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Le sensible, la vie des émotions, le corps, ainsi que le caractère physique de la pensée est en train de se faire.

François Laplantine73

Nous avons abordé un certain nombres d’auteurs grâce à nos lectures, celles-ci ne sont en rien exhaustives. La construction de la pensée qui avance avec la recherche-action ouvre beaucoup de voies de lecture, certains ouvrages ont fait l’objet de fiches de lecture (jointes en annexes), d’autres de textes témoins du cheminement de la recherche et d’autres ont alimenté la réflexion.

1. L’expérience esthétique et le « voir-faire-interpréter » 1.1 Des références théoriques

Nous avons choisi le travail d’Alain Kerlan, philosophe et professeur en sciences de l’éducation à l’université Lyon 2 et de Samia Langar, doctorante au sein de la même université, à travers l’ouvrage « Cet art qui éduque74 », où en s’inspirant du travail de John Dewey75, notamment dans « L’Art comme expérience76 », ils évoquent l’idée d’expérience esthétique, qui « n’est pas le privilège que nous réservait la rencontre avec les seules œuvres d’art. Elle est déjà là toute entière dans l’expérience dès lors qu’elle est pleinement expérience, expérience authentique dans laquelle nous sommes pleinement engagés : émotionnellement, corporellement, intellectuellement. » (p.40)

Il a été intéressant d’aborder à travers leur travail, la question de l’art à l’école, d’un point de vue positif mais aussi plus négatif. Ils nous précisent que les artistes se retrouvent aujourd’hui en charge de la réussite scolaire, de l’épanouissement de chacun, de la citoyenneté dans l’école.

C’est à travers ce texte, que nous avons extrait l’idée de sensible, en effet les auteurs parlent du fait que l’éducation artistique fait appel à une intelligence sensible, une sorte de complément de l’intelligence rationnelle. Ils écrivent « Réhabilitation du corps et du sensible lui-même, royaume de l’art par excellence, contre la condamnation platonicienne, retrouvant sa place à côté de l’intelligible, dans un premier temps ; mais plus encore, élévation du

73. Laplantine, F. Le social et le sensible, introduction à une anthropologie modale. (2005) Paris, Tétraèdre.

P.9

74. Annexe n°20

75. John Dewey (1859-1952) psychologue et philosophe américain

76. Dewey, J. (2016). L’art comme expérience. Paris, Collection Folio essais. Gallimard.

sensible au rang de l’intelligible, promotion du sensible comme forme intelligible. Nous sommes bien au cœur de l’ambition éducative : une ambition digne de ce nom se donne pour but, l’épanouissement harmonieux et équilibré de chacun, et d’abord de chaque enfant. » (p.27)

Certes il est question de chaque enfant, mais aussi des enseignants et éventuellement des artistes qui interviennent auprès des classes. C’est probablement à partir de cette lecture que le mot chacun dans « épanouissement harmonieux et équilibré de chacun », est devenu pluriel dans le cadre de cette recherche.

En complément de cette lecture, nous nous sommes intéressées aux écrits de Marie-Christine Bordeaux, professeure de Sciences de l’information et de la communication à l’université Grenoble Alpes, celle-ci a publié un ouvrage avec François Deschamps, directeur des affaires culturelles77 (DAC), intitulé « Éducation artistique, l’éternel retour ?78 » publié en 2013.

Dans leur présentation, ils définissent l’éducation artistique aux travers de trois pôles, qu’ils nomment rôles :

— Le premier rôle est celui du « voir » (mais aussi d’entendre ou de visiter).

— Le second rôle est celui du « faire », c’est-à-dire de la pratique personnelle dans un cadre collectif, ce qui différencie l’éducation artistique du stage occasionnel ou d’atelier individuel. C’est l’individu qui fait l’expérience de la forme artistique mais dans le cadre d’un projet porter avec d’autres.

— Le troisième pôle est relatif à la culture de l’art, à la réflexivité, à la distance critique, à l’expression des points de vue, on pourrait le nommer « interpréter », c’est-à-dire une production culturelle spécifique distincte de la réception et de la production artistique, mais intrinsèquement liées à elles.

Théa relève bien des trois pôles, car il y a bien dans le projet l’idée d’être spectateur, tant de spectacle professionnel que d’assister au travail des autres classes engagées.

Mais aussi le faire dans un cadre collectif, ce qui est probablement un des axes les plus pertinents de ce projet.

Le troisième pôle peut paraître plus difficile à circonscrire, mais il nous parait que Théa amène cette transversalité justement. Il est probable que cela ne s’acquière pas sur une expérience à un instant donné, sur une année par exemple.

L’enfant, l’élève, vit (en théorie) un parcours et la diversité des projets rencontrés et vécus contribue à le rendre spectateur (voir), acteur (faire) et créateur (interpréter). Dans les faits, l’équilibre est loin d’être atteint, l’enfant spectateur est certainement l’axe le plus développé.

1.2 Un terrain qui parle

Du coté des enseignants à l’exception de Coralie, et des artistes, ces rôles (voir/faire/interpréter) ne sont pas nommés, cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas, mais cette dimension n’apparaît pas dans les entretiens.

En effet Coralie dit : « Et après, je pense qu’il y a théâtre et théâtre, dans le sens que la démarche qu’on utilise dans Théa c’est vraiment du théâtre… de la création quoi, de la recherche théâtrale et puis cette démarche de création, elle est très présente. Parce que faire

77. Service déconcentré du ministère de la Culture 78. Annexe n°23

du théâtre dans les classes, c’est quelque chose de courant quand même, par contre faire du théâtre… moi je dis souvent que c’est du théâtre recherche quand même, recherche-action un peu. Cette démarche-là par contre elle est plus originale. »

C’est probablement Karine qui en parle le mieux : « […] pour moi la principale vertu de l’éducation artistique, c’est d’être en capacité de s’engager, quel que soit son âge, petites et grandes personnes, dans une aventure, qui outre qu’elle va vous faire toucher à de la matière, à des composantes de la personne qui peuvent aussi bien du côté de l’intelligence de la langue, mais des émotions, des sentiments, s’embarquer la-dedans, on va travailler la matière et la forme de qu’est tout ça, conduit à une démarche avec les enfants où les adultes sont quand même garants, l’art aussi est garant en tant que tel, dans sa valeur d’art, qu’il ne va rien arriver à personne. En tous cas, on ne sait pas quel chemin, où le chemin va nous emmener, et ça a une valeur politique en tant que en art : à une question posée, il y a une infinité de réponses possibles et que la réponse que l’on va élaborer sera celle qui nous convient à ce moment-là et celle que l’on peut porter le plus loin. C’est l’inverse, d’une question, un homme, une réponse. C’est l’inverse de la dictature. »

2. La question du désir 2.1 Des références théoriques

« Le maître ignorant79 » mais aussi « Aisthesis, Scènes du régime esthétique de l’art », de Jacques Rancière, philosophe français.

Dans ce dernier, nous avons relever et apprécier le lien que Jacques Rancière fait entre les œuvres d’art et l’expérience ordinaire ainsi que la culture populaire, abolissant en quelque sorte les frontières sociales.

Dans ces deux textes il est question du désir, celui que le maître doit selon Jacques Rancière, entretenir auprès de ces élèves. En effet si ce désir est présent, le processus de création artistique initié par le projet met les élèves et l’enseignant en situation de recherche.

En quoi cela est transférable à d’autres situations d’apprentissage en classe ?

En d’autres termes, est-ce que mettre les élèves et l’enseignant se trouvant dans une posture de chercheurs dans un espace et un temps donnés, celui du projet Théa par exemple, modifie les modes d’apprentissages en classe ?

Nous avons associé à Jacques Rancière, ce qui n’est pas habituel nous en convenons, la figure de Célestin Freinet au travers de l’ouvrage « Le maître insurgé80 » de Célestin Freinet81, sorti en 2016 et compilant des articles écrit par Freinet entre 1920 et 1939 dans divers revues syndicales et pédagogiques.

Célestin Freinet y a un discours engagé et n’a de cesse d’y déployer sa vision émancipatrice de l’école. De plus Célestin Freinet refuse que les techniques deviennent une méthode, il s’oppose à ce qu’on le place au même rang que les créateurs de systèmes pédagogiques

79. Annexe n°26

80. Freinet, C. (2016). Le maître insurgé, Articles et éditoriaux. 1920 – 1939. Paris, Collection N’Autre école n° 8, Éditions Libertalia.

81. Célestin Freinet (1896-1966) pédagogue et militant, instituteur révolutionnaire.

(comme Decroly82, Montessori83…) de peur que le mythe de la personne entraîne la sclérose de la pédagogie.

Dans les écrits et les pensées de Freinet, nous sommes également allées chercher le travail et la réflexion qu’il a menés avec Élise Freinet84, son épouse, elle-même institutrice. Tous deux ont accordé la plus grande place à l’éducation artistique, tout particulièrement aux thèmes de la créativité et de l’art enfantin.

Ces thèmes bien connus et emblématiques, particulièrement mobilisés dans la critique que le pédagogue adressait à l’école traditionnelle, venaient au tout premier rang dans la nouvelle réception de son message pédagogique.

2.2 Un terrain qui parle

Elise, comédienne raconte que « d’aller auprès d’enfants qu’ils soient petits ou grands, qui n’ont pas le désir ou la nécessité première de faire du théâtre mais d’en faire avec eux, c’est là que j’ai vécu les choses les plus fortes. ».

Elle suscite le désir par un non-désir au départ et nous fait remarquer que c’est dans ces espaces-là, que les émotions les plus fortes adviennent.

3. Des projets artistiques et des enseignants

Enfin deux ouvrages collectifs ont aussi fortement résonné avec cette recherche :

« Projets artistiques et formation des enseignants85 », un dossier coordonné par Alain Kerlan et Myriam Lemonchois et « L’éducation artistique et culturelle – Mythes et malentendus86 » d’Anne Barrère et Nathalie Montoya (dir.).

Dans le premier cité, il est écrit dans un article87: « L’argumentaire constamment développé en faveur de la généralisation de l’éducation artistique et culturelle met en avant ses profits pour les élèves, non seulement au regard de ses bénéfices spécifiques et de l’exigence de démocratisation, mais également sur les plans du développement personnel et de la socialisation, sur celui des compétences cognitives, et plus largement sur la réussite scolaire, il ne dit rien toutefois de ses éventuels effets du côté des enseignants. »

Le traitement de la question du côté des enseignants abordée par des universitaires apparaît comme assez rare et nous ne pouvons que souligner cet ouvrage qui fait écho à la réflexion entrepris dans cette étude.

La lecture de ces ouvrages ont également mis en lumière le travail de Joëlle Zask, enseignante et spécialiste de philosophie politique. Elle est aussi une des spécialistes de John Dewey et s’intéresse elle aux conditions culturelles de nos représentations politiques.

Dans l’article « Éducation artistique et démocratie »88,elle dit « De La république de Platon au Contrat social de Rousseau, de la doctrine du droit de Kant à La république équitable de

82. Ovide Decroly (1871-1932) : pédagogue, médecin, psychologue belge 83. Maria Montessori (1870-1932) : médecin et pédagogue italienne 84. Élise Freinet (1898-1983) : pédagogue française

85. Kerlan, A., Lemonchois, M. (2019). Projets artistiques et formation des enseignants. Lyon, Recherche &

formation. ENS Editions.

86. Barrère, A., Montoya, N. (2019). L’éducation artistique et culturelle. Mythes et malentendus. Paris. Les cahiers de la médiation culturelle. Éditions L’Harmattan.

87. Les projets artistiques, vecteur de formation pour les enseignants ?, Alain Kerlan et Myrian Lemonchois 88. Entretien par Alain Kerlan in « Projets artistiques et formation des enseignants »

Rawls, la question de savoir comment former les citoyens sans lesquels les institutions et autres mécanismes seraient vains, est centrale. Ceci étant, deux attitudes sont possibles : soit vous postulez tel principe politique et vous demandez ensuite comment produire les sujets humains capables de porter, voire simplement d’apprécier, ces principes, ou alors vous partez de ce que veut dire « éduquer » et imaginez des dispositions politiques adaptées aux besoins de croissance de chacun. Je pense que le terme « éducation » ne convient qu’à la seconde attitude, tandis que la première est plus justement appelée instruction, endoctrinement, dressage, voire conditionnement, etc., selon les cas. […]

Or l’enseignement de l’art, pour être tel, procède nécessairement d’une éducation ; et non d’un dressage ou d’une instruction. »

Nous ajoutons en toute humilité, que non seulement cela relève d’une éducation pour les enfants, mais aussi pour tous, en incluant les enseignants.

4. Pour aller vers le sensible

Notre chemin de recherche nous a amené vers le travail de Mireille Cifali, ses deux derniers ouvrages : « S’engager pour mieux accompagner » (2018) et « Préserver un lien » (2019) nous ont encouragé à développer l’idée du sensible dans cette recherche.

Mireille Cifali89 écrit : « Il s’agit ici d’un engagement sensible, c’est-à-dire permettant de demeurer « présent » dans nos actes de formation, mais aussi d’éducation et d’enseignement.

Donc un engagement corporel, de regards, de voix, je le concrétise par le mot

« présence » que je tente de cerner, de ne pas laisser dans le flou. »

Elle nous rappelle qu’être formateur, enseignant c’est devoir se centrer sur une technique, une théorie, une discipline, une science particulière, ce qui exige une connaissance approfondie des savoirs qui leur sont liés et dont les formateurs, les enseignants sont reconnus en tant qu’« expert ».

Elle dit « Ce qui m’intéresse, c’est en quelque sorte le surcroît : comment ce savoir se transmet-il étant donné que toute transmission est relationnelle, que se soit entre un formateur et des étudiants déjà professionnels ou non, entre un enseignant et des élèves ? » En effet Mireille Cifali nous rappelle que « la présence corporelle, la manière dont chacun s’adresse à l’autre, la façon dont les enseignants et les artistes rapportent leur savoir, l’enthousiasme à transmettre est singulière.

Il s’agit, d’une part, d’une attention à la dimension relationnelle qu’elle soit relative à un groupe, aux personnes qui composent ce groupe, aux réactions singulières et, d’autre part, d’une attention à soi pour comprendre ce qui parfois est pris de soi dans nos gestes professionnels. Être donc sensible également à la dimension de l’affect, des sentiments éprouvés, comme la peur, l’angoisse mais aussi la joie, et au lieu de ne pas en tenir compte, les mettre au travail pour comprendre ce qu’ils nous signifie. »

Un enseignant du premier degré est considéré comme « expert » dans plusieurs domaines puisqu’il enseigne en théorie l’intégralité du programme. Dans le cadre d’un projet tel Théa, l’expertise est en quelque sorte partagée avec les artistes, l’enseignant n’a plus sa place habituelle et par conséquence sa relation au groupe s’en trouve modifiée ainsi que la relation et l’attention qu’il apporte à lui même.

89. L’Expresso Pédagogique – 21 septembre 2018 – URL :

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2018/09/21092018Article636731020350522351.aspx