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La trajectoire du mouvement nationaliste du Nord : républicanisme, conservatisme et

CHAPITRE 1 Revue de la littérature : de l’émergence du mouvement nationaliste

1. La trajectoire du mouvement nationaliste du Nord : républicanisme, conservatisme et

Tel que déjà mentionné, le mouvement nationaliste afrikaner s’est développé dans un contexte de divisions intra-catégories créées par des trajectoires historiques et des conditions particulières à deux régions : le Nord et le Sud. Ces oppositions ont engendré des modes de mobilisation divergents. Le mouvement nationaliste au Nord s’est ancré dans les organisations de la société civile et le développement des communautés locales et celui du Sud, a été dominé par les partis politiques et les élites économiques. O’Meara (1983) démontre que la faible présence du NP au Nord durant la période d’émergence du mouvement nationaliste a laissé un espace propice à la prolifération d’organisations extra-parlementaires, qui visaient à défendre la culture et à soutenir la classe ouvrière et rurale alors que le nationalisme développé au Sud tient davantage d’un projet de prise du pouvoir par un parti politique ethnique, le NP. Bien que le parti (qui a d’ailleurs été créé au Cap) se soit graduellement imposé comme l’acteur central du nationalisme afrikaner, seulement cinq représentants du parti provenaient du Nord sur un total de soixante-treize en 1934 (O’Meara 1983 : 51). C’est seulement à partir de 1950 que le poids du Nord au sein du NP est devenu plus important.

La littérature sur le mouvement nationaliste afrikaner nous parle des rôles des différentes composantes du volksbeweging (ou le mouvement du peuple), qui constituait le cœur de la mobilisation identitaire du Nord. Ce mouvement formé par les organisations hors de la sphère parlementaire a joué un rôle crucial dans la promotion de l’identité afrikaner dans la région. À l’époque de l’émergence du mouvement nationaliste (et durant le régime de l’apartheid), les soi- disant « nationalistes extra-parlementaires » étaient une caractéristique marquante dans la région (O’Meara 1983, Dubow 1992, Grobbelaar 1998). Un des évènements marquants de la période d’émergence du nationalisme est celui de la création de l’Afrikaner Broerderbond [Fraternité

afrikaner] (ABB)11 comme organe clé de la coordination des politiques nationalistes (O’Meara

1983 : 51). Formée en 1918, l’ABB poursuivait les objectifs « d’unir les Afrikaners, d’assurer le bien-être de la communauté ainsi que de stimuler la conscience nationale et l’amour de la langue, de la religion, du volk et ses traditions » (Moodie 1975 : 50). Dans les années 1930, l’ABB avait un rôle plus déterminant au niveau de la mobilisation identitaire dans le Transvaal et l’OFS que celui du NP (O’Meara 1983 : 66).

L’ABB était aussi une organisation décentralisée. Les activités s’exécutaient par les divisions locales, constituées de cinq à vingt membres qui se rencontraient une fois par mois pour discuter des stratégies qui pouvaient « enrichir l’identité ethnique des Afrikaners » (Moodie 1975 : 100). Les membres étaient exclusivement des hommes et étaient recrutés parmi les fermiers prospères, les universitaires, les enseignants et les ecclésiastiques. L’organisation ne se voulait pas élitiste dans un souci de représentativité des populations locales bien que dans les faits, elle visait à faciliter la communication entre le gouvernement et l’élite afrikaner (Adam et Giliomee 1979 : 251). Outre ce rôle de coordination entre les élites locales et le gouvernement, l’organisation oeuvrait aussi dans d’autres domaines :

Economically, it was the driving force behind the movement to promote Afrikaner private capital and combat the influence of socialist trade unions. Culturally, it championed mother tongue instruction in single medium schools. Politically, it campaigned against British imperialism and worked unity among the Afrikaners (Adam et Giliomee 1979 : 247).

Bref, l’ABB était impliquée dans trois domaines d’activités : la définition de l’idéologique du nationalisme afrikaner autour de la mobilisation de l’afrikaans dans les sphères publiques et privées, l’organisation des travailleurs au sein de syndicats ethnolinguistiques et l’établissement

11 L’ABB est non seulement importante au niveau du nationalisme afrikaner, mais a aussi attiré une fascination compte tenu de

son statut d’organisation secrète, s’apparentant à la franc-maçonnerie. L’ABB devient une organisation secrète à partir de 1921 pour éviter les disputes partisanes. Son existence et ses activités seront mises au grand jour dans les années 1970 par des récits (Wilkins et Stryjdom 1978, Bloomberg 1989). L’organisation existe toujours en 2016. Son appellation a été modifiée en 1994 pour Afrikaner Bond (AB). Voir le chapitre 3 pour une description des activités de l’organisation et son adaptation au contexte post-apartheid.

d’entreprises afrikaners et la promotion de leurs intérêts (O’Meara 1983 : 66). Le Bond était donc une institution incontournable du mouvement nationaliste afrikaner.

Un des fondements de la fraternité était de rejeter le partypolitiek (la politique partisane) pour investir le domaine de la kultuurpolitiek (la politique culturelle), entendu comme la défense du républicanisme, le rejet de l’impérialisme britannique, du « capitalisme étranger » et le maintien des divisions entre « les nations » sud-africaines (Moodie 1975 : 114)12. L’ABB devait

donc imprégner les membres d’un sens de la discipline ethnique alors que le gouvernement s’occupait des enjeux politiques (Adam et Giliomee 1979 : 250). Les tensions entre les partisans du partypolitiek et de la kultuurpolitiek ont été une des principales lignes de fracture au sein de l’organisation. Comme le soutient Moodie (1975 : 115) : « many members of the National Party

elite were Bond members, ideological radicals of the Brotherhood found much cause for irritation and impatience with the pragmatic maneuverings of the National Party […] ». Pour

plusieurs élites de l’ABB, la pérennité de l’afrikanerité passait plutôt par la création d’organisations culturelles que par la politique. Cependant, l’explosion d’organisations culturelles était cependant mal vue par ces derniers, car leur multiplication menaçait l’unité du volk par leurs objectifs et idéologies divergentes (Moodie 1975 : 107).

C’est pour répondre à ce défi que la Federasie van Afrikaanse Kultuurverenigning [Federation of Afrikaans Cultural Association] (FAK) a été créée en 1929 comme « organisation mère » pour un ensemble de regroupements culturels afrikaners et comme porte-parole public de l’ABB. En 1937, la FAK regroupait près de 300 organisations culturelles afrikaners (O’Meara 1983 : 61). Outre le soutien à ces organisations, la FAK a été intimement liée à la promotion de l’afrikaans, comme langue, mais aussi en tant que mode de vie ou ce que l’exécutif de la

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La notion de kultuurpolitiek s’apparente à la kultuurnation de Herder qui était pour l’auteur « la seule nation ‘naturelle’ [et] qui détient une légitimité supérieure à toute autre. […] Elle l’emporte sur l’État aussi bien que sur les modèles de gouvernement artificieux […] » (Hermet 1996 : 120).

fédération appelait « l’autosuffisance culturelle ». Une déclaration de 1934 soulignait à ce sujet que :

it is not only a matter of building and expanding our literature, stimulating our desire to read and developing an ability to appreciate, create and sing our own songs and make our own music. We must expresse an authentic Afrikaans spirit in the houses in which we live, the furniture we use, the paintings on our walls, the books on our shelves, the naming of our places – in short our outlook, frame of mind and spiritual inclination. Our nationhood must be our highest pride (Pienaar 1943 : 380-381 dans

Giliomee 2003 : 402).

Cette vision s’inscrit dans l’appréhension d’une appartenance spirituelle à l’afrikanerité et à l’expression de l’authenticité ethnique, dans les moindres détails du quotidien. La FAK devait donc protéger et promouvoir la langue et la culture, ce qui laissait au NP le champ libre pour opérer sur le terrain de la politique partisane.

La dynamisation de la culture était importante au sein du volksbeweging, mais la question du soutien aux Afrikaners défavorisés était un autre enjeu primordial. Pour stimuler l’accumulation du capital afrikaner, alors dominé par les Britanniques et l’augmentation du pouvoir d’achat des travailleurs, différentes stratégies ont été élaborées par les acteurs du

volksbeweging. Parmi celles-ci, sous la supervision de l’ABB, le volkskongress (le congrès du

peuple) a créé des initiatives d’investissements pour soutenir le secteur entrepreneurial afrikaner. Ainsi, des fonds ont été dirigés vers des entreprises afrikaners comme les compagnies d’assurances Sanlam et Santam ainsi que la banque Volkskas13 (Moodie 1975 : 204). Une autre initiative du volkskongress a été la création du Reddingsdaadbond (RDB) ou « le mouvement pour le sauvetage de la nation ». Le RDB était un rassemblement d’organisations afrikaners, ayant un caractère chrétien qui devait rassembler les Afrikaners pour « sauver » ceux se trouvant

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Ces trois institutions sont toujours existantes dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui. La banque Volskas a été intégrée au conglomérat banquier ABSA tandis que les géants de l’assurance Sanlan et Santam ont conservé la même appellation. La banque ABSA a été récemment la cible d’un appel au boycott et à l’occupation de succursales par le parti Economic Freedom Fighters (EFF) en 2015 (Wesi 2015). Julius Malema, le chef du parti, a lancé cet appel car la banque serait un symbole de la domination économique blanche persistante en Afrique du Sud et des liens historiques avec l’ABB. Malgré que les liens avec tout mouvement identitaire afrikaner soient coupés, ces institutions peuvent être vues comme des vestiges d’un passé obscur pour la majorité de la population sud-africaine.

en situation de pauvreté (Moodie 1975 : 205). Le révérend J.D. Kestell, une figure proéminente de la Dutch Reformed Church (Nederduitse Gereformeerde Kerk ou NGK), une des églises afrikaners la plus radicale, surtout présente au Nord, a été un des protagonistes du RDB (O’Meara 1983 : 139).

Giliomee mentionne au sujet du révérend Kestell que

[he] called for a mighty reddingsdaad or rescue action to save the descendants of the

Voortrekkers ‘living in hopeless poverty, sunken materially, morally and spiritually’. No government charity or outside help would solve the problem; the answer lay in ethnic solidarity. ‘N volk red homself [is] a call [for the] Afrikaner people [...] [to] rescue itself. [It] became a leading theme in the ideology of the nationalist movement »

(Giliomee 2003 : 352).

L’enjeu des « poor white afrikaners » a donc été un des enjeux les plus importants au niveau de la mobilisation de la population et des acteurs du mouvement. En 1946, le RDB comptait environ 65 000 membres et finançait des activités culturelles, de formation à l’entrepreneuriat et au commerce et encourageait les Afrikaners à se tourner vers les entreprises et les banques provenant du volk. D’après cette vision du RDB, la solidarité ethnique était la solution pour faire face aux difficultés économiques des Afrikaners et non pas l’État (Giliomee 2003 : 352). De plus, cette action était dirigée spécifiquement vers les descendants des Voortrekkers, c’est-à-dire ceux qui ont un lien historique avec les migrations afrikaners du 19e siècle, communément appelées le Grand Trek.

Au contraire de ces tendances, le nationalisme afrikaner du Cap a toujours été étroitement lié au NP et aux élites du domaine des affaires qui souhaitaient conserver une proximité avec le pouvoir britannique (O’Meara 1983 : 51-52). D’ailleurs, la « domination politique et économique du Sud » était décriée par les élites du Nord (O’Meara 1996 : 87). L’idéologie du mouvement nationaliste propre à cette région divergeait aussi de celle du Sud, avant la période de l’émergence du nationalisme où « le républicanisme intense et étroit » de Paul Kruger (président

du Transvaal de 1883 à 1902) était un obstacle supplémentaire à l’unité du volk (Moodie 1975 : 39), en plus des différences structurelles. En effet, les leaders politiques du Transvaal et de l’OFS faisaient preuve d’un plus grand populisme et républicanisme qui soutenaient l’organisation autonome des communautés locales plutôt que la centralisation étatique. Quant à ces divisions, un des moyens utilisés par le NP pour unir ce qui est appelé l’Afrikanerdom, était de diffuser les idées du Sud par l’entremise des médias. Les publications de la presse nationaliste, Nasionale Pers [National Press] (NasPers) qui détient encore aujourd’hui la majeure partie des quotidiens afrikaans traditionnels, sont bien représentatives de ces divisions14.

NasPers a été créée au Cap en 1915, pour servir de courroie de transmission de l’idéologie nationaliste. Originalement, la presse afrikaner a émergé pour défendre les idées du mouvement et par la suite, les politiques du régime de l’apartheid (Adam et Giliomee 1979 : 236). Elle jouait donc un double rôle : celui de médias d’informations et d’organe nationaliste jusqu’à ce que la lutte idéologique entre les perspectives nationalistes du Nord et du Sud ne vienne fracturer la cohésion. Lorsque la base du pouvoir du NP s’est déplacée vers le Nord dans les années 1950, le quotidien Die Burger (basé à Cape Town) a tenté de diffuser la vision capetonnienne du parti. En 1965, NasPers a créé un nouveau journal dominical à Johannesburg : Die Beeld. L’établissement de ce journal faisait partie « de la lutte incessante entre les maisons de publications afrikaans du Nord et du Sud mais aussi d’une stratégie volontaire de NasPers d’amener la voie du Cap dans le Transvaal » (Adam et Giliomee 1979 : 232-233). Malgré que cette voie semble a priori moins radicale que celle du Nord, il est important de noter que les bases du régime de l’apartheid y ont été développées bien que « Johannesburg était l’endroit où les Afrikaners se sentaient les plus marginalisés » (Giliomee 2003 : 400). Les politiques ségrégationnistes y ont été élaborées, car les

14 Aujourd’hui, Media24 compte les plus grands quotidiens afrikaans traditionnels (Die Burger, Beeld, Volksblad, Rapport) ainsi que d’importants

élites afrikaners étaient préoccupées par la réduction de la présence des Noirs dans la région et par le retrait du droit de vote aux Coloureds qui composaient près de 50 % de la population (Giliomee 2003 : xvii).

Malgré les divisions entre les élites, des mécanismes de cohésion permettaient de maintenir un niveau de cohésion assez élevé pour que le mouvement travaille à assurer un futur à la communauté. Comme nous l’avons montré, un réseau d’organisations de la société civile s’efforçait de maintenir l’unité du volk. Ce réseau était à la fois décentralisé, car par l’entremise des branches locales, les communautés pouvaient organiser les activités propres à leurs réalités pour assurer l’épanouissement de l’afrikanerité mais il était aussi très centralisé. En effet, les orientations, de même que l’octroi des ressources au réseau étaient dictés par des organes décisionnels comme l’ABB et la FAK contrôlées par certaines élites. Outre ces mécanismes organisationnels de cohésion, le nationalisme afrikaner était marqué par des narratifs qui interprétaient le rôle des Afrikaners et leur place au sein de l’Afrique du Sud.

2. L’appel de la communauté : la destinée divine et la survie ethnique face à la domination