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Toi qui marche, ce sont tes traces qui font le chemin et rien d’autre ; toi qui marches, il n’existe pas de chemin, le chemin se fait en marchant.

Antonio Machado, Proverbios y cantares112

Si l’engagement n’est pas dit « haut et fort », nous nous devons de nous questionner sur l’endroit où celui-ci se situe et de quelle manière éventuellement, celui-ci est nommé.

Mireille Cifali dans son ouvrage « S’engager pour accompagner », a nommé un chapitre

« Au présent de mon engagement, il est question de corps, de corps angoissé, de corps malmené, de corps pressé, « du corps engagé du professionnel dans sa relation à l’autre, de ses sentiments, de ses émotions, de la manière dont il introduit ce qu’il éprouve dans une pensée pour agir au plus juste. » (p. 276)

Elle parle de la voix, de la parole adressée, de la présence, mais elle raconte aussi sa propre pratique d’enseignante universitaire. Elle nous parle des symptômes du corps, de ses douleurs d’avant et d’après de ses épuisements.

Nous choisissons donc de parcourir dans un premier temps le corpus des propos des enseignants, pour remarquer ce qu’ils racontent de leurs corps, de leurs émotions ?

Lors des entretiens, à aucun moment, nous ne leur avons posé cette question en ces termes.

1. La place du corps entre émotions et engagement

« L’objet corps apparaît encore comme un impensé des théories sociales pour mieux être analysé du côté de la nature et de la biologie ou du côté des représentations symboliques et de l’imaginaire. » (Gaussel, 2018)

À l’issue de cette nouvelle lecture des entretiens, il y a peu d’éléments qui nous semblent significatifs.

Coralie en parlant du projet Théa à ses élèves, dit » …] mais on raconte aussi une histoire avec le corps […] » mais aussi « […] le fait de monter sur une scène, on se met en danger […] ». Mais ici elle parle des enfants, de ce que cela implique pour eux, de ce qu’ils vivent, elle ne parle pas d’elle.

Nathan quant à lui, dit que le projet Théa permet de « faire corps », il parle de sa classe, mais nous osons interpréter qu’il s’inclue dedans.

Sandrine en parlant cette fois-ci de ses propres émotions, dit « on a juste les larmes aux yeux quand on les voit sur scène, l’aboutissement du projet, il est magique ». Elle parle ici des élèves, et de la fierté qu’elle a d’être allée au bout du projet avec eux. Elle aborde la question

112. Dans L’Echo des balcons, GONG (2020)

du corps quand elle ajoute « […] la danse ça me gêne pas, mais la voix qui à contrario est quand même mon outil de travail… voilà moi me mettre à hurler sur scène, moi j’en suis incapable […] », il est question ici de difficultés qu’elle pourrait rencontrer si elle montait sur scène avec ou à la place de ses élèves. Dans tous ces propos, elles répètent à plusieurs reprises, qu’elle ne ferait pas ce que font les élèves.

Sonia, revient souvent sur les expériences qu’elle a vécues lors de stage, plus particulièrement des mises en corps qui lui servent de support pour son travail, c’est parce qu’elle l’a vécu, qu’elle peut le faire revivre. Elle parle de « bagage émotionnel » positif en parlant de son parcours dans le cadre du projet Théa.

Au final, nous relevons très peu de choses autour du corps, des émotions, il nous semble que cela n’est pas nommé explicitement, que nous sommes là face à un impensé de la part des enseignants, et de l’institution de façon plus générale.

Dans la formation proposée aux enseignants, menée de concert entre les artistes et moi-même, nous attachons une place très particulière à ces questions de corps et d’émotions, en effet nous savons par expérience, que l’entrée dans le projet passe par le corps et que ce que vivent les enseignants lors de ce temps de formation va déterminer la suite du projet dans les classes.

Après presque dix années, il me semble que nous avons toujours réussi à accompagner les enseignants dans cet engagement corporel et émotionnel. Les enseignants s’engagent souvent plusieurs années de suite dans Théa, ils expriment alors clairement que l’expérience vécue dans la formation, est inédite et leur donne des pistes pour travailler en classe, que ce soit sur Théa ou dans un autre domaine.

Nous n’avons pas posé cette question aux enseignants explicitement, pour plusieurs raisons ; nous ne savions pas au moment où les entretiens se sont tenus que notre recherche irait sur ce terrain-ci, mais aussi parce que nous avions probablement l’intuition que nous étions là sur un terrain de « non-dit ».

« Pas d’engagement du corps sans ressentir, pas de pensée incarnée sans lien avec les sentiments. Je sais qu’une telle affirmation pourrait ne pas être acceptée par d’autre professeurs dont j’apprécie la parole. Pourtant leur voix porte en elle-même les traces d’une musicalité, d’un rythme, d’une cadence, d’intonations qui viennent du corps et d’un corps marqué par exemple par la musique. De cette part d’engagement corporel, nul ne parle au futur enseignant universitaire ». (Cifali, 2018)

Nous ajouterons que nul n’en parle tout simplement, la question de l’engagement corporel est totalement absente des discours dans l’école.

Il est question des différents maux, des symptômes, mais jamais « du corps engagé du professionnel dans sa relation à l’autre, de ses sentiments, de ses émotions, de la manière dont il introduit ce qu’il éprouve dans une pensée pour agir au plus juste. » (p. 276)

2. L’intersubjectivité dans les relations...

...ou comment envisager une suite à cette recherche.

Mireille Cifali axe son travail sur les relations intersubjectives entre professionnels.

La suite de ce que nous cherchons pourrait se situer ici, nous utilisons le conditionnel car au moment où nous écrivons cela, nous nous heurtons à plusieurs obstacles.

Tout d’abord, les entretiens réalisés nous semblent inadaptés, en tous cas dans les lectures que nous en avons eu, pour trouver de la matière dans ce sens-là ou cela demanderait une nouvelle lecture centrée sur les relations.

Mais cette question reste majeure.

Toutefois dans les grilles d’analyse réalisées, nous pouvons piocher quelques exemples : Nadège, comédienne s’adresse à la coordinatrice OCCE : « Et puis j’ai trouvé, ce qui m’a fasciné aussi, qui m’a beaucoup plu, c’est ton travail, je ne le dis pas par rapport à l’enregistrement, je m’en fous, c’est par rapport au fait que tu encadres vraiment, c’est-à-dire que tu es capitaine, d’embarquer les enseignants, les artistes, d’une même voix ensemble et il n’y a pas d’histoire de « moi je suis artiste, je sais le théâtre, moi je suis enseignante, je connais l’enseignement », c’est on est tous à plat, on ne se pose pas ces questions-là, et ça n’a aucun intérêt du coup, plus on casse avec ces histoires de hiérarchie… »

Marjorie en parlant des médiateurs dans les projets EAC dit :« Mais il faut, faut-il encore qu’il y ait quelqu’un qui soit là pour les aider à mettre en mots et à conscientiser, on va toujours être là-dessus, c’est-à-dire cette conscientisation, et heu c’est pas parce qu’on pratique, qu’on va conscientiser donc le médiateur, quel qu’il soit, le médiateur pédagogue, il doit être présent dans le cadre de formations, heu après sur….la question c’était sur la généralisation ? »

Sandrine en imaginant ce qu’elle dirait à un collègue : « Voilà, je dirais aussi à un collègue qu’on est accompagné dans ce projet-là, que ce soit par les formations, par ta disponibilité, tu nous le dis même si on n’a pas toujours le temps, après de s’appeler, et puis cette intervention six fois, qui est super pour nous et surtout pour les enfants. Voilà ce partenariat qui existe, on n’est pas seule pour monter un projet qui seul, n’aboutirait pas, ou alors c’est des petites choses après, on peut faire du théâtre seule mais ça n’ira jamais aussi loin. » Sonia nomme ici l’OCCE comme médiateur dans les projets : « C’est, enfin, moi en tous cas, c’est ça qui, je pense que voilà, c’est ça qui m’a fait changé, peut-être que j’aurai changé au fur et à mesure enfin, voilà en étant à l’OCCE et tout, mais ça a été un accélérateur quoi. Et dans la classe, je ne suis plus du tout la même en fait. »

L’axe de l’intersubjectivité comme objet de réflexion s’impose il nous semble, avec peut-être l’idée d’une interface entre l’enseignant et l’artiste, entre l’artiste et la classe, entre l’extérieur et l’intérieur de l’école…cette interface représenterait le médiateur, nommé ci-dessus, que nous, que je, l’actrice de terrain, représente ici.

Confronter cela au concept du « Moi-peau » développé par Didier Anzieu, pourrait être une piste à explorer.

Dans le concept de « Moi-peau », nous gardons les différentes fonctions de la peau : - celle d’un sac qui contient et retient à l’intérieur le bon ;

- la surface (interface) de séparation qui marque la limite par rapport au-dehors et la maintient à l’extérieur;

- le lieu et le moyen majeur de communication avec les autres, permettant d’établir des relations significatives.

3. Conclusion de cette partie

Si nous reprenons la notion « du corps engagé du professionnel dans sa relation à l’autre, de ses sentiments, de ses émotions, de la manière dont il introduit ce qu’il éprouve

dans une pensée pour agir au plus juste. », il apparaît clairement que nous touchons là à un sujet sensible pour les professionnels que sont les enseignants, un impensé professionnel.

Il n’est donc pas surprenant que les enseignants trouvent dans Théa une alternative à leur façon de travailler ; ils l’expriment au travers du travail avec les artistes, ou du changement observé chez les enfants.

Les artistes sont plus conscients de cet engagement, de leur engagement du corps, car cela est l’essence même de leur métier.

Les enseignants en participant à Théa, car ils s’impliquent corporellement, laissent plus facilement une émotion surgir, donne corps au projet malgré eux.

Les enfants trouvent certainement là ce qu’ils ne peuvent pas vivre dans le cadre habituel de la classe, un espace où l’on peut s’exprimer d’une autre façon.

La formation et la nécessité de celle-ci pour les enseignants prend toute sa dimension pour aller plus loin d’en l’engagement que ceux-ci ont dans leur métier.

CONCLUSION

Cette conclusion se présente en deux parties.

Un première partie qui permet d’envisager les prolongements à la recherche et quelles pourraient être les pistes à creuser

Une deuxième revient sur l’expérience de la recherche action Du coté de la recherche

A partir d’un triangle dont nous gardons volontairement la dénomination « triangle d’apprentissage mutuel », nous avons observé dans le cadre du projet Théa les interactions entre les acteurs, elles sont présentes et nombreuses mais sont souvent peu conscientisées.

Cette recherche questionne la posture des enseignants, qui sont experts dans de nombreux domaines souvent très précis d’un point de vue disciplinaire, elle a permis de mettre en évidence la nécessité de travailler avec un tiers, ici artistes et animatrice OCCE, afin de leur permettre de sortir de leur zone de confort, tant spatiale qu’intellectuelle.

Nous avons posé la questions au commencement de cette recherche de la posture des enseignants et de leur pédagogie. Il est difficile de définir une pédagogie, car souvent elles sont multiples et les enseignants se nourrissent de plusieurs « courants » et élabore la leur, qui leur est propre et qui est en perpétuel mouvement.

Il serait fort intéressant et c’était une des questions posées par la chercheuse de lier la création artistique et ce qu’on appelle des pédagogies actives, et d’étudier dans ce cas ce qu’il se joue dans des situations ordinaires de classe, qui ne seraient pas Théa par exemple en étudiant sur une période de plusieurs années le travail des enseignants.

Cette notion de triangle nous apparaît comme primordiale, et nous amène à formuler de nouvelles pistes de travail, voire de recherche sur ce qui pourrait être constitutif de ce triangle ; car c’est bien là que le mouvement se joue…

Un artiste, une médiatrice, des élèves présents sur plusieurs sommets (du triangle), les familles, le réel, l’extérieur...la notion de tiers est d’une richesse infinie et nécessite d’être développer.

Du côté de l’actrice-chercheuse

Dans le cadre d’une recherche action, nous sommes à la fois acteur et chercheur, enfin dans le cas présent actrice et chercheuse. C’est à la fois toute la richesse du dispositif et toute sa complexité, car nous observons, décortiquons, analysons un matériau dont nous faisons partie et ce n’est pas là la plus aisée des démarches.

Il peut sembler plus simple d’étudier un terrain dont nous sommes extérieurs, c’est en tous un cas un présupposé que je peux énoncer.

Dans une recherche-action, nous étudions notre terrain, cela est une formidable source de motivation, car nous travaillons sur ce qui nous parle et sur ce qui nous meut chaque jour.

Et en même temps il y a là, la plus complexe des activités, car cela demande une mise à distance qui se fait (ou pas) selon un long processus.

Le temps long de la recherche, les passages par l’autobiographie raisonnée, la description de terrain, la collecte des matériaux, la confrontation à une ou des théories, l’analyse...sont les clés de ce processus et de cette mise à distance.

J’ai vraiment apprécié cette démarche qui n’a pas été toujours simple. Elle m’a obligée à plusieurs reprises à analyser mes difficultés (présentes dans les toutes les étapes) et à essayer de les surmonter.

J’ai étudié un terrain dont je suis une des actrices, je peux agir dessus et envisager la suite sereinement.

Et pour parler plus précisément de l’objet de recherche Théa, cette étude a pu permettre d’entendre les voix de tous les protagonistes, ce qui n’est pas habituel. Cette matière est intéressante pour faire évoluer ce projet, mais d’autres aussi, en prenant en compte la place de chacun, notamment celles des enfants.

ANNEXES

1. Affiche Théa

2. Entretiens

N°1 :Entretien, Karine, animatrice art & culture OCCE

Paris, mardi 28 mars 2017, entre 21h et minuit avec une pause repas.

– Qui es-tu et quel est ton lien avec l’éducation artistique ?

– Je m’appelle Karine, je vis actuellement à Paris depuis huit ans, c’est la neuvième année et c’est lié à l’emploi que j’occupe actuellement à l’OCCE.

Les trente années précédentes, j’ai été essentiellement enseignante, beaucoup en école maternelle et directrice d’école maternelle en Bretagne, dans des petites écoles de Bourg.

Y compris mais cela a été déclencheur, un premier poste dans une île, l’île de Bréhat où j’ai démarré les prémices, mais c’était déjà complètement présent de ce que je fais actuellement à une autre échelle, et c’est peut-être même déjà avant quand j’étais à l’école normale, et c’était peut-être même déjà avant dans mon adolescence, peut-être même déjà dans mon enfance.

D’emblée, m’étant retrouvée sur cette île, avec selon les années entre dix et vingt enfants de quatre ans d’âge différents, d’emblée je suis partie sur les questions de la pratique artistique et culturelle, à côté ou liées aux questions conventionnelles de l’école, des apprentissages dans les classes successives où je me suis trouvée, il y a toujours eu, on va dire au début des activités qui ne se pensaient pas encore comme des actions, des activités du côté de la musique, du côté du théâtre, du côté des arts plastiques et parce que dans cette île-là mais c’était aussi lié au compagnon que j’avais à cette période mais c’est peut-être aussi pour ça que je l’avais choisi.

Il y a eu tout le temps dans les projets et dans les classes de la présence artistique c’est-à-dire des personnes qui venaient du continent et qui étaient plasticiens, comédiens, musiciens, auteurs et même quelques fois acteurs.

En fait la conduite de ma pratique de classe était très imbriquée ou intriquée avec ce que je développais, ce que nous développions dans un milieu associatif, nous avions créé une association qui s’appelait « Vives-Eaux », et qui sur cette île avait créé un journal, une bibliothèque, un cinéma, des concerts, puis un festival.

En fait, il n’y avait absolument aucune coupure pour moi entre la vie associative et la vie de la classe. La classe était très souvent, soit le lieu où on fait des expositions pendant les vacances, soit le lieu où on organisait le dortoir du groupe de rock qui venait jouer, il n’y avait pas de coupure.

Dans l’environnement de ma classe, il y a toujours eu des œuvres exposées, une présence artistique et déjà de façon très très maladroite, beaucoup de théâtre avec les enfants.

Donc ça c’était la première phase et puis ça s’est poursuivie.

Après Bréhat, je me suis retrouvée avec ma première direction d’école maternelle, c’était une époque assez rêvée en termes de soutien, tout était naissant, du coup à la fois il y avait un cadre institutionnel qui autorisait tout ça. Les premiers textes institutionnels autorisant la présence des artistes dans les classes étaient publiés, c’est 1988.

Gros travail de l’ANRAT, qui est une autre association, cette fois nationale, dans laquelle je suis très impliquée, et que je rencontrais aussi à ce moment-là.

À la fois un cadre institutionnel qui favorisait tout cela et qui l’encourageait très très fortement. Peu d’enseignants s’en étaient encore saisis dans le premier degré. C’était beaucoup plus le cas dans le second degré, c’était la naissance des bacs artistiques ; bac musique, bac danse…on était dans une période pionnière mais avec un cadre institutionnel qui l’autorisait tout à fait.

– Cela veut dire que avant, cela n’était pas autorisé, faire venir un artiste dans sa classe ?

– Dans le milieu de l’ANRAT qui est l’Association Nationale de Recherche et d’Action Théâtrale, créée en 1983, à la demande des deux ministères : ministère de la Culture et ministère de l’Education Nationale. Il fallait créer une association pour que se retrouvent ensemble des artistes et des enseignants, des comédiens et des enseignants.

En fait, ils ont tous raconté comment on introduisait les artistes dans les écoles, les établissements scolaires, principalement les collèges et les lycées, un peu moins les écoles primaires de façon clandestine, c’est-à-dire que cela n’était pas autorisé. Dans les écoles parisiennes qui avaient des loges de concierges, il fallait faire diversion et le comédien s’avançait à plat ventre pour que le concierge ne le voit pas entrer. Il y a eu une période clandestine dans l’institution scolaire en même temps que, mais du coup on revient en arrière pour resituer un contexte plus vaste.

En même temps que l’émergence de cela, venaient deux courants forts, d’une part le courant de l’éducation nouvelle, le courant des pédagogies nouvelles qui travaillait ça peu dans l’école mais sûrement beaucoup hors l’école : la place du théâtre dans les CEMEA, Miguel Demuynck qui avait développé cela, il y avait cela, ce courant lié à l’éducation populaire.

Et d’autre part, l’autre courant, on dit bien autre, car il y a eu divorce à un moment donné

Et d’autre part, l’autre courant, on dit bien autre, car il y a eu divorce à un moment donné