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Et c’est là que la création, pour moi c’est ça la création, on fait un métier, on a un boulot d’artistes, […] on crée quoi ! » CMR93

Mireille Cifali nous avoue : « Secrètement, je souhaite pouvoir affirmer que les processus qui définissent une démarche clinique dans l’espace des sciences de l’éducation sont comparables pour une part aux processus qui donnent lieu à la démarche de création du poète. » (2018, p. 315)

Nous posons ici comme postulat que les enseignants sont des chercheurs dans l’espace de leur travail et s’engagent dans une démarche de recherche, qu’enseigner c’est être chercheur quel que soit le niveau de classe dans lequel on enseigne. Mais également que les artistes sont dans une démarche de création, tel le poète cité ci-dessus, tout en étant des chercheurs, des pédagogues. Ce postulat de départ nous permet de continuer le travail d’analyse et n’est pas posé pour toute la recherche. Il sera questionné et modifié au fil du travail.

Ce qui nous intéresse ici est la rencontre entre ces deux chercheurs ; enseignant et artiste.

Pour Mireille Cifali « l’importance de travailler avec des artistes, pour que chaque démarche en se heurtant à l’autre se transforme. » (2018, p. 315).

En suivant cette idée de transformation et de démarche se heurtant, qui peut être définie comme une rencontre, un choc, une émotion brutale, une opposition, un affrontement, voire une discordance94. Il peut être intéressant d’opérer une lecture des entretiens faisant apparaître les attentes de part et d’autres des chercheurs .

1. Les attentes de part et d’autre

Il nous semble nécessaire dans un premier temps de préciser que dans une classe primaire, le quotidien assemble principalement l’enseignant ou l’enseignante et le groupe d’enfants qui constitue la classe. La venue d’un autre adulte reste exceptionnelle, au sens où ce n’est pas le quotidien de la vie d’une classe. En effet, hormis les Auxiliaires de Vie Scolaire95 (AVS) qui peuvent être présents de façon permanente ou sur des plages définies, le groupe classe est constitué du maître et même le plus souvent de la maîtresse (car n’oublions pas que la majorité des enseignantes du premier degré sont des femmes) et des élèves.

93. Enseignante interviewée dans le cadre de cette étude 94. Définition tirée de http://www.cnrtl.fr/

95. Aide pour les élèves à besoins particuliers

Les intervenants, sont souvent là dans le cadre d’un projet, à l’initiative des élèves ou plus généralement de l’enseignant. Ceux-ci sont de natures différentes, des intervenants en musique diplômés pour enseigner le chant, des animateurs divers et variés autour du développement durable, du cinéma, du sport, etc.

La venue d’un artiste prend une autre forme, en effet « l’artiste peut apporter un autre éclairage aux activités par son expérience, aider les élèves à entrer dans une démarche de création, apporter une ouverture par l’échange qu’il propose et faire découvrir un autre univers. Travailler avec un artiste c’est accéder à un langage, un mode d’expression différent et donc ouvrir d’autres horizons. » (Roy, Filadelli, Matteuci, 2001)

Du côté des enseignants, nous pouvons nous interroger sur leurs attentes quant à la venue d’un artiste.

Coralie, enseignante en classe de CM2, se définit elle aussi comme artiste, en effet elle dit

« car au fond de moi, je me sens comédienne aussi, je le suis. » Ses attentes sont formulées comme suit : « mais Nadège (comédienne) les toutes premières fois, moi je savais que de toutes façons elle m’apporterait quelque chose, car on est tous différents, on a tous une expérience différente et dans tous les cas, je savais que c’était que des bonnes choses à prendre. »

Sandrine en interpellant ses élèves dit « Ouais les artistes, c’est leur vrai métier, pour moi quoi, et je le dis beaucoup aux enfants, je leur dis « vous allez voir quand ils viennent, ils sont supers », ça nous apporte beaucoup. Je ne sais pas expliquer la différence mais pour moi, elle existe. » Elle reste plus dans le ressenti et exprime la venue d’un artiste en utilisant un nous, englobant les enfants et l’enseignante.

Nathan, quant à lui, exprime ce qu’il cherche et donc ce qu’il attend dans la venue d’un artiste en ces mots « Alors qu’est-ce que j’y cherche ? Alors au départ j’y cherche principalement des compétences que je n’ai pas. »

Sonia attend l’artiste pour son regard « Tu tournes un peu en rond, donc tu présentes un truc, et là bim, elle a ce regard, et elle voit, elle te dit « ah là, tu pourrais faire comme ça », et en fait elle voit tout de suite un truc qui permet de faire des jonctions, qui permet de rendre quelque chose beau. »

Gaëtan a pour sa part des attentes plus précises, avec l’idée de pouvoir reproduire cela dans sa classe sans la présence d’un artiste, en effet il dit : « En fait mon objectif c’est de devenir vraiment un enseignant polyvalent, c’est-à-dire que je veux être un enseignant capable de faire du théâtre, capable de faire de la danse contemporaine, quelqu’un qui soit capable, un enseignant qui fait de la technologie, je veux être quelqu’un qui soit capable de faire de la poésie, quand je fais venir un intervenant souvent, c’est pour apprendre. C’est pas du tout pour déléguer, c’est pour apprendre, pour que je sois un jour polyvalent. » Il semble voir le travail de l’artiste comme un assemblage de techniques, la dimension créatrice n’apparaît pas ici dans ses propos.

Presque tous verbalisent que la venue d’un artiste amène une autre dimension au travail en classe.

Bambou, danseuse et percussionniste, associée au projet le dit en ces termes : « Ben j’aime bien avoir un contact avec eux et savoir comment j’interviens et savoir ce qu’il recherche exactement et j’aime bien, pour moi une séance qui fonctionne c’est une séance qui a une

vraie triangulation avec les enfants, avec l’enseignant et que l’on puisse communiquer tous les trois, enfin tous les trois, les enfants, l’enseignant, qu’il y ait vraiment un vrai ping-pong dans tout ça, que les enfants puissent s’adresser autant à moi qu’à l’enseignant, l’enseignant autant à moi qu’aux enfants, que moi aussi. Qu’il y ait une vraie triangulation pour moi c’est une expérience qui est bien réussie. »

Elle est la première à parler du triangle enfant/enseignant/artiste, en nommant celui-ci elle inclut les enfants dans les interactions.

Élise, comédienne dit : « Que ce soit artistiquement, de question de méthodologie scolaire ou humainement sur la connaissance de leur classe, en fait, j’ai tout à, à prendre, à apprendre. » Que se passe-t-il réellement ?

Les artistes et les enseignants apprécient de travailler ensemble la plupart du temps, ils trouvent dans l’autre des compétences, des savoir-faire qu’ils n’ont pas.

Mireille Cifali en parlant de l’importance de travailler avec les artistes nous emmène sur le terrain de la rencontre, de l’endroit où l’autre bouscule l’un et inversement.

Nous pouvons légitimement nous poser la question de ce qui se transforme, à quel moment une démarche se heurte à une autre démarche et s’en trouve modifiée?

A nouveau nous nous plongeons dans les entretiens pour trouver des réponses à cela.

Il n’est pas surprenant que Coralie dise : « C’est-à-dire, que quand les artistes viennent dans la classe, l’équilibre, il se fait tout de suite parce que moi je ne me sens pas, contrairement à certains collègues, je le dis clairement, car ce qui m’a été rapporté en en discutant avec les autres, c’est ce que les gens te disent : de ne pas se sentir sûr de soi, de ne pas y arriver et de voilà. »

Elle se définit elle-même comme comédienne et parle d’équilibre, il est donc légitime de nous interroger sur la notion d’équilibre et par conséquence de déséquilibre.

Ce qui est intéressant ici, c’est que Coralie parle d’un déséquilibre dans les classes de collègues, qui ne se sentent pas sûrs d’eux, en se basant sur son expérience dans les écoles et sur son propre vécu. Elle légitime son équilibre par le fait qu’elle soit elle-même comédienne. Pour elle, il existe donc un déséquilibre entre un enseignant et un artiste.

Nous partageons cette idée, souvent les enseignants parlent des artistes avec beaucoup d’enthousiasme et leur donnent une place spéciale un peu magique : l’artiste !

Qui pour eux s’oppose à la leur et qui leur semble plus estimable nous pourrions dire. Mais nous pouvons tout à fait énoncer la situation inverse où l’artiste place l’enseignant à une place spéciale.

Du côté de Sonia : « Pour moi là c’était ça, la venue de l’artiste, avec les élèves, ça permettait à chaque fois ça. Tu tournes un peu en rond, donc tu présentes un truc, et là bim, elle a ce regard, et elle voit, elle te dit « ah là, tu pourrais faire comme ça », et en fait elle voit tout de suite un truc qui permet de faire des jonctions, qui permet de rendre quelque chose beau. »

Sandrine nous dit : « Et moi ce que j’aime c’est qu’elle soit à notre écoute et quand même temps elles nous apportent plein de choses. Je ne sais pas si là il y a un partenariat ? »

Alors que Nathan « Ouais je sais pas. Non mais c’est toujours enrichissant les rencontres, au-delà de l’artiste on rencontre aussi des personnes quoi, c’est des moments humains aussi, des échanges qui font aussi réfléchir quoi et avancer tout le monde. »

Sandrine dit aussi : « J’aime bien parce que ça bouscule un petit peu et ça nous fait, ce que tu disais tout à l’heure sortir de notre zone de confort où dans nos classes, on fait des choses, on essaye de les faire correctement, mais on ne sort pas trop… »

Élise, comédienne, parle d’une enseignante qui a construit et partagé un outil, « y’a aussi des savoir-faire méthodologiques, que je n’ai pas et qui sont propres à l’école, qui n’est pas mon milieu. ».

Les attentes sont de plusieurs ordres ; celles d’échanges de compétences, ce qu’un enseignant maîtrise n’est forcément la même chose que ce que l’artiste maîtrise.

Mais également, des attentes de la part des enseignants qui relèveraient d’un autre regard sur le monde, d’une autre façon d’envisager le projet, afin d’être un peu bousculé.

La plupart des enseignants, à l’exception de Coralie, ne se disent pas artistes, alors que tous les artistes se définissent comme pédagogues.

À ce point de cette lecture croisée des entretiens, il nous semble pouvoir dire que les échanges sont importants, qu’ils soient pédagogiques, humains ou artistiques, chacun s’accorde à dire qu’échanges il y a.

Seule Sandrine parle d’être bousculer et de sortir de sa zone de confort, ce qui n’est pas si courant selon ses dires.

Nous pouvons cependant continuer à questionner cette notion de déséquilibre et d’explorer en amont du projet dans les classes, le moment de la formation que les enseignants suivent.

2. La formation liée au projet

Dans le cadre du projet qui est ici l’objet de cette recherche, le projet Théa, il est nécessaire de rappeler que les enseignants et les artistes ont participé à des formations communes, c’est-à-dire que non seulement ils ont entendu les mêmes mots sur le projet : le cahier des charges, les objectifs, les valeurs… mais ont un vécu commun.

À ce point de la recherche, il nous semble pertinent de lire avec un regard focalisé sur la formation l’entretien mené avec Marjorie.

En effet Marjorie est à un poste clé dans la Drôme, elle est Inspectrice de l’Éducation Nationale96 (IEN), a en charge la mission « Art & culture », et coordonne les projets au sein de l’Éducation nationale. Elle apporte son soutien à Théa et à d’autres projets sur le département en mettant à disposition des heures de formation pour les enseignants sur leur temps de travail notamment.

Ses apports donnent une autre dimension, en parlant des enseignants s’engageant ou non dans un projet d’éducation artistique, elle dit : « je pense qu’il y a une réelle appréhension de la part des enseignants, de certains enseignants en tous cas qui n’ont pas, qui n’ont pas j’allais dire, la fibre entre guillemets artistique, et qui se disent « je vais laisser, je vais laisser la main à quelqu’un qui s’y connaît beaucoup plus que moi, mais moi je vais perdre complètement pied, je vais perdre main voilà », c’est pour ça pour moi, il n’est pas envisageable que quelqu’un s’engage dans un projet sans qu’il y ait une formation pour le coup. »

Dans la cas de figure de Théa, les enseignants sont volontaires, ce sont eux qui ont répondu favorablement à cette sollicitation et ce n’est pas là la moindre des informations, nous pouvons presque dire qu’ils ont amorcé un léger déséquilibre rien que dans l’acte d’inscrire

96. IEN, supérieure hiérarchiques des professeurs des écoles.

la classe au projet et donc de s’inscrire eux-mêmes dans les formations attenantes. Cela ne veut aucunement dire qu’ils sont tous aguerris à ce type de projets, comédiens ou liés de tout autre manière à la danse ou au théâtre mais simplement qu’ils ont fait le premier pas vers cet autre état potentiel.

Il n’en reste pas moins que comme le dit Marjorie « je pense qu’il y a beaucoup d’appréhension de la part des enseignants », la première prise de risque se situe certainement dans la formation.

Selon Mireille Cifali, « Une formation a à conserver cette philosophie du commencement, à renouer avec la philosophe du geste relationnel, inviter l’art et les artistes pour oser le corps et le processus de création. » (2018, p. 230)

Cette citation nous ouvre plusieurs pistes de réflexions.

Il est clair qu’ici, l’intérêt de la formation est dans un premier temps d’oser le corps et cela passe par le travail avec les artistes, le travail en plateau.

Régulièrement des enseignants avouent avoir eu de l’appréhension à venir aux formations proposées, parce que la mise en pratique les rendaient fragiles.

Cette question n’est pas vraiment abordée dans les entretiens réalisés, mais notre expérience nous permet de le dire, en effet notre travail est souvent aussi de rassurer les enseignants et d’atténuer les appréhensions qu’ils ont en amont de la formation.

Seule Sonia en parlant de stages qu’elle a vécus au niveau national pour le projet Théa, et du transfert effectué auprès de ces élèves, dit : « Non, j’arrive à le faire vivre aux élèves, ou alors si, j’arrive à le faire vivre aux élèves peut-être parce que je l’ai vécu dans le stage ou des choses comme ça, et en fait ce côté mettre des textes et tout ça, ça c’est pas… je l’ai fait dans des stages Théa, mais c’est sur des petits trucs, enfin, ouais, oui, peut-être que le fait, de ne pas le vivre, peut-être que j’ai besoin de vivre les choses pour… »

Elle dit clairement que c’est parce qu’elle a vécu elle-même des situations où le corps est en jeu, qu’elle peut en tant qu’enseignante les faire vivre à ses élèves.

Le projet Théa offre un cadre sécurisé aux enseignants pour un premier engagement du corps.

Sans la formation proposée, il semblerait que la mise en pratique avec les élèves soit plus difficile, c’est parce que les enseignants ont vécu une situation de danse, qu’ils osent la reproduire et l’expérimenter au sein de la classe au moment du travail sur le projet ou hors projet.

Guillaume le dit à sa manière au sujet d’un autre projet : « j’avais eu un bagage […]

j’ai eu une formation, il y a quelque année en danse contemporaine, artistique, en danse de création quand j’étais en cycle 3, je dois avouer que ça a été, leur formation a été vraiment d’une qualité assez bluffante, j’ai rarement été, ça a été une révélation pour moi. Et d’ailleurs depuis, tous les ans j’ai fait danse de création que ce soit avec mes CM, avec les maternelles, et ce que j’avais en cycle 3, très rapidement j’ai vu que je pouvais l’adapter, que ce soit en cycle 2. »

Ici nous sommes dans des situations de pratiques artistiques, théâtre et danse, où le corps de fait est mis en jeu.

3. Conclusion

Mireille Cifali ajoute : « il y a dans un commencement des processus intéressants à retenir : une prise de risque, un saut, une plongée, une peur, une nécessaire inventivité face à ce qui survient, une surprise inéluctable, une découverte avec des anticipations et ce qui les déjoue, une joie éprouvée, une certaine « innocence sans naïveté », la fierté d’avoir osé.

(2018, p. 224)

Dans le projet ici travaillé, la formation commune aux enseignants et aux artistes, ces processus apparaissent à différents niveaux.

Dans la façon dont nous vivons cette formation en tant que coordinatrice et formatrice mais aussi dans les classes de la part des enseignants et des artistes.

Marjorie ajoute, « C’est pour ça que je disais un package tout à l’heure, cette formation adulte, adulte pas seulement enseignant, mais adulte, moi je pense sincèrement que tant qu’on aura pas avancé sur la formation commune intervenant-artiste – enseignant, parce que les artistes, ils pourraient aussi venir se former voilà, avec les enseignants et qu’il y ait de la co-formation aussi, heu même si chacun doit garder sa casquette. »

Dans le cadre du projet Théa et des formations au niveau national, les artistes et les enseignants ont l’occasion de se retrouver dans des formations communes depuis quelques années. Cette mixité, artistes, enseignants, coordinateurs, tous en formation dans le même espace à un moment commun, est d’une richesse extrême et permet à chacun de se nourrir de ce qu’apportent les autres, de se laisser bousculer, et bien plus.

Nous pouvons ici conclure que la formation liée au projet est primordiale et permet ce premier acte d’engagement lié au corps, que la première prise de risque est bel et bien ici.

Le projet fonctionne, nous pouvons dire qu’à ce stade de la réflexion, la rencontre a lieu, il semble donc pertinent de se poser la question du côté des enfants et d’envisager les suites à cette « rencontre ».