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Théories pour formaliser l’apprentissage

CHAPITRE 5. THEORIES POUR FORMALISER L’APPRENTISSAGE

5.2 L’économie de la connaissance : la formalisation des mécanismes liés à la connaissance

L’économie de la connaissance choisit d’appréhender l’apprentissage au travers des connaissances produites et échangées. L’avantage est que la connaissance peut être assimilée à un bien économique, suivant des lois économiques, malgré certaines particularités.

Une des particularités de la connaissance par rapport à l’information est qu’elle comporte des aspects tacites non-exprimables : l’échange de connaissances ne peut se faire que par l’apprentissage. Le principal apport de l’économie de la connaissance est d’expliciter l’enjeu de la codification pour voir comment améliorer la production et l’échange de connaissances.

5.2.1 Pourquoi un intérêt accru pour la connaissance ?

Depuis une dizaine d’années, l’économie de la connaissance, dans le sens d’une économie basée sur la connaissance, devient un nouveau paradigme de développement. Selon Foray (2000) le changement est devenu l’activité économique principale. Traditionnellement, on pouvait observer une phase brève de construction de nouvelles capacités, puis des phases longues d’exploitation de ces capacités. Aujourd’hui, on se trouve dans un régime d’innovation permanente (Guellec, 1996), qui requiert des niveaux de formation accrus et des compétences particulières privilégiant l’adaptabilité, la mobilité et la flexibilité.

Comme mentionné par (Arrow, 1962), l’apprentissage est inhérent aux activités : learning by

doing, learning by using. Mais justement parce qu’il est partout présent, l’apprentissage est un

phénomène difficilement observable, ce qui pose des problèmes de mesure. On utilise donc des indicateurs indirects, tels que les ressources affectées ou les résultats des activités. Dans

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des approches plus récentes (Jaffé et Tajtenberg, 1996), plutôt que de mesurer l’apprentissage, on s’intéresse à la connaissance engendrée par l’apprentissage, en mesurant cette connaissance.

Dans ce nouveau système économique, la connaissance est considérée comme le principal facteur de production, menant au développement d’une sous-discipline économique dont l’objet de recherche – la connaissance – pose des problèmes théoriques originaux (Howitt, 1996).

5.2.2 La connaissance en tant que bien économique

La connaissance et l’information ont longtemps été assimilées dans les analyses économiques, mais ceci laissait de côté les aspects d’apprentissage et de cognition. Le Tableau 5.1 présente les différences entre les deux concepts.

Tableau 5.1. Différence entre les concepts d'information et de connaissance

Information Connaissance

Définition Ensemble de données formatées et

structurées

(données inertes ou inactives, incapables d’engendrer de nouvelles informations)

Capacité d’apprentissage et capacité cognitive

(capacité à engendrer, extrapoler et inférer des nouvelles connaissances et informations)

Reproduction Duplication Apprentissage

Problèmes économiques posés

Révélation et protection Reproduction

L’information est externe au sujet, et se présente de manière structurée et codifiée. La connaissance est internalisée par le sujet, ce qui pose des problèmes de reproduction. Alors qu’il suffit de copier l’information pour la dupliquer, il faut apprendre pour multiplier la connaissance.

Du fait de ces propriétés, la connaissance en tant que bien économique présente plusieurs particularités (Foray, 2000).

C’est un bien non excluable : la connaissance étant intangible, elle n’est pas contrôlable et présente des possibilités de « fuites », entraînant de nombreuses externalités (même si la captation des connaissances par d’autres dépend de leur capacité d’apprentissage). Cette propriété entraine la mise en place de brevets, pour tenter de contrôler les connaissances produites.

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C’est un bien non rival : la connaissance est inépuisable, car elle ne se détruit pas à l’usage. Un agent peut recourir une infinité de fois à la même connaissance, une infinité d’agents peuvent utiliser la même connaissance : on parle d’« expansion infinie » (David, 1993; Keely et Quah, 1998). Ce n’est pas une copie du bien original, mais bien la même connaissance qui est utilisée. Le coût marginal d’usage est nul, et sur cette base, l’usage de la connaissance existante devrait donc être nul. Ceci pose des problèmes de compensation financière de la production de la connaissance.

C’est un bien cumulatif : la connaissance est le principal facteur de production d’autres connaissances. Ce n’est pas seulement un bien de consommation, mais surtout un bien de production. Les externalités de savoir renforcent aussi l’accumulation de nouveaux savoirs. Ces trois propriétés font de la connaissance un bien à rendement social élevé, fondement essentiel de la croissance.

5.2.3 Un des principaux enjeux : la codification

La connaissance, parce qu’elle est inhérente à l’individu, est en partie tacite, c’est-à-dire non exprimé, implicite (Polanyi, 1966). Ainsi, un premier enjeu est d’arriver à cerner la connaissance. La connaissance peut recouvrir différents types de capacités (Hatchuel et Weil, 1992), tels qu’une capacité cognitive (mobilisation de procédés connus et mémorisables, résolution d’énigmes, définition d’une tactique), une capacité interactive (dialogue, supervision, autonomie), ou une capacité machinale (gestes, manipulation). Ces connaissances sont généralement acquises de manière procédurale, au cours de la répétition d’un processus, et pourront ensuite être mobilisées par l’individu en fonction de la situation. Les agents économiques ne sont pas toujours conscients de la connaissance qu’ils utilisent et elle n’est pas forcément exprimable. On parle d’une connaissance codifiable quand il est possible de l’exprimer, de l’extérioriser par rapport au sujet. Toute une gradation peut être déterminée, en fonction du caractère plus ou moins codifiable de la connaissance. Ainsi, Hatchuel et Weil (1992) distinguent différents savoirs en fonction de l’activité exercée : le savoir artisan qui correspond à la mobilisation d’une somme de procédés connus et mémorisables, est codifiable ; le savoir du réparateur, c’est-à-dire la capacité à savoir résoudre une énigme, plus difficilement codifiable ; et le savoir du stratège, qui consiste à définir une tactique, en reconstruisant les fins et les moyens en fonction des circonstances, et qui est non-codifiable. De la même manière, Foray et Lundvall (Foray et Lundvall, 1996) propose une typologie de connaissances, en fonction du domaine de codifiabilité : le know-what (« savoir quoi ») correspond aux connaissances factuelles, et est codifiable ; le know-how (« savoir comment ») correspond à des connaissances de type procédural, et est plus ou moins codifiable ; le know-who (« savoir qui ») regroupe les connaissances qui permettent l’accès à d’autres types de connaissances, c’est-à-dire un « savoir-chercher », et est très difficilement codifiable. Lundvall et Johnson (1994) ajoute le know-why (« savoir pourquoi »), qui

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correspond à la connaissance des principes qui orientent l’action, également difficilement codifiable.

Le problème de la codifiabilité, lié à la dimension tacite des connaissances, rend difficile (voire impossible) différentes opérations : l’identification (la connaissance est souvent même ignoré par le détenteur) (Mangolte, 1997) ; l’échange, la diffusion et l’apprentissage, car la connaissance suppose souvent une transmission directe, très coûteuse ; le stockage et la mémorisation, conditionné par le renouvellement, génération après génération, des personnes détenant le savoir ; la recherche et l’accès, par faute de systématisation.

Par contre, une fois qu’une connaissance est codifiée, elle se rapproche des propriétés de l’information, ce qui rend possible le stockage, la reproduction et l’accès à des coûts plus faibles. En fait, la codification permet d’exploiter « cette propriété unique de l’homme, qui est de pouvoir placer sa mémoire en dehors de lui-même » (Leroi-Gourhan, 1964). Une connaissance codifiée se rapproche donc des caractéristiques d’une marchandise, ce qui facilite les transferts, indépendamment d’autres ressources. La connaissance n’est plus uniquement développée en interne, elle peut s’acquérir. La Banque Mondiale souligne d’ailleurs dans un rapport en 1998 que le développement correspond à un processus de codification des connaissances informelles (Banque Mondiale, 1999).

Cependant, derrière ces avantages potentiels, plusieurs difficultés apparaissent (Foray et Cowan, 1998) : la codification présente souvent un coût important, elle nécessite la formation d’une communauté d’agents capables de manipuler et déchiffrer les codes, et il y a parfois une irréductibilité de certaines dimensions tacites, avec le besoin de mobiliser des connaissances supplémentaires pour exploiter la connaissance codifiée.

5.2.4 Améliorer la production de connaissances

Face au caractère tacite des connaissances, il est difficile de formaliser des structures d’échange d’information, l’échange se faisant souvent de manière informelle et spontanée (Allen, 1983). C’est donc sous la forme de réseaux que s’organisent généralement les échanges de connaissances, et assez peu sous forme d’organisations formelles. Cet environnement constitué de réseaux en grappe d’institutions est souvent peu reconnu dans les études et n’est pris en compte que depuis peu (Amable et Barré, 1997).

Les réseaux ont deux types de fonction par rapport aux connaissances : les créer et les diffuser. Il est nécessaire d’envisager la manière de stimuler ces deux types de réseaux et de voir comment les connecter (quand ils sont distincts). Ceci est particulièrement vrai pour les connaissances tacites, produites de manière non-intentionnelle et qui peuvent souvent rester invisibles. Pour inciter leur production, il faut favoriser les liens et rétroactions entre les

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processus d’apprentissages et les processus formels de production de connaissances par des mécanismes particuliers (Foray, 2000).

L’économie de la connaissance distingue deux types de création de connaissances : la production distincte de l’usage (Guellec, 1998), par la recherche, et la production par apprentissage lors de l’usage, comme activité « jointe ». On parle alors de lead users, les usagers ayant une position privilégiée dans la production de nouvelles expériences, confrontés à des situations locales, nouvelles et inattendues. L’apprentissage peut alors se faire de manière routinière, avec la découverte de nouvelles options au cours de la répétition d’actions ; ou au travers d’expériences, pour engendrer des nouvelles options d’actions. Le choix dépend étroitement de la nature de l’activité, selon le risque et l’immédiateté de la sanction lors de l’expérimentation (et des erreurs qui peuvent survenir) (Foray, 2000).

Ainsi, différentes analyses sont proposés pour voir comment produire le plus efficacement de la connaissance : dans le cas d’une production jointe, les connaissances produites de manière in-intentionnelles restent souvent invisibles. Pour inciter la « révélation » de cette connaissance, il faut favoriser les liens et les rétroactions entre les processus d’apprentissages et les processus formels de production de connaissance par des mécanismes d’incitation particuliers. La production distincte de l’usage par la recherche a aussi son importance, car elle permet de garder la faculté unique de la recherche à provoquer des ruptures pour créer des innovations majeures.

Dans les deux cas, il est de plus en plus admis que la création de la connaissance ne se fait pas de manière isolée, mais collective. Il est alors possible de formaliser les modalités de création de la connaissance, que le cadre soit informel ou formel (Allen, 1983), comme le présente le Tableau 5.2.

Tableau 5.2. Modalités de la création de connaissance dans des cadres formels ou informels

Mécanismes informels et spontanés d’échange

Processus formels de coopération, formes collusives et explicites

Cadre Cadre préexistant, qui fait émerger des

occasions de rencontre

Création d’un cadre nouveau, avec des contextes de socialisation concertés.

Type de connaissances

Connaissances déjà disponibles, qui s’échangent

Production de nouvelles connaissances

Invention collective Processus incrémental, fondé sur la diffusion et la réutilisation de connaissances disponibles

Division du travail formalisée

Coordination Pas d’accord ou d’institution centrale,

spontané

Mécanismes explicites

Stratégie de partage d’information

Réciprocité Espaces semi-privés de circulation d’information. Formalisation d’accords pour le partage des résultats.

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Les mécanismes d’échange de connaissance peuvent être informels, dans des cadres préexistants. Il s’agit alors d’un échange de connaissances qui existent déjà au travers de mécanismes de réciprocité. Dans le cas où des acteurs s’engagent spécifiquement pour produire de nouvelles connaissances, il y a création d’un nouveau cadre, dans lequel des règles de création et d’échange sont définis pour partager les nouvelles connaissances créées. Si on considère la connaissance comme un bien économique, un certain nombre de problèmes se posent pour sa production à cause d’un manque d’incitation par le marché. La production de la connaissance étant coûteuse, il faut que celui qui la produise y soit incité par la perspective d’en retirer un bénéfice. Mais les propriétés de la connaissance posent des problèmes.

Sur la base de la propriété de non-rivalité et non-excluabilité, qui définissent un bien public, il n’est pas possible de s’appuyer exclusivement sur un système de marché concurrentiel pour assurer la production efficiente de connaissance (Foray, 2000). Vue la difficulté à contrôler la connaissance, la récupération de la totalité des bénéfices est impossible54. En présence d’externalités, le rendement marginal privé qu’obtiendra un inventeur sera inférieur au rendement social, ce qui conduit à un niveau d’investissement privé insuffisant. Ce n’est que dans une économie non réduite aux valeurs monétaires mais qui intègre les « récompenses d’honneur » que pourra être récompensé le travail de création de connaissance. Il existe par ailleurs des problèmes pour la définition de la valeur de la connaissance. Le vendeur ne renonce pas à la connaissance, l’acheteur n’a besoin de l’acheter qu’une fois, et l’acheteur ne peut évaluer la connaissance qu’une fois qu’il l’a acquis.

Ce problème d’incitation par le marché est appelé le dilemme de la connaissance. Seule l’anticipation d’un prix positif de l’usage garantira l’allocation de ressources pour la création et permettra ainsi la motivation idéale pour le producteur. Mais seul un prix nul garantit un usage optimal de la connaissance une fois produite, ainsi que sa distribution rapide et complète, qui pourra apporter le plus de bénéfices pour la société. Pour résoudre localement ce dilemme, Coase (1960) propose de mettre en place une coopération locale, car le problème d’externalité est bilatéral entre récepteur et émetteur. Il faut créer des entités collectives pour « internaliser les externalités ». Mais même dans ce cas, la connaissance débordera toujours le périmètre local de l’institution collective.

Ce dilemme s’applique notamment aux connaissances codifiables. Dans les autres cas, le caractère public de la connaissance est atténué. Beaucoup de connaissances ne sont pas irréductibles à une connaissance codifiée (connaissances tacites, savoir-faire, expériences pratiques), et sont donc plus aisément contrôlables. Par ailleurs, l’exploitation d’une connaissance exige souvent des capacités que seul l’inventeur possède. La connaissance peut

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se propager, mais les bénéfices restent internes. Enfin, même si les coûts d’usage sont nuls, il y a des coûts de transmission, de mise en forme, d’acquisition et d’accès (Callon, 1994), par exemple pour la formation d’un collectif capable de comprendre, de transmettre et d’utiliser la connaissance. Dans ce cas, plus la communauté sera grande, plus le rendement social sera élevé.

Ainsi, l’économie de la connaissance apporte une réflexion intéressante sur les manières dont la production de connaissance peut être incitée au niveau macro-économique. Cependant, cette analyse reste limitée lorsqu’il s’agit de comprendre les processus d’apprentissages qui se déroulent au sein de collectifs, c’est-à-dire pour analyser la connaissance comme un construit social. D’ailleurs, comme le suggère Foray (2000), pour approfondir les enjeux principaux au sein de sociétés basées sur la connaissance, il est nécessaire de se tourner vers la compréhension de la gestion de la connaissance par les firmes (Hansen et al., 1999) et développer des compétences liées à la maîtrise du changement.

5.3 Sciences de gestion : vers un apprentissage organisationnel