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L’interprétation de politiques publiques comme de l’injustice envers les minorités raciales

Les Afrikaners ont toujours été une minorité en Afrique du Sud. Lors de l’apartheid, ce statut ne représentait cependant pas une menace, car le NP contrôlait le pouvoir politique. Cependant, avec la transition démocratique, un nouveau sens a été attribué au fait d’être une minorité : sans le pouvoir politique, les Afrikaners n’ont plus la capacité d’autrefois pour favoriser leurs intérêts au détriment de la majorité noire. Les entrepreneurs ethniques doivent faire face de manière permanente à la perte des traitements préférentiels. Comme le soutient van Zyl-Hermann (2014 : 152), cette perte du pouvoir politique est accompagnée par un sentiment de trahison :

[w]here the NP had once betrayed white miners by abolishing job reservation, it had now left all whites in the lurch by capitulating to a black majority government while white capital eagerly adopted race-based affirmative action policies in order to please the new powers […].

Avec la transition, ce sentiment cultivé dans les rangs de Solidarity a été transféré au gouvernement de l’ANC, car le parti n’aurait pas rempli ses promesses de construction d’une nation respectueuse des particularismes identitaires. Comme à l’époque de la domination britannique, la perception que les Afrikaners sont des citoyens de seconde classe dans leur propre pays (van Rooyen 1994 : 9) s’est réintégrée aux interprétations des entrepreneurs ethnopolitiques. Cette modification du statut de minorité a été accompagnée d’une réorientation de la stratégie politique de Solidarity : n’ayant plus accès au pouvoir, les leaders devaient poursuivre leurs objectifs dans les conditions de la nouvelle Afrique du Sud, d’une autre manière.

Les entretiens que nous avons menés ont montré que l’année de l’arrivée au pouvoir de Thabo Mbeki, président de 1999 à 2008, aurait été le moment charnière de la prise de conscience concernant la nécessité de la protection des intérêts socioéconomiques des Afrikaners. Cette période a été qualifiée par les activistes comme celle du début de la transformation de la société

sud-africaine par l’interventionnisme de l’ANC. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Mbeki, le rêve de travailler avec le gouvernement était encore présent (FAK - entretien 7 octobre 2014). Cependant, au départ de Mandela, les Afrikaners auraient réalisé qu’ils étaient laissés à eux-mêmes, car à partir de 1999, les relations avec le gouvernement auraient été définitivement brisées. Ce changement de perception est une importante coupure en comparaison avec la vision diffusée par Mbeki dans son discours communément appelé « I am an African Speech ». Ce discours rassembleur énoncé lors de l’adoption de la nouvelle Constitution en 1996 célébrait l’africanité de tous les Sud-africains comme symbole de la réconciliation de la nation, sans tenir compte des appartenances ethniques et raciales. Ses propos rassembleurs avaient été bien accueillis par les élites du mouvement actuel.

Pour les leaders de Solidarity, le contraste avec cette orientation rassembleuse fut important lorsque Mbeki a favorisé ce qu’ils appellent « une vision racialisée de la nation sud- africaine » (Afriforum – entretien 6 octobre 2014 ; Solidarity – entretien 9 octobre 2014). Un discours prononcé par ce denier en 1998 a été ciblé par les interlocuteurs comme le moment où la période de la nation arc-en-ciel s’est terminée :

[a] defining moment was his so-called two nations speech where he spoke about South Africa having two nations: one white and rich, and one black and poor. It’s a half truth: most poor people are black, but not all black people are poor and not all white people are rich. He [T. Mbeki] set the table for a new politics, not based on reconciliation but on transformation (Afriforum – entretien 6 octobre 2014).

C’est le 29 mai 1998 que T. Mbeki prononce le discours qui a été surnommé le « Two Nations

Speech ». L’allocution faite à l’ouverture des débats à l’Assemblée nationale sud-africaine sur la

réconciliation et la construction de la nation marque le lancement de la réorientation gouvernementale vers l’application de politiques visant l’homogénéisation socioéconomique. Il affirmait alors que

[the] nation building is the construction of the reality and the sense of common nationhood which would result from the abolition of disparities in the quality of life among South Africans based on the racial, gender and geographic inequalities we all inherited from the past (République d’Afrique du Sud 1998).

Pour le gouvernement, étant donné la persistance des inégalités socioéconomiques héritées de l’apartheid, la création d’une nation sud-africaine unie est un objectif inatteignable.

La réconciliation nationale ne peut devenir une réalité, car les membres de la « nation blanche » ont un accès privilégié au marché de l’emploi et aux institutions académiques. En contrepartie, les membres de « la nation noire » vivent en grande partie dans des conditions de pauvreté. Dans la suite de son discours, le président affirmait que tous les membres de la nation blanche peuvent exercer leur droit à l’égalité (République d’Afrique du Sud 1998) contrairement aux Noirs qui sont encore en situation de subordination socioéconomique malgré leur libération politique. Selon ce dernier, le redressement des injustices du passé doit être porté par tous notamment ceux qui ont une tendance à vouloir échapper aux responsabilités associées à la réparation des injustices (République d’Afrique du Sud 1998). Malgré tout, il a noté qu’un nombre significatif de Sud-africains, incluant des Blancs et des Afrikaners, a démontré leur soutien envers la transformation socioéconomique devant mener à une réelle réconciliation et à l’unité nationale.

Une seconde allocution de Thabo Mbeki a été identifiée comme une autre attaque à l’encontre des Afrikaners. En 2005, lors d’un discours au parlement ougandais pour remercier le pays pour son appui à la lutte antiapartheid, il a qualifié le régime ségrégationniste comme « a

peculiar system of colonialism of a special type » (République d’Afrique du Sud 2003). Cette

affirmation de l’ancien président a été interprétée dans le sens où les Afrikaners d’aujourd’hui sont des « colonialists of a special type » (Afriforum – entretien 14 mars 2014 ; Solidarity – entretien 10 avril 2014). Cette interprétation a davantage alimenté la grogne envers le

gouvernement. La perspective gouvernementale, intrinsèquement liée à la réparation des iniquités héritées de l’apartheid, est opposée à celui des nouveaux activistes afrikaners. Ces derniers s’efforcent de réimaginer l’histoire en discréditant l’apartheid et de cadrer les nouveaux attributs de l’afrikanerité de manière positive. La transformation socioéconomique gouvernementale est donc perçue comme un rappel constant de la culpabilité des Afrikaners, ce qui ne facilite en rien le processus de redéfinition des attributs de la catégorie de l’afrikanerité.

Le changement d’orientation du gouvernement concernant les principes de construction nationale a amené les élites de Solidarity à qualifier T. Mbeki de « racial intellectual » (Solidarity – entretien 10 avril 2014), car celui-ci aurait réintroduit la discrimination raciale, ce qui devait être proscrit dans la nouvelle Afrique du Sud. Dans les rangs du syndicat, ce qui serait la résurgence de la catégorisation raciale comme déterminant pour réduire les inégalités socioéconomiques est une grave erreur. Plutôt que de favoriser l’égalité entre les citoyens sud- africains, les bénéfices qui peuvent être retirés des politiques de redressement socioéconomiques sont octroyés en fonction des injustices liées à l’appartenance raciale, héritées du passé. À ce sujet, un intervenant d’Afriforum soutient que

the biggest problem with the ‘Two Nations Speech’ was not its generalisation, but rather the fact that it paved the way for a new racial awareness in government ranks. Practice has proven that race would henceforth be the yardstick for government policy, rather than actual poverty or the socio-economic circumstances of people

(Kriel 2006 : 4).

Ce réalignement des politiques gouvernementales est perçu comme l’instauration d’un système délibérément discriminatoire. Par conséquent, le message diffusé par l’organisation depuis l’arrivée de T. Mbeki est que les Afrikaners sont les victimes de la transition démocratique, car ils ne sont pas pris en compte par les autorités gouvernementales (van Zyl-Hermann 2014 : 153).

Solidarity ne se mobilise pas uniquement en réaction aux affirmations prononcées par l’ancien président. Les politiques socioéconomiques de redressement mises en place par l’ANC

sont la principale cible de la stratégie politique de Solidarity en matière de lutte contre la discrimination raciale. Parmi ces politiques, l’Employment Equity Act de 1998 stipule que les employeurs doivent utiliser la classification raciale pour faciliter l’accès à l’emploi par des mesures d’AA en ciblant les populations désignées, c’est-à-dire les Noirs, les femmes et les personnes ayant des handicaps (République d’Afrique du Sud 1998a : 3). La loi prévoit que les mesures d’AA « [are] designed to ensure that suitably qualified people from designated groups

have equal employment opportunities and are equitably represented in all occupational categories and levels in the workforce » (République d’Afrique du Sud 1998a : 9). L’Employment Equity Act s’applique à toutes entreprises de plus de cinquante employés, les municipalités et les

organes de l’État (excluant les forces armées et les services de renseignements).

La seconde loi adoptée en 2003 qui a préoccupé les élites de Solidarity est le Broad-Base

Black Economic Emporwement Act (BBBEE). Cette loi vise l’autonomisation et l’intégration des

Noirs à l’économie sud-africaine (République d’Afrique du Sud 2003a : 5). Selon cette loi, le terme « Noirs » signifie les Africains autant que les Coloureds et les Indiens. Le BBBEE poursuit plusieurs objectifs comme l’augmentation du nombre de Noirs occupant des postes de direction, l’octroi d’un soutien gouvernemental pour l’accès à l’entrepreneuriat et le développement des compétences. La loi prévoit des évaluations de la performance des entreprises dans le domaine de l’emporwement socioéconomique de la population noire. Si la performance est jugée satisfaisante, un soutien financier est octroyé aux entreprises méritantes pour soutenir des activités de formation et de développement. D’autres lois sont aussi critiquées par Solidarity concernant leur potentiel discriminatoire comme le Skills Development Act de 1998 et 2003 qui prévoit l’octroi de fonds à des institutions de formation en fonction de la composition multiraciale de l’établissement (Kriel 2006 : 5). Bref, en plus de favoriser l’accès à l’emploi pour les Noirs (et les membres des autres catégories raciales), un soutien financier peut être versé aux

entreprises où la diversité raciale est présente. Par conséquent, les organisations, telles que Solidarity qui souhaite préserver un caractère afrikaner, sont automatiquement exclues de tout soutien gouvernemental.

L’arrivée de Jacob Zuma à la présidence en 2009 a été un bref moment d’espoir envers l’amélioration de la situation des Afrikaners. À ce sujet, un intervenant explique que « Zuma was

much more open in the beginning. Zuma is the first real African president » (Solidarity –

entretien 16 octobre 2014). Le président était perçu plus positivement en raison de la fierté affichée par rapport à son identité ethnique zouloue. Le fait de percevoir le président comme un vrai Africain provient du fait que Mbeki a vécu la majeure partie de sa vie en exil, surtout en Angleterre47. Il était donc à la fois un étranger et un Britannique. La perception d’une plus grande tolérance de la part de Zuma envers les membres de la « tribu blanche d’Afrique » a cependant été de courte durée. D’après les interviewés, la situation concernant la discrimination raciale dans le domaine de l’emploi aurait connu un changement majeur durant le premier mandat de J. Zuma. La représentativité raciale serait devenue plus radicale lorsqu’une nouvelle norme gouvernementale aurait été appliquée. Cette norme, appelée le National Racial Demographics (NRD) au sein de Solidarity, a été mise au jour dans le courant de la campagne ‘anti-affirmative action’ de l’organisation (Solidarity - entretien 9 octobre 2014).

2. La campagne ‘anti-affirmative action’ : à la défense de la catégorie des minorités raciales