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II. Description des données

II.2. Description des pratiques funéraires

II.2.1. Les modes d’inhumations

II.2.1.6. Le traitement du défunt ou de son corps

La grande majorité des défunts ne porte aucune trace de traitement spécifique, à l’exception de quelques sujets. En effet, vingt sujets présentent un traitement particulier. Si l’un d’eux a subi une in- tervention sur le corps, les autres relèvent de simples précautions autour du défunt.

Le traitement du défunt ou de son corps est minoritaire, allant de 0 à 17 % de manière générale, selon les régions. Présent déjà à la phase antérieure à 1700, il augmente au XVIIIe siècle avant de diminuer au XIXe siècle (Fig. II.52). Aucune différence significative entre les régions, la chronologie, l’âge ou le sexe n’a été observée.

Figure II.53 : Tombe de Tympy (région de la Viliouï) et interventions sur le corps (© P. Gérard/MAFSO, photomontage : N. Sénégas, P. Gérard).

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L’intervention sur le corps : le cas de Tympy

Le sujet ayant subi une intervention sur le corps est l’homme âgé de la tombe de Tympy, datée de la seconde moitié du XVIIe siècle, dans la région de la Viliouï. Inhumé selon un mode traditionnel, dans un coffre de rondins, sans mobilier à l’exception d’un pot en écorces de bouleau, situé à l’extérieur du coffre, il présente cependant la particularité d’avoir sur le coffre un grand nombre de rondins, déposés en plusieurs épaisseurs. De plus, son corps a probablement été embaumé, au regard des nombreuses traces de découpes sur les os et de la bourre, composée de paille et d’écorces de pin, retrouvée dans son abdomen. Tout ceci témoigne du mode d’intervention : le thorax a sans doute été éviscéré, cer- tainement par l’abdomen et les muscles inter-costaux ont été retirés. Par ailleurs, plusieurs accès à l’encéphale et à la moelle épinière ont été aménagés. La position remaniée des os à la fouille du côté droit est liée au dépôt du sujet dans la tombe, alors que l’embaumement ne tenait plus. Par ailleurs, il présente de nombreuses lésions (perforantes et tranchantes) antérieures au décès ou péri-mortem dont certaines pourraient être responsables du décès (Crubézy, Alexeev 2012, 182) (Fig. II.53).

Ce cas évoque d’une part, certains rituels de la mort scythe, décrits par Hérodote pour certains chefs de l’Altaï à l’Âge du fer et d’autre part, certains rites funéraires toungouses intéressant les chamans, décrits aux débuts du XXe siècle. Dans ces deux cas, le corps dont les muscles et l’encéphale avaient parfois été retirés était momifié et parfois soutenu par une ou des baguettes en bois insérées à la partie postérieure du dos. Il pouvait être présenté lors de certaines cérémonies pendant un temps parfois assez long, avant d’être inhumé (Crubézy, Alexeev 2012, 182). Il est difficile de définir le statut de cet homme. Iakoute génétiquement dans la mesure où il appartient aux lignées majoritaires de cette po- pulation, tant paternelle (Ht1 s1) que maternelle (D5a2a), son entourage pourrait avoir conservé cer- taines pratiques anciennes héritées de l’Altaï et les avoir exécutées à titre exceptionnel, dans la mesure où il est le seul individu retrouvé avec ce traitement. Autrement, il pourrait avoir subi ce dernier, ayant évolué dans un environnement toungouse et adopté leur culture, étant reconnu socialement comme tel, voire étant devenu un chaman toungouse.

Les précautions autour du défunt

Les autres défunts n’ont eu à subir que diverses précautions autour d’eux, qui ont eu des fonctions diverses, aussi bien pratiques que symboliques. Ces attentions relèvent de deux procédés, qui ne s’ex- cluent pas, le premier est la contention et le second, l’entrave. Si les moyens de contention consistent en des liens de cuir, corde ou ceinture, retrouvés autour du corps des défunts ou dans le coffre, l’en- trave consiste à immobiliser les mains et dans un cas les jambes.

La contention

Retrouvée initialement en Iakoutie centrale, la contention apparaît dès la période antérieure à 1700 : l’homme de la tombe de Batta tcharana a les jambes attachées au moyen d’une ceinture en cuir, qui aurait été coupée après son dépôt dans le coffre. Il s’apparente à la contention dans la mesure où les autres liens autour du corps ont également été coupés, libérant les membres, voire retirés du corps et déposés dans le coffre, contrairement à l’entrave qui vise à immobiliser et enfermer (Fig. II.54).

Autrement, la contention est essentiellement féminine (5/8 cas), utilisée en Iakoutie centrale, même si la région de Verkhoïansk en présente deux cas. Si l’on excepte les deux très jeunes enfants du site de Jarama (inférieur ou égal à 2 ans), où les cordes maintiennent une peau dans laquelle ils sont enroulés, il reste six individus dont le corps est entouré de liens. Quatre sont féminins et quatre appartiennent à

la période 1700-1750 (Tabl. II.6). Tous les liens ont été sectionnés, à l’exception de l’enfant de Byljasyk 1, âgé entre 5 et 8 ans. Pour les deux autres sujets, les liens ont été retirés du corps puis déposés dans le coffre. Il s’agit de deux tombes plus récentes, l’une inscrite dans un processus de christianisation, avec une diminution du dépôt de mobilier et le caractère anthropomorphe du coffre (Lampa 2), auquel s’ajoute la croix portée autour du cou pour la seconde (Otchugouï).

De façon traditionnelle, on apporte le corps ligoté sur un traineau jusqu’au lieu de la sépulture et tous les éléments sont habituellement laissés sur place, en surface, selon les données historiques et les récits des ethnologues du XIXe siècle. Il est donc étonnant de retrouver des liens à l’intérieur du coffre. S’il a pu être évoqué l’hypothèse de ces liens de transport du corps, deux autres hypothèses ont été émises, la corde du pendu et des liens de contention. En effet, Savelij Vassilev, l’un des derniers chamans « authentiques » de Sibérie, signale que les morts qui font peur sont toujours attachés, no- tamment avec un lien pour les pieds, un pour le tronc et un autre pour les mains (Crubézy, Alexeev, 2007, 25). Rien ne permet de révoquer ces hypothèses ; cependant, deux sont privilégiées, les liens de transport et de contention. En effet, la règle traditionnelle voulant qu’aucun nœud ou élément fermé ne soit dans la tombe aurait été en contradiction avec la corde du pendu. Par ailleurs, aucune n’a été retrouvée passant autour du cou.

1700-1750

Antérieure à 1700

Batta tcharana Otchugouï Byljazyk 1

Kyys Ounouhoga Odjulunn 2

Kerdugen Eletcheï 2

Postérieure à 1800

Figure II.54 : Sujets présentant des liens de contention (© P. Gérard/MAFSO, schémas d’après dessins Ch. Hochstrasser-Petit).

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Malgré tout, dans les deux autres suppositions, ces liens ont été sectionnés, ce qui pourrait être en contradiction avec les liens de contention qui sont supposés protéger des morts qui font peur. Ils pourraient alors suivre la « règle » de ne laisser aucun nœud ou élément fermé, et ne pas pénaliser outre mesure les défunts ou l’une de leurs âmes, déjà recouverts du poids de la terre censée les conte- nir (Crubézy, Alexeev 2007, 41). Cette « règle » est strictement appliquée pour les adultes, il semble que pour les enfants, elle soit moins bien respectée. De même, sous l’influence de la christianisation, la règle a pu évoluer pour ces individus adultes dans le sens où le corps est entièrement libéré des liens, déposés dans le coffre, probablement pour que le jour de la résurrection, il puisse rejoindre la Jérusalem céleste sans encombre.

L’entrave

L’entrave, quant à elle, est davantage retrouvée dans les régions périphériques de la Viliouï et de Verkhoïansk (7/11 cas), principalement durant la période 1700-1750 (6/11 cas) (Fig. II.55).

Onze inhumés présentent des mains entravées, les extrémités des manches des vêtements étant cou- sues ou les mains dans des moufles ou manchons fermés au-dessus des poignets (Toutekh, Ordio- gone 2, Buguyekh 3). Si cette pratique apparaît à la période 1700-1750 (6/11), elle se poursuit jusqu’au XIXe siècle. Certains d’entre eux peuvent déjà être soit engagés dans un processus de christianisation (Lampa 2) soit présenter des signes chrétiens dans leur tombe (croix portée autour du cou, Toutekh et croix plantée dans la fosse, Byljazyk 1) (Tabl. II.6).

Un seul individu présente une entrave au niveau des membres inférieurs, en plus de celles des mains. Situé dans la région de la Viliouï, l’homme de la tombe de Boulgounniakh 1 porte un second pantalon, enfilé à l’envers, avec la taille aux pieds, fermé par une ceinture de lacets de cuir, dont le nœud n’a pas été défait (Tabl. II.4).

région tombe datation classe

d'âge sexe contention entrave

Batta tcharana ant 1700 AD M 1

Kyys Ounouogha 1700-1750 AD F 1 1 Odjuluun 2 1700-1750 AD F 1 Eletcheï 2 1700-1750 IM F 1 1 Lampa 2 1750-1800 AD M 1 1 Otchugouï 1750-1800 AD F 1 Jarama 2 1750-1800 IM 1 Jarama 3 1750-1800 IM 1 Bouogaryma 2 post 1800 AD F 1 Toutekh post 1800 AD M 1 Boulgounniakh 1 1700-1750 AD M 1 Boulgounniakh 2 1700-1750 AD F 1 Ordiogone 2 1750-1800 AD M 1 Kerdugen 1700-1750 AD M 1 Ieralaakh - f 1700-1750 IM F 1 Ieralaakh - m 1700-1750 IM M 1 Buguyekh 3 1750-1800 IM M 1 Byljasyk 1 post 1800 IM 1 1 Iakoutie centrale Viliouï Verkhoïansk

Tableau II.4 : Liste des tombes présentant des moyens de contention et d’entrave.

Gauche Droite Dos Paume Gauche Droite 1700-1750 postérieure à 1800 Kyys Ounouhoga Boulgounniakh 2 Ordiogone 2 Toutekh Byljasyk 1 Boulgounniakh 1 Fourrure Tissu Cuir Motifs perlés fines grossières Coutures Matières Légende

Figure II.55 : Sujets présentant des entraves (© P. Gérard/MAFSO, dessins Ch. Hochstrasser-Petit, S. Duchesne pour Byljasyk 1).

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La tombe double de Ieralaakh reste un cas unique, où l’entrave est poussée à son maximum. Située dans la région de Verkhoïansk et datée de la période 1700-1750, elle contient deux adolescents, un frère et une sœur, âgés respectivement de 12 à 14 ans et de 15 à 17 ans. La position des corps indique que leurs mains « initialement mitoyennes », gauche pour le garçon et droite pour la fille, ont été dépla- cées. Aucun indice ne permet d’envisager le caractère taphonomique de leur mobilisation ; par contre, la répétition du déplacement des mains et leur situation identique dans la région du cou concourt à une action volontaire. Par ailleurs, la jeune fille présente également l’avant-bras gauche maintenu dans sa ceinture, signe d’une entrave (Fig. II.56).

L’hypothèse d’une section des mains et de leur dépôt dans la région du cou peut être avancée, bien qu’aucune trace de découpe n’ait été observée sur les os du carpe mal représentés. Toutefois, il est possible de ne laisser aucune trace si l’officiant a un bon savoir-faire notamment en boucherie. La vo- lonté de séparer ces deux sujets a été développée à l’extrême, la planche compartimentant le coffre ne suffisant pas manifestement.

Figure II.56 : Tombe double de Ieralaakh (région de Verkhoïansk, 1700-1750) (© P. Gérard/MAFSO). À droite, le sujet féminin, avec la main droite entravée dans la ceinture de perles et la main gauche dans une pochette en cuir sur l’épaule gauche ; à gauche, le sujet masculin, avec la main gauche sur l’épaule gauche.

Le non-respect de la « règle » de ne laisser aucun nœud ou élément fermé dans la tombe suggère un statut particulier à ses défunts et témoigne d’une volonté forte qu’ils ne puissent pas se servir de leurs membres, et particulièrement de leurs mains. Ce statut témoigne soit d’une mauvaise mort, soit de personnes craintes de leurs contemporains, selon Savelij Vassilev (Crubézy, Alexeev, 2007, 25), qui ont utilisé tous les moyens pour s’en prémunir, jusqu’à l’extrême dans le cas de la tombe de Ieralaakh. La signification de cette pratique de l’entrave est clairement d’empêcher l’une des âmes du mort de revenir torturer les vivants (Crubézy, Alexeev, 2007, 43).

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