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1. Les approches par les paradoxes et par les dialectiques comme approche par les oppositions

1.3. L’approche par les dialectiques comme prolongement et dépassement de l’approche par les

1.3.7. La transformation des oppositions paradoxales, cœur de l’approche par les dialectiques

Comme nous l’avons précisé précédemment, la transformation est au cœur de l’approche par les dialectiques. Elle est également qualifiée de praxis qui se définit comme « la reconstruction libre et

créatrice de l’arrangement social [ou organisationnel] sur la base de l’analyse raisonnée des limites et potentialités des formes sociales [organisationnelles] présentes » (Benson, 1977: 5). Dans les

perspectives engeliennes, marxistes et bakhtiniennes la transformation est considérée comme l’étape centrale de dépassement des oppositions permettant de donner naissance à un nouvel ordre qui dépasse mais englobe les deux éléments en opposition. L’étape de transformation peut alors s’apparenter aux « boites noires » des approches systémiques (de Rosnay, 1975; von Bertalanffy, 1993) où s’élaborent les transformations d’un système permettant d’accéder à un nouvel ordre et réduisant le désordre existant avant l’entrée des informations dans cette boite noire. Le processus s’établissant dans la boite noire vient alors modifier une variable d’entrée qui sera différente à sa sortie par diverses actions se mettant en place dans cette boite noire. Dans le cas des organisations et de manière tangible, la transformation permet de donner naissance à de nouvelles caractéristiques et routines organisationnelles permettant de satisfaire chacun des éléments en opposition paradoxale (Hargrave & van de Ven, 2016; Putnam et al., 2016). La Figure 14 propose un schéma de synthèse du processus de transformation que nous allons maintenant décrire.

1.3.7.1. Origines et prérequis à la transformation des oppositions

L’étape de transformation trouve ses racines dans les oppositions paradoxales. La conceptualisation de ces oppositions paradoxales est permise par l’approche par les paradoxes que nous avons précédemment présentée et qui permet d’identifier les forces de divergence qui éloignent les pôles en opposition et les forces de convergence qui les rapproche et les incitent à rester associer. Dans la conception de l’approche par les paradoxes c’est l’association simultanée de ces deux forces (dans le temps et l’espace) qui donne naissance au caractère irréconciliable des oppositions paradoxales (Lewis & Smith, 2014; Lewis, 2000; Smith & Lewis, 2011). Cette construction des oppositions et l’identification des forces de convergence et de divergence est à la base de la transformation (Hargrave

121 & van de Ven, 2016) constituant ainsi la principale condition pour que la transformation s’établisse. Cette condition fait implicitement référence à la « pensée paradoxale » (Andriopoulos & Lewis, 2009; Gnyawali et al., 2016) permettant de s’inscrire dans un niveau d’approche supérieur des oppositions. C’est dans cette perspective et à l’instar de Farjoun (2017) que nous considérons que l’approche par les paradoxes et l’approche par les dialectiques ne sont pas concurrentes mais peuvent être considérées comme complémentaires : l’approche par les paradoxes permet de conceptualiser finement des oppositions nécessaires à la transformation et l’approche par les dialectiques permet de dépasser les oppositions de l’approche par les paradoxes par le biais de la transformation.

A l’issue de la collision des oppositions paradoxales, les forces de convergence et de divergence sont caractérisées par un désordre relativement important (Hargrave & van de Ven, 2016) conduisant à un certain chaos organisationnel se manifestant par des perturbations telles que les tensions ou conflits. Ces forces sont nécessaires à la transformation avec des intérêts différents pour chacune d’elles. Les forces de convergence qui unissent les deux éléments en oppositions et les incitent à rester associés permettent de fixer le périmètre dans lequel se fera la transformation. Comme le montre la Figure 10, ce périmètre intègre l’ensemble des caractéristiques de chacun des deux éléments en opposition à prendre en considération. Les forces de divergence qui mettent en opposition les deux éléments à prendre en considération seront quant à elles considérées comme « les moteurs », « l’énergie » de la transformation (Brochier et al., 2010). Dans cette perspective, la collision entre les oppositions permis par les forces de convergence qui rapprochent les deux pôles, permet alors de libérer des énergies cognitives et émotionnelles issues des forces de divergence et stimulant la créativité et l’innovation (Hargrave & van de Ven, 2016; Langley & Sloan, 2012). De manière tangible, ces énergies se manifestent par les tensions issues des paradoxes (Raza-Ullah et al., 2014) générant du stress, de l’anxiété et de l’inconfort que nous avons discuté plus largement dans la partie traitant de l’approche par les paradoxes (Gnyawali et al., 2016; Hargrave & van de Ven, 2016; Jarzabkowski et al., 2013; Lewis, 2000; Putnam et al., 2016; Smith & Lewis, 2011). Ces énergies sont à la base de la transformation en permettant de dépasser la balance de l’approche par les paradoxes.

Pour que les tensions deviennent des forces permettant de dépasser les contraintes qui peuvent en être inhérentes (blocages, incertitudes, paralysies notamment) et nourrir le processus de transformation, les acteurs vivant les oppositions paradoxales doivent être en mesure de déplacer le niveau d’approche des oppositions paradoxales pour s’inscrire à un niveau permettant de bénéficier d’une vision holistique afin d’identifier simultanément les forces de divergence et les forces de convergence. Ce déplacement de l’approche des oppositions est permis par ce que nous avons qualifié précédemment de « pensée paradoxale » (Andriopoulos & Lewis, 2009; Gnyawali et al., 2016) permettant notamment de réduire le niveau de désordre perçu dans l’approche des deux éléments en oppositions (Hargrave & van de Ven, 2016). La pensée paradoxale contribue ainsi au déplacement des attentes rationnelles et linéaires

122 des schémas traditionnelles invitant à choisir l’un des deux éléments en oppositions à l’instar des approches par les théories de la contingence (Smith & Lewis, 2011) pour entrer dans la situation de transformation où le futur n’est pas nécessairement le prolongement du présent (Benson, 1977).

1.3.7.2. Transformation et néguentropie

La transformation, au cœur du processus de dialectiques peut se concevoir comme un espace de créativité nourri par les énergies que libère la collision des forces opposées (Hargrave & van de Ven, 2016; Langley & Sloan, 2012). Cet espace de créativité, permet de déterminer comment concilier les forces en opposition mais également comment les dépasser. C’est ce dépassement qui permettra d’aboutir à la synthèse des oppositions paradoxales. La synthèse peut alors être considérée comme le stade final du processus de transformation des oppositions donnant lieu à un nouvel ordre né des caractéristiques de chacun des éléments en opposition et les dépassants. Dans cette perspective c’est donc la transformation des oppositions paradoxales qui donne lieu à la bifurcation de la trajectoire qu’avaient pris auparavant chacun des éléments composant le paradoxe (Brochier et al., 2010; Thiétart & Forgues, 1995, 2006).

Pour aboutir à la synthèse, le dialogue et les échanges entre les parties en opposition est nécessaire dans le processus de transformation permettant de créer les routines et les pratiques répondant aux deux parties opposées (Putnam et al., 2016). Cependant, pour que la transformation s’opère et donne naissance à de nouvelles caractéristiques et routines à l’organisation, il est nécessaire que les forces de convergence soient plus fortes que les fortes de divergence. Si les forces de divergences sont plus fortes, la transformation ne pourra se produire et aboutira sur un statu quo, c’est-à-dire sur l’absence d’une transformation (van de Ven & Poole, 1995). Cependant si les forces de convergence sont plus fortes, le statu quo sera rompu et la transformation des oppositions paradoxales pourra s’opérer (van de Ven & Poole, 1995). Elle donnera alors lieu à des échanges entre chacun des pôles en opposition. De manière tangible, ces échanges se manifestent par des négociations, des discussions, des compensations, de la réciprocité permettant ainsi une satisfaction mutuelle des forces en opposition, ce que Hargrave & van de Ven (2016) qualifient d’« ajustement mutuel ».

L’ensemble de ces caractéristiques nous amènent à discuter de la néguentropie à laquelle conduit la transformation. Comme nous l’avons présenté précédemment et mis en évidence par le biais du schéma proposé en Figure 12, les processus de transformation se succèdent en cascade dans le temps dont chacun de ces sauts peut être qualifié de séquence (Brochier et al., 2010) dans le processus global conduisant au renforcement de la néguentropie. A l’issue de chacune de ces séquences se produit un saut d’ordre se caractérisant par une modification et une adaptation des routines et besoins de chacun des deux éléments en opposition (Hargrave & van de Ven, 2016; Putnam et al., 2016) que l’on peut également qualifier de bifurcation (Brochier et al., 2010; Thiétart & Forgues, 1995, 2006). Le saut

123 d’ordre ou la bifurcation supprimeront ainsi les tensions inhérentes aux oppositions paradoxales ou en réduira l’intensité (ce que nous mettons en exergue dans la Figure 13) permettant ainsi de réduire le chaos né de la collision des oppositions paradoxales. Par l’enchainement des sauts d’ordre et des séquences sur le long terme, les routines et d’une manière plus générales les caractéristiques de l’organisation auront donc tendance à se complexifier (Josserand & Perret, 2003). Cette complexification s’explique par deux raisons. La première est inhérente à la transformation qui dans son processus intègre les besoins et caractéristiques de chacun des éléments en oppositions pour aboutir à la synthèse. La seconde est due à l’enchainement en cascade. Comme le montre la Figure 12, chaque synthèse redevient une nouvelle thèse qui viendra se mettre en opposition à une nouvelle antithèse. Ainsi, dans la nouvelle transformation qui s’établira, la nouvelle synthèse devra prendre en compte la thèse (aboutissant d’une précédente synthèse) et la nouvelle antithèse. Cette nouvelle synthèse aura alors un degré de néguentropie supérieure aux précédentes.

De manière inverse, nous pouvons considérer dans le processus de transformation que l’association des oppositions paradoxales (la collision) peut mener à un certain degré d’entropie, c’est-à-dire le désordre se caractérisant de manière tangible par les tensions et conflits sur lesquels elles débouchent (Putnam et al., 2016; Smith & Lewis, 2011). Ces tensions et conflits se dissipant par le processus de transformation et le nouvel ordre qui s’établit, l’entropie se verra donc réduite pour être partiellement supprimée avant qu’une nouvelle antithèse vienne s’opposer à la synthèse issue du précédent processus de transformation et faisant donc réapparaitre à nouveau un certain degré d’entropie. Dans cette perspective, nous pouvons considérer que le phénomène de néguentropie globale est composé de différentes micro-séquences dotées d’un certain degré d’entropie. Le schéma Figure 13 ci-dessous propose de schématiser l’ensemble de ce processus.

Figure 13 : Représentation des micro-séquences d’entropie dans le processus global de néguentropie (Source : auteur)

Par ailleurs, la néguentropie à laquelle la transformation donne accès soulève de manière implicite la question de l’identité organisationnelle (Schad et al., 2016). Cette identité se caractérise par les éléments qui permettent de distinguer une organisation des autres organisations comme les pratiques, les valeurs ainsi que les produits (Fiol, 2002; Gioia, Schultz, & Corley, 2000; Oliver & Roos, 2006).

124 Cependant, les transformations en cascade viennent progressivement transformer cette identité. Sur le court terme, c’est-à-dire au début de l’enchainement en cascade des dialectiques, le saut d’ordre qui se produit vient modifier partiellement l’identité de l’organisation en question. Sur le plus long terme cependant, les nombreux sauts d’ordre viendront modifier de manière significative l’identité de l’organisation en créant des routines et des pratiques plus complexes voir différentes de celles existantes avant la cascade de dialectiques (Hargrave & van de Ven, 2016; Schad et al., 2016).

1.3.3.3 Identification et mise en exergue de la transformation des oppositions paradoxales dans les organisations

Comme nous l’avons précédemment décrit, le processus de transformation se nourrit des tensions issues des oppositions paradoxales (Hargrave & van de Ven, 2016). Au-delà de ces tensions, les différentes caractéristiques inhérentes à l’approche par les dialectiques que nous venons de présenter nous permettent d’identifier trois éléments à mettre en évidence et indissociables de la transformation (Putnam et al., 2016).

- La collision. C’est elle qui caractérise la connexion entre les deux éléments en opposition,

l’instant où les forces de convergence ont permis d’associer chacun des éléments en opposition. Elle se manifeste par les tensions et discussions que peuvent susciter les oppositions paradoxales (Lewis, 2000; Smith & Lewis, 2011). La collision des deux forces en oppositions paradoxales est indispensable pour que la transformation s’opère. Les conséquences de la collision peuvent être considérées comme la partie terminale de l’approche par les paradoxes et la partie préalable de l’approche par les dialectiques.

- Le « troisième espace ». Il correspond au lieu où s’expriment les oppositions, mais également

où se fait la collision de ces oppositions. Le troisième espace est en lien direct avec la notion de temps et d’espace de l’approche par les paradoxes. C’est dans cet espace où se situent les deux éléments en opposition que la transformation s’élabore.

- Le dialogue. Il s’établit dans le troisième espace précédemment cité et est nécessaire à la

transformation en garantissant l’échange entre les deux pôles en oppositions et permettant de faire le pont les reliant. Ce dialogue permet de conserver le paradoxe ouvert comprenant l’intégralité des caractéristiques de chacun des éléments en opposition. C’est par cette ouverture et le dialogue que les pôles en oppositions pourront identifier et élaborer les solutions satisfaisants les deux parties opposées.

L’ensemble de ces éléments inhérents à la transformation et à mettre en exergue sont par ailleurs encastrés à l’intérieur des frontières organisationnelles où se met en place le processus de dialectiques. Cependant, l’organisation soumise aux oppositions paradoxales est elle-même encastrée dans un

125 environnement organisationnel en évolution constante que les organisations devront prendre en considération dans leurs fonctionnements et leurs développements (Bourgeois & Eisenhardt, 1988; Bourgeois, 1980; Miller, 1992; Volberda, van der Weerdt, Verwaal, Stienstra, & Verdu, 2012). Comme nous l’avons discuté dans l’approche par les paradoxes préalable du processus de transformation, cet environnement peut avoir un effet sur l’expression des oppositions paradoxales (Lewis, 2000; Schad et al., 2016; Smith & Lewis, 2011). C’est notamment le cas d’un environnement organisationnel se complexifiant où peuvent se produire des évènements inattendues tels que des changements rapides, un accès restreint aux ressources, mais également un environnement se globalisant et renforçant la compétition et l’intensité compétitive (Hargrave & van de Ven, 2016; Lewis, 2000; Miron-Spektor et al., 2017; Schad et al., 2016; Smith & Lewis, 2011). Dans cette perspective nous considérons qu’il est nécessaire d’accorder une attention particulière à l’environnement organisationnel dans l’approche du processus de transformation afin d’identifier les potentiels influences et conséquences.

Figure 14 : Représentation schématique du processus de transformation (Source : auteur)

1.4. Comment les approches par les paradoxes et les dialectiques permettent-elles de répondre aux particularités de notre problématique ?

Dans l’introduction de ce chapitre nous avons identifié les trois principales particularités qui doivent être prises en compte pour répondre à notre problématique : la complexité de l’objet réseau, l’approche processuelle et le phénomène de néguentropie (une synthèse de cet ensemble est proposée dans le Tableau 8). Parmi l’ensemble de ces particularités, le caractère multiniveau des réseaux nous parait essentiel à prendre en compte dans la construction du réseau. Le double niveau organisationnel inhérent aux réseaux étant indissociables de ces formes organisationnelles, chacun d’eux doit être satisfait des réponses que l’autre niveau apporte à ses besoins. Face à ces particularités, les théories traditionnellement appliquées à la lecture des réseaux ne permettent pas d’y répondre. C’est de cette constatation que nous nous sommes rapprochés du champ théorique des oppositions répondant notamment au double niveau organisationnel des réseaux d’entreprises. Les deux approches retenues

126 (approches par les paradoxes puis approches par les dialectiques) étant maintenant détaillées, nous proposons d’identifier plus précisément comment elles répondent aux trois grandes particularités liées à notre problématique que nous avons synthétisées dans le Tableau 8. Nous revenons ainsi sur la complexité de l’objet réseau, l’approche processuelle et sur le phénomène de néguentropie.

1.4.1. Les approches par les paradoxes et dialectiques face à la complexité de l’objet réseau