester concentrées dans les chefs-lieux des municipalités.

25

A la fin des années 1980 la plupart des écoles rurales brésiliennes étaient municipales (200 000 sur un total de 278 000, soit 72%), les autres dépendant des états fédérés ou de l’état fédéral.

26 Fondée en 1983, cette centrale syndicale regroupe aujourd’hui plus de 3000 syndicats brésiliens, toutes branches confondues, avec plus de 7 millions de travailleurs associés et 21 millions de travailleurs représentés. C’est la plus grande centrale syndicale d’Amérique Latine, et la cinquième plus grande du monde.

CHAPITRE 2. EDUCATION RURALE AU BRESIL

Politisation (1988-2002) : consolidation des propositions

La Constitution de 198827 a permis d’institutionnaliser plusieurs propositions des mouvements sociaux. L’éducation primaire28 devient obligatoire et gratuite. Une des premières conséquences de ce caractère obligatoire en milieu rural fut la transformation de la structure des écoles, passant d’un système de petites écoles multi-classes à un système de regroupement des étudiants dans la ville centrale. Ceci permet notamment de faciliter l’accès des étudiants de milieu rural à l’école secondaire29 (Damasceno et Beserra, 2004). Mais surtout, l’éducation pour jeunes et adultes est citée pour la première fois dans la constitution, avec l’insertion de deux articles. Un Plan décennal d’Education pour Tous (1993-2003) est lancé. Cependant, la fin de la tension qui avait marqué les années de dictature, avec l’opposition entre le programme officiel et les mouvements alternatifs, provoque une crise identitaire de certains mouvements. Plusieurs mouvements se transforment et se consolident en constituant des organisations au cours des années 1980. Alors que les critiques du modèle éducatif sont peu à peu prises en compte et institutionnalisées en politiques, une question hante les mouvements sociaux : reste-il une place pour l’éducation populaire menée par les mouvements sociaux ? (Ricci, 2004)

L’éducation populaire commence d’ailleurs à être refondée : suite au programme de Systématisation de l’Education Populaire en Amérique Latine lancée en 1991, l’Assemblée Générale de la CEAAL (Conseil d’Education pour Adultes d’Amérique Latine) pose de nouvelles bases. Plusieurs expériences innovatrices sont lancées en milieu rural. Notamment, l’éducation pour les participants de la réforme agraire s’organise. L’approbation de la Loi Agraire en 1992 ouvre un espace de négociation face aux revendications des Sans-Terre. Le Grito da Terra (le Cri de la Terre), puis la Marcha da Terra (Marche de la Terre) à partir de 1995 démontrent l’importance du mouvement. La reconnaissance de cette lutte, ainsi que l’importance de l’agriculture familiale sont peu à peu incorporées dans l’agenda politique. En 1996, le Programme National d’Education dans la Réforme Agraire (PRONERA) est lancé, juste après le Programme National de l’Agriculture Familiale (PRONAF, lancé en 1995). Le programme qui a le plus marqué le milieu rural, et qui a joué un rôle important dans cette prise en compte de l’éducation dans la réforme agraire, est celui du MST (Mouvement des Sans-Terre). Son objectif est de former enfants, jeunes et adultes des campements et périmètres de réforme agraire à prendre leurs propres décisions et à lutter de manière solidaire30. La gestion de l’école doit être menée avec la participation de la communauté. Dès 1989, les personnes qui se destinent à être formateurs dans un périmètre de réforme agraire

27 La constitution de 1988 marque la fin de la dictature et fut suivi en 1989 de la première éléction présidentielle post-dictature.

28 L’éducation primaire (dite “fundamental” en portugais) regroupe quatre niveaux (appelés séries). 29 L’éducation secondaire va de la 5ème à la 8ème série.

30 Ces principes et objectifs construits au long des années 1980 et 1990 ont été résumés dans le “manifeste des éducateurs et éducatrices de la réforme agraire” publié en 1997 dans un journal du MST.

CHAPITRE 2. EDUCATION RURALE AU BRESIL

sont formées par un programme spécifique, Escola Uma Terra de Educar (Ecole une Terre d’Education), au sein de la FUNDEP (Fundação de Desenvolvimento dee Educação e da

Pesquisa – Fondation pour le Développement de l’Education et de la Recherche, une

fondation éducative liée au MST). Ce programme s’est élargi au cours des années pour former également des professeurs pour des écoles municipales rurales. Un matériel scolaire spécifique est utilisé : “Boletins da Educação” (Bulletins d’Education), “Cadernos de Educação” (Carnets d’Education) et “Fazendo a História” (Faire l’Histoire).

Ricci (2004) analyse l’évolution des mouvements sociaux des années 1980, au travers de leurs pratiques d’éducation populaire. Les mouvements sont devenus des vraies organisations, affirmant leur pouvoir politique, professionnalisant un corps administratif permanent, une planification des actions. Ces mouvements cimentés par les mêmes valeurs humaniste-chrétiennes pendant la résistance au régime militaire se fractionnent et une mosaïque de mouvements et d’organisations apparait, chacun essayant de se différencier des autres. Après les cinq points identifiés dans les années 1970-1980 pour caractériser l’éducation populaire (émancipateur, moyen, anti-institutionnel, pédagogie de l’opprimé, communauté), Ricci définit ceux qui caractérisent les années 1990 :

D’un processus au caractère émancipateur vers l’acquisition de compétences techniques : l’importance des compétences prend le pas sur l’importance de l’autonomie des communautés, donnant lieu à une spécialisation des formations.

D’un processus comme moyen aux programmes éducatifs comme fin : les programmes éducatifs permettent des rentrées d’argent, devenant l’objectif de certaines organisations.

De la culture anti-institutionnelle à l’institutionnalisation des actions formatives : presque tous les projets sont formels et institutionnalisés, avec des structures permanentes.

De la pédagogie de l’opprimé à la pédagogie de la planification (planejamento) : presque toutes les organisations parlent d’appui aux capacités à élaborer et exécuter des projets.

Du rythme communautaire à la recherche de l’efficacité : le rythme des projets, devenus publics, doit obéir à des règles d’efficacité des politiques publiques.

Les projets d’éducation sont orientés vers la formation de nouveaux leaders (qui pourront devenir des représentants politiques et en retour trouver des projets et donc un financement), ainsi que vers la garantie de la cohésion des pratiques des organisations qui s’étendent. Ces projets d’éducation sont auto-référents et bien qu’ils maintiennent souvent une proposition de transformation sociale, ils se rapprochent plus de formations professionnelles qui garantissent la fierté corporative.

CHAPITRE 2. EDUCATION RURALE AU BRESIL

Bien sûr, il y a des divergences entre les programmes d’éducation populaire. Ainsi, Von der Weid critique les tentatives de former les agriculteurs aux “paquets technologiques alternatifs” de la même manière qu’aux paquets technologiques de la révolution verte, sans respect du savoir paysan (Weid (von der), 1997). Il propose l’utilisation d’une méthodologie participative (Diagnostico Rapido Participativo de Agrossistemas, inspiré du Rapid Rural

Appraisal31), bien qu’il identifie clairement les limites dues aux techniciens et professeurs formés en milieu urbain, loin des réalités des communautés (Ricci, 2004).