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1. Les approches par les paradoxes et par les dialectiques comme approche par les oppositions

1.2. L’approche par les paradoxes, présentation et déconstruction du concept

1.2.2. Déconstruction du concept de paradoxes organisationnels

De par leurs particularités conceptuelles, la représentation des paradoxes est une tâche difficile (Lewis, 2000). Afin de rendre cette tâche moins difficile et de faciliter la conceptualisation et l’utilisation de l’approche par les paradoxes dans le cas de nos recherches, c’est-à-dire de prendre en compte le double niveau organisationnel inhérent à un réseau d’entreprises, nous proposons dans les prochains développements de déconstruire le concept de paradoxes. Cette déconstruction nous permettra dans la seconde partie de ce chapitre de proposer une reconstruction en l’appliquant au cas des réseaux pour par la suite nous permettre d’apporter des éléments de réponse à notre problématique. Nous nous intéressons dans un premier temps à la notion de frontière d’une situation paradoxale, puis dans un second temps à la notion d’espace et de temps, éléments nécessaires dans la conceptualisation, la cartographie et la théorisation des paradoxes, et permettant de discuter de leur expression (Lewis, 2000).

1.2.2.1. La notion de frontière d’une situation paradoxale

Comme nous l’avons précisé précédemment, les paradoxes organisationnels se définissent comme des éléments distincts, mais interdépendants et contradictoires qui existent simultanément et persistent au fil du temps, apparaissant logique et cohérents lorsqu’ils sont pris indépendamment, mais irrationnels, incohérents, voir même absurdes lorsqu’ils sont pris simultanément (Lewis, 2000). Dans cette définition deux éléments sont importants (Schad et al., 2016) : la contradiction et l’interdépendance. Si l’un de ces deux éléments disparait, le phénomène observé ne sera alors plus considéré comme paradoxal. Ces contradictions et interdépendances dans le cas d’oppositions paradoxales peuvent se matérialiser par deux niveaux de frontières : la frontière interne et la frontière externe (Raza-Ullah, Bengtsson, & Kock, 2014; Smith & Lewis, 2011), toutes deux identifiées dans la Figure 10.

La frontière interne sépare les deux éléments qui sont en contradiction apparente (A et B dans la Figure 10). Cette frontière interne s’illustre par « soit A, soit B » ou encore « A ou B ». Elle est caractérisée par les forces de divergence, c’est-à-dire les caractéristiques opposant les éléments A et B. Cette frontière interne fait référence au caractère rationnel des théories de la contingence invitant à faire un choix entre A et B selon le meilleur fit que chacun d’eux proposent (Lewis & Smith, 2014). La seconde frontière est qualifiée de frontière externe. Cette frontière s’inscrit en périphérie des oppositions paradoxales et vient unifier les deux éléments contradictoires que constituent A et B. Elle prend en compte simultanément A et B ainsi que leurs contradictions et dualités. Cette seconde

103 frontière invite à penser les éléments A et B comme associés dans un même ensemble mettant ainsi l’accent sur « l’ensemble A et B » et constituant la principale caractéristique permettant de prendre en compte les deux éléments en oppositions. A l’opposé de la frontière interne, la frontière externe se caractérise par les forces de convergence conduisant les deux éléments en opposition à s’associer et se manifestent par les synergies entre les deux pôles composant le paradoxe (Smith & Lewis, 2011).

Cette association des deux frontières est le cœur de l’approche par les paradoxes (Putnam et al., 2016). C’est cette association invitant à penser à la fois « A ou B » et « A et B » qui confère l’apparence irrationnelle de l’approche par les paradoxes (Lewis & Smith, 2014) invitant donc à substituer les théories de la contingence. Ainsi, dans les réflexions auxquels mènent les paradoxes, les deux frontières ne peuvent être dissociées invitant donc à privilégier une approche holistique intégrant simultanément les forces de convergence et les forces de divergence de A et de B (Lewis & Smith, 2014) et nécessitant également de considérer l’organisation comme « un monde pluraliste

d’évènements, de forces ou de valeurs contradictoires en compétition avec d’autres » (van de Ven &

Poole, 1995: 517) et non pas comme des entités homogènes et uniformes.

Figure 10 : Représentation schématique des frontières de deux éléments en situation paradoxale (Source : auteur)

Les liens entre les deux frontières ne se résument pas à la conceptualisation des paradoxes, des interactions existent entre elles (Raza-Ullah et al., 2014). Ces interactions sont liées à ce que Hargrave & van de Ven (2016) qualifient de « puissance » des pôles opposés. De manière théorique, le niveau de puissance entre les deux pôles, c’est-à-dire le niveau d’importance des frontières, est inversement proportionnel. Des forces de convergence importantes conduiront à une frontière extérieure forte et réduiront l’importance des forces de divergence, c’est-à-dire la frontière interne. A l’inverse, des forces de divergence importantes matérialisées par la frontière interne, réduiront les forces de convergence, c’est-à-dire la frontière externe. Quand les forces associées aux frontières exercent cependant un poids identique un équilibre dynamique se mettra alors en place entre les deux éléments en contradiction (Smith & Lewis, 2011) (notion de statu quo (van de Ven & Poole, 1995)). Ces liens entre les deux frontières mettent en évidence de manière tangible le caractère interdépendant des deux

104 pôles opposés d’un paradoxe. Par ailleurs, l’importance de chacune des deux frontières est liée à la nature même du paradoxe étudié et du contexte dans lequel il s’inscrit conférant un caractère idiosyncratique à chaque situation d’opposition paradoxale.

1.2.2.2. La notion d’espace et de temps d’une situation paradoxale

La seconde particularité importante dans la conceptualisation des paradoxes est celle du temps et de l’espace, éléments fondamentalement indissociables du concept de paradoxe et conditionnant l’existence même des situations paradoxales (Lewis, 2000; Schad et al., 2016). Pour que les deux éléments composant un paradoxe (éléments A et B dans la Figure 10) soient dans une situation d’opposition paradoxale il est nécessaire qu’ils s’expriment à un instant t identique ainsi que dans un espace identique (Poole & van de Ven, 1989; Smith & Lewis, 2011) conduisant ainsi à la collision des éléments A et B. Dans le cas où l’un des deux composants ne se manifesterait pas à un instant t identique et/ou dans un espace commun aux deux, le caractère contradictoire serait alors inexistant et les éléments A et B ne pourraient être considérés comme paradoxaux. La notion de temps et d’espace des paradoxes est ainsi liée aux deux types de frontières précédemment décrites. Les deux frontières ne peuvent exister que si les deux éléments composant le paradoxe existent et entrent en collision à un temps et dans un espace identique. Si l’une des frontières, c’est-à-dire les divergences ou les convergences, se manifeste à un temps ou un espace différent de l’autre frontière, la collision entre A et B ne pourra se produire rendant inexistant la contradiction et donc la situation paradoxale.

1.2.2.3. Manifestation et expression des paradoxes

La manifestation et l’expression des paradoxes sont conditionnées à la collision des éléments composant le paradoxe en question (éléments A et B sur Figure 10). L’association des forces de convergence aux forces de divergence conduit à un désordre relativement important pouvant se rapprocher d’un état chaotique dans certain cas. Les paradoxes émanant de constructions sociales (Lewis & Smith, 2014; Smith & Tushman, 2005; Sundarämurthy & Lewis, 2003), les conséquences de cette collision ne peuvent être vues et identifiées qu’au travers leurs expressions se manifestant principalement par des tensions chez les acteurs confrontés aux situations paradoxales (Lewis, 2000; Putnam et al., 2016; Schad et al., 2016; Smith & Lewis, 2011). Les tensions font références à un état cognitif émotionnel ressenti au niveau individuel se traduisant par des états de stress, d’anxiété et d’inconfort (Gnyawali et al., 2016; Putnam et al., 2016). Au niveau des interactions sociales, les tensions peuvent se traduire par des frictions mais également des conflits (Gnyawali et al., 2016; Smith & Lewis, 2011).

Dans le cas où ces tensions, frictions ou conflits s’expriment, les paradoxes seront alors « visibles » et seront qualifiés d’« apparents » (Smith & Lewis (2011) utilisent le terme anglophone de « salient »). A l’image des organisations et de leur environnement organisationnel, les paradoxes ne sont pas des

105 phénomènes tels des « îlots isolés » au milieu des dynamiques organisationnelles. Certains facteurs organisationnels mais aussi de l’environnement contribuent ainsi à les rendre apparents. On peut citer entre autres une main d’œuvre diversifiée, une rareté des ressources, une pluralité de perspectives pour l’organisation, des changements rapides de l’environnement et une concurrence/compétition globale relativement importante (Lewis, 2000; Miron-Spektor, Ingram, Keller, Smith, & Lewis, 2017; Schad et al., 2016; Smith & Lewis, 2011). Outre les influences qu’ils ont sur l’expression des paradoxes, les caractéristiques du contexte politique, mais également institutionnelles et sociales des éléments en oppositions paradoxales sont nécessaire à prendre en considération dans la compréhension de ce qui les unis mais également de ce qui les opposent (Hargrave & van de Ven, 2016). A l’opposé des paradoxes apparents, les deux éléments en oppositions composant le paradoxe peuvent être présents mais ne pas s’exprimer, c’est-à-dire ne pas être perceptibles. Dans ce cas, la collision n’a pas encore eu lieu. On parlera alors d’un état « latent » des paradoxes (Smith & Lewis, 2011).

D’un point de vue localisation, les paradoxes organisationnels peuvent s’observer à différents niveaux de l’organisation. Dans leurs travaux de synthèse, Putnam et al., (2016) identifient quatre niveaux d’apparition potentiel des oppositions paradoxales : l’environnement organisationnel ou le niveau inter-organisationnel, l’organisation, les équipes de travail dans l’organisation ou les départements, et les acteurs membres des organisations. Par ailleurs, l’expression des oppositions paradoxales ne se produit pas exclusivement entre deux niveaux identiques mais peuvent également être inter-niveaux. Dans ce cas chacun des éléments en opposition paradoxale se positionnera à un niveau différent (Hargrave & van de Ven, 2016; Putnam et al., 2016). L’ensemble de ces caractéristiques inhérentes à la manifestation et à l’expression des paradoxes a donné accès à leurs observations et donc l’identification d’un certain nombre de paradoxes organisationnels.