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CHAPITRE 1 Revue de la littérature : de l’émergence du mouvement nationaliste

4. Les analyses du mouvement afrikaner post-apartheid : la mort du nationalisme et

4.1 Nationalisme ou activisme ethnique ?

stratégies politiques et institutionnelles ainsi qu’au niveau de l’importante augmentation du nombre de membres. Nous avons identifié deux principaux thèmes dont traitent les auteurs par rapport au mouvement post-apartheid. Le premier est celui de la qualification de la nature du mouvement, à savoir si ce que nous observons est du nationalisme ou de l’activisme ethnique. En présentant leurs arguments, nous nous positionnons du côté de la politisation de l’ethnicité, car l’aspiration à l’autonomie territoriale a disparu des revendications des entrepreneurs ethnopolitiques. Nous terminons en présentant ce qui est appelé la nouvelle manifestation de l’afrikanerité, soit la défense des droits des « minorités discriminées ».

4.1 Nationalisme ou activisme ethnique ?

La définition du concept du nationalisme est marquée par de nombreuses ambigüités et l’ambivalence (Brubaker 2004 : 132). Le phénomène a souvent une connotation positive ou négative selon les cas et dépend « [of] how people have evaluated nationalism [and] on what

they have understood it to be » (Brubaker 2004 : 132). Par conséquent, il y a presque autant de

définitions du nationalisme qu’il y a d’auteurs sur le sujet. C’est pourquoi, une des caractéristiques marquantes des débats chez les auteurs (principalement tous Sud-africains) est son inscription dans la trajectoire raciste du nationalisme afrikaner ce qui en fait nécessairement un concept négatif dont les acteurs souhaitent se distancer. En effet, les activistes pour la protection de l’afrikaans discréditent automatiquement l’appellation « nationaliste » (Kriel 2006 : 46). Le terme est plutôt utilisé par ces derniers pour disqualifier le projet gouvernemental de

nation-building et se distancer du mouvement de l’époque de l’apartheid. Par exemple, Koos

opposition to ‘black domination’ as well as ‘English monolingualism in the public service’ is not an expression of minority nationalism: the black majority are the nationalists; theirs is a sectional nationalist project, ‘[d]raped in human rights camouflage’ » (Kriel 2006 : 47). Tel un

écho du passé, cette remarque réactive des termes récurrents du discours mobilisateur nationaliste où l’on dénonce le monolinguisme et la domination. Johan Rossouw, un défenseur de l’afrikaans dans l’Afrique du Sud post-apartheid, affirme quant à lui que deux groupes d’Afrikaners subsistent : « ceux qui recherchent “le salut politique" au sein de la nation sud-africaine et ceux qui le cherchent parmi la communauté afrikaner » (Kriel 2013 : 115). Pour cet auteur, parmi ceux favorisant la communauté afrikaner, il existe deux autres sous catégories : les Afrikaners traditionnels ou les nationalistes, tournés vers le passé de l’apartheid et les « nouveaux Afrikaners » qui ne sont pas nationalistes (Kriel 2013 : 115-116). Le concept a donc une signification négative dont les élites tentent de se défaire, tout en caractérisant les rivaux politiques comme des nationalistes.

En continuant dans la catégorisation de la population afrikaner, Giliomee (2003 : 703) propose une typologie faisant état des divisions intraethniques. Une première catégorie serait composée par les « hardcore rejectionists », représentant un faible nombre. Ce groupe serait formé par les individus qui ont une croyance persistante en la nécessité de la ségrégation raciale. Ensuite, « those who passively acquiesced » sont ceux qui ne sont pas préoccupés par la préservation de l’afrikaans et les soi-disant effets discriminatoires des politiques gouvernementales de cohésion sociale. D’après l’auteur, ces derniers profiteraient des opportunités économiques de la « nouvelle » Afrique du Sud, mais seraient prêts à émigrer à tout moment. Ce groupe serait formé par des Afrikaners opportunistes qui profitent du système, sans attachement identitaire, ni pour la nation sud-africaine, ni pour l’afrikanerité. La troisième catégorie, les « apolegetic Afrikaners », sont définis comme les individus voulant « expier

l'apartheid et poursuivre leurs propres intérêts, en étant tout à fait prêts à sacrifier l'afrikaans dans les établissements scolaires et à fermer les yeux sur les politiques d’affirmative action dans la mesure où ils ne sont pas affectés » (Giliomee 2003 : 703). Cet autre type d’Afrikaners serait aussi opportuniste, mais n’irait pas jusqu’à choisir l’option de l’immigration. D’après l’auteur, ils vivraient dans une honte constante liée au passé de l’apartheid ce qui les empêcherait d’être des membres actifs de la société.

La thèse traite de la dernière catégorie proposée par Giliomee, celle des « activists for

Afrikaans and Afrikaans people of all colours ». D’après l’auteur, ces activistes sont « avides

d’utiliser la Constitution pour promouvoir activement l’afrikaans et résister à ce qu’ils appellent la discrimination injuste envers les minorités » (Giliomee 2003 : 703). Ces derniers s’identifieraient non pas comme des nationalistes, mais comme de bons démocrates (Kriel 2013 : 118), de par leur utilisation des outils constitutionnels et l’acceptation des règles de la démocratie multiraciale ainsi que des frontières territoriales de l’État. Giliomee, un des auteurs les plus prolifiques sur le mouvement afrikaner et que nous qualifions d’activiste ethnique20, affirme que :

the Afrikaners were without national leaders or strong organizations, but with apartheid receding into the past, the hope was that many would rediscover and re-invent that part of their identity forged by the Afrikaners’ complex and turbulent history, by the Afrikaans language itself and by the harsh but beautiful land in which they lived. Their challenge was to come to terms with this history, to nourish and replenish this love for their language and take up their responsability to hand over their cultural heritage to the next generation in a sound state. If they were to accept this challenge, they would become part of a new, democratic South Africa in their own special way (Giliomee

2003 : 715).

L’auteur conclut son imposante biographie sur l’histoire des Afrikaners avec cette citation qui appelle à une mobilisation sur de nouvelles bases pour retrouver la fierté, protéger la culture et assurer le futur de la communauté dans la nouvelle Afrique du Sud.

20 Les universitaires afrikaners ont souvent été impliqués dans les débats liés au nationalisme, comme opposants ou protagonistes

des politiques gouvernementales (Hugo 1998).

Les auteurs qui se penchent sur la question identitaire afrikaner à l’époque post-apartheid ne s’attardent que très peu sur la définition du concept de nationalisme. Dans une étude de la trajectoire du discours du syndicat afrikaner Solidarity, Boersema (2012) dans une des rares études empiriques sur le syndicat, disqualifie la nature nationaliste de l’organisation, car elle propagerait une identité afrikaner postnationaliste. Étant donné que les vues associées à l’extrême droite ont été abandonnées et discréditées (Boersema 2012 : 411) et qu’elle ne défend plus la création du volkstaat, elle serait donc une organisation postnationaliste. Or, loin d’être postnationaliste, Solidarity s’est restructurée pour redéfinir et défendre l’afrikanerité. Dans les discussions sur le mouvement post-apartheid, les auteurs démontrent plutôt le consensus concernant la disparition du nationalisme afrikaner raciste de l’époque de l’apartheid. Les manifestations nationalistes extrêmes, associées au racisme, au contrôle de l’État par la minorité blanche et aux demandes de l’extrême droite durant les négociations de création d’un volkstaat ont en effet été abandonnées (Sparks 2003, Grobbelaar 1998, Blaser 2012).

Au contraire de ces auteurs, Kriel soutient l’hypothèse que la défense de l’afrikaans « constitutes, for the most part, a continuation of the Afrikaner nationalist project » (Kriel 2013 : 112). Pour l’auteur, étant donné que le projet de souveraineté territoriale a été délaissé, la langue est devenue le lieu d’expression de l’identité afrikaner : « [the] language can become the new

land » (Kriel 2013 : 127). Elle soutient que le « New Afrikaans Movement », c’est-à-dire les

acteurs qui se mobilisent pour protéger la langue, est un mouvement nationaliste même s’il souhaite atteindre un niveau moins élevé de pouvoir (ou des formes différentes de pouvoir) qu’un gouvernement composé de membres de ladite nation (Kriel 2006 : 54). Dans un contexte où l’atteinte du contrôle de l’État et de l’appareil militaire est impossible, « a certain degree of

economic and cultural power can still be secured through control of schools, universities, academies, publishing houses and cultural associations. […] Politics is about power, but power

can be gained and maintained through institutions other than the state » (Kriel 2006 : 53). Selon

l’auteure, ce qui est actuellement observé est du nationalisme culturel; la survie de la langue constituant l’aspiration du mouvement.

Dans notre perspective, il est tout à fait juste de mentionner que la sécurisation des intérêts culturels et économiques peut se faire à des niveaux moins élevés que par le contrôle de l’État donc par d’autres moyens. Nous avons plutôt observé que la mobilisation pour la défense de l’afrikaans s’inscrit dans un processus de restructuration de l’afrikanerité au lieu d’être une manifestation d’un mouvement nationaliste afrikaner post-apartheid et l’ethnicité est politisée comme base de l’action collective. Cependant, comme le mentionne Kriel, bien qu’il y ait une volonté de réallocation des ressources de la part des élites, un des objectifs centraux pour Solidarity et de son mouvement est de « rééquilibrer les forces entre la majorité et les minorités » (Hermann 2013) et non pas uniquement la protection de l’afrikaans. De surcroit, l’objectif nationaliste de rendre les unités politiques et nationales congruentes (Gellner 1983) est absent des revendications des entrepreneurs ethnopolitiques du SoMo. D’ailleurs, Brubaker soutient que la présence de réseaux ethniques comme celui du SoMo ne s’accompagne pas nécessairement de convictions nationalistes. Ces réseaux structurent plutôt le quotidien des individus et par conséquent, ils peuvent exister sans un niveau élevé d’appartenance à une catégorie (Brubaker 2002).

Enfin, malgré l’augmentation rapide du nombre de membres de certaines organisations comme Afriforum, nous ne pouvons parler d’un mouvement nationaliste de masse. Même l’appartenance à l’afrikanerité des individus est variable selon sa place dans la société et de sa relation par rapport au pouvoir de l’État (Davies 2009 : 77). Dans son étude, Davies donne l’exemple des élites économiques d’origine afrikaner qui depuis la transition démocratique, tirent profit de la globalisation et des politiques de l’ANC. Celles-ci ne seraient pas enclines à s’auto-

identifier à l’afrikanerité. Davies (2009) ou Blaser (2004, 2012) ont montré à l’aide d’entretiens d’adolescents afrikaners (ou ceux qu’on appelle les born-free) que l’auto-identification des individus est complexe et changeante en fonction des situations sociales. En effet, dans notre perspective, « collectivities and individuals have multiple and conflictual identities over which

there can be no final consensus » (Hutchinson 2005 : 5).

Plutôt que de placer au cœur de l’analyse les débats sur la nature nationaliste ou non du mouvement, la question de la continuité entre le mouvement pré-1994 et celui post-apartheid nous semble plus féconde pour comprendre le phénomène actuel. Un élément central de la thèse de Kriel pour notre étude est qu’elle soutient que le nouveau mouvement afrikaner s’inscrit dans une « certaine continuité » (loose continuity) avec le mouvement nationaliste. L’auteure expose qu’il y a continuité, car la promotion de l’afrikaans dans la période post-apartheid s’effectue aussi par l’entremise d’organisations de la société civile ancrées dans les communautés locales. Comme nous le démontrons dans la thèse, la préservation de la langue n’est pas l’unique aspiration du nouvel activisme ethnique. D’ailleurs, la littérature sur le mouvement post-apartheid met en lumière un nouveau type de manifestation identitaire : celui de la mobilisation de la catégorie des minorités discriminées.

4.2 Les Afrikaners, la nouvelle minorité discriminée

Dans son étude, Davies (2009) soutient que plusieurs organisations « jouent la carte des minorités ». D’après cette auteure, le discours sur les droits des minorités est une nouvelle manifestation de l’identité afrikaner depuis la chute de l’apartheid. Elle a observé que ce discours provient de l’ancienne garde nationaliste et trouverait une résonnance variable dans la population. Comme nous le démontrons dans la thèse (voir surtout le chapitre 5 à ce sujet), la protection des