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Les traités : instruments privilégiés du plurijuridisme canadoautochtone ?

Section 2. Les sources complémentaires des plurijuridismes

A. Les conventions constitutionnelles

II. Les traités : instruments privilégiés du plurijuridisme canadoautochtone ?

220 Dès la première phase d’interaction entre autochtones et Européens, leurs relations se caractérisent par les nombreux traités d’alliance et de paix333

. Les traités avec les premières nations étaient empreints de pragmatisme, afin de s’entendre sur les aspects commerciaux et militaires. Puis on assiste au cours de la période de colonisation la plus poussée à la conclusion de plusieurs traités dont l’objectif pour la Couronne était d’obtenir l’abandon par les autochtones de toute revendication de droits ancestraux sur leurs terres en échange de sommes d’argent, de biens d’origine européenne et de la création de « réserves » autochtones334

. Un des problèmes majeurs de l’entente visée par ces traités est que, vu les postulats culturels distincts des parties, en particulier sur la conception juridique du rapport à la terre, on se demande si les parties autochtones « saisissaient bien la portée juridique et politique des documents qu’on leur demandait de signer pour céder leurs terres. Aujourd’hui, bon nombre de ces transactions font l’objet de revendications territoriales »335.

221 Les traités constituent un des aspects les plus singuliers du plurijuridisme canadoautochtone en raison de leur renaissance à partir des années 1970 avec les traités dits « modernes ».

222 La reconnaissance de la survie du titre ancestral autochtone par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Calder336

contraint en effet l’État fédéral à prendre au sérieux les revendications autochtones et à proposer une solution de rechange au règlement judiciaire : la négociation de traités relativement aux territoires où le titre ancestral n’avait pas été éteint. Ainsi la Convention

de la Baie-James et du Nord québécois de 1975 constitue le premier traité dit moderne. Si

comme pour les anciennes formes de traités il s’agissait de s’entendre sur la question des droits territoriaux, le traité moderne entend aussi régler des revendications « globales » en matière d’autonomie gouvernementale, de police, d’éducation, de santé, en plus des questions d’exploitation des ressources naturelles de droit de chasse et de pêche et d’environnement. La

333

Ces alliances avec les autochtones sont à mettre notamment en parallèle avec les multiples conflits qui opposèrent la France et la Grande-Bretagne dans lesquels les alliances militaires avec les autochtones pouvaient être essentielles.

334

Ces traités concernaient l’Ontario, les provinces de l’Ouest (les « traités numérotés ») et le Nord-Ouest : CANADA Commission royale sur les peuples autochtones, Un passé, un avenir, préc.

335

Ibid.

336

Dans les années 1970, les autochtones se tournèrent vers les tribunaux afin de faire consacrer la persistance de leurs droits ancestraux. La construction d’un barrage hydro-électrique fut notamment contestée devant les tribunaux par les Cris et les Inuit du Québec. Voir : Calder et al. c. Attorney-General of British Columbia, [1973] R.C.S. 313. Voir notamment K. MCNEIL, « Judicial Approaches to Self-Government since Calder: Searching for Doctrinal Coherence » dans H. FOSTER, H. RAVEN et J. WEBBER, dir., Let Right be Done, Aboriginal Title, the Calder

politique fédérale est donc d’offrir en échange de la renonciation aux droits fonciers ancestraux des compensations financières, la délimitation d’une assise foncière autochtone, une entente sur les processus de participation à la gestion des ressources et des droits de chasse et de pêche337.

223 Depuis, plusieurs autres traités ont été conclus sur ce modèle et les négociations de traités sont toujours en cours relativement à plusieurs revendications.

224 Le gouvernement fédéral a reconnu en 1995 dans un document de politique le caractère inhérent de l’autonomie gouvernementale « comme droit existant en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 »338. Sur le plan des principes, le gouvernement fédéral reconnaît le caractère antérieur et extérieur à l’État canadien de la source de l’autonomie gouvernementale des collectivités autochtones. Le gouvernement fédéral entend toutefois mettre en œuvre cette autonomie gouvernementale par la conclusion d’ententes avec les groupes autochtones, dont certaines pourront avoir valeur de traité aux fins de l’article 35339. Il n’envisage pas que les autochtones puissent exercer leur droit de manière unilatérale en marge de toute entente. Les différentes conceptions de l’autonomie gouvernementale qui peuvent exister entre les peuples seront ainsi prises en compte dans la mise en œuvre consensuelle de l’autonomie gouvernementale340. La politique fédérale délimite également les domaines de compétence qui sont susceptibles de négociation, et exclut la défense, les relations extérieures, l’économie nationale, « les initiatives fédérales ou encore dans les secteurs du cadre juridique national qui s’appliquent à tous les Canadiens »341

.

225 Ainsi les traités modernes et la politique fédérale sont bien les manifestations d’un changement de vision des relations entre le Canada et les autochtones. En revanche, la mise en œuvre de cette autonomie gouvernementale est insérée dans un carcan institutionnel étatique qui ne permet pas

337

Il existe aussi une politique fédérale de négociation de revendications particulières fondées sur d’autres revendications que les droits ancestraux, comme le non-respect des traités ou de la Loi sur les Indiens.

338

CANADA Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, L’autonomie gouvernementale des autochtones

: Sommaire, Ottawa, Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, 1995, 8 p., p. 1. Le document sur la

politique fédérale estime que : « La reconnaissance du droit inhérent par le gouvernement fédéral repose sur la conviction que les peuples autochtones du Canada ont le droit de se gouverner, c’est-à-dire de prendre eux-mêmes les décisions touchant les affaires internes de leurs collectivités, les aspects qui font partie intégrante de leurs cultures, de leur identité, de leurs traditions, de leurs langues et de leurs institutions et, enfin, les rapports spéciaux qu’ils entretiennent avec leur terre et leurs ressources », p. 2.

339

Voir J. E. DALTON, « Aboriginal Self-Determination in Canada: Protections Afforded by the Judiciary and Government », Can.J.L. & Society, vol. 21, 2006, pp. 11-37, spéc. p. 28 et s.

340

CANADA Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, L’autonomie gouvernementale des autochtones

: Sommaire, préc., p. 7.

341

une négociation sur la base du principe d’égalité selon certains342

. En outre, la relation de dépendance des gouvernements autochtones envers le fédéral et le provincial a tendance à perdurer ne serait-ce qu’en raison du financement de ces gouvernements qui continue de dépendre bien souvent du bon vouloir de ces derniers343.

226 Mais l’aspect le plus intéressant des traités ou des accords d’autonomie gouvernementale est qu’ils mettent en place une structure de gouvernance propre aux groupes autochtones concernés en marge de la Loi sur les Indiens et qu’ils organisent systématiquement les nouveaux rapports normatifs avec l’ordre juridique fédéral et provincial. Ainsi, souvent les accords prévoient la mise en place d’une Constitution autochtone344

. Les traités sont ce faisant les instruments les plus prometteurs pour les peuples autochtones dans la mesure où certains instaurent et organisent un véritable troisième ordre gouvernemental, protégé par la constitution via la protection des droits issus de traités de l’article 35.

227 À ce jour, plusieurs grands accords345 établissent une autonomie normative autochtone et contiennent des dispositions très précises sur l’étendue des compétences législatives reconnues aux gouvernements autochtones constitués dans les accords. Les modalités de cette gouvernance autochtone varient selon les traités et tentent de répondre aux besoins spécifiques des peuples concernés par l’accord.

228 Les gouvernements autochtones ont généralement des compétences législatives qui peuvent ressembler à celles des provinces ou à des gouvernements locaux. Les compétences législatives

342

M. PAPILLON, « Vers un fédéralisme postcolonial ? », préc.

343

Ibid.

344

Voir par exemple : Accord définitif Nisga'a, Nation Nisga'a, Sa Majesté la Reine du chef du Canada et Sa Majesté la Reine du chef de la Colombie-Britannique, 27 avril 1999, en ligne: Affaires indiennes et du Nord Canada <http://www.ainc-inac.gc.ca/al/ldc/ccl/fagr/nsga/nis/nis-fra.pdf> (entrée en vigueur: 11 mai 2000, Loi sur l’Accord

définitif nisga'a, L.C. 2000, c. 7) et l’Accord sur les revendications territoriales entre les Inuit du Labrador, Sa

Majesté la Reine du chef de Terre-Neuve-et-Labrador et Sa Majesté la Reine du chef du Canada, en ligne: Affaires indiennes et du Nord Canada <http://www.ainc-inac.gc.ca/al/ldc/ccl/fagr/labilabi-fra.pdf> (entrée en vigueur: 1 décembre 2005, Loi sur l’accord sur les revendications territoriales des Inuit du Labrador, L.C. 2005, c. 27

345

Voir l’Accord définitif Nisga'a préc. ; l’Accord définitif des Premières Nations Maa-nulthes du 1er avril 2011 (http://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1100100022578/1100100022579) ; l’Accord sur les revendications territoriales

entre les Inuit du Labrador préc. ; l’Accord définitif concernant la Première Nation de Tsawwassen (http://www.ainc-inac.gc.ca/ai/scr/bc/trts/agrmts/tfn/fa/faindx-fra.asp) ; l’Accord sur les revendications territoriales et l’autonomie gouvernementale entre le peuple tåîchô et le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest et le gouvernement du Canada préc. ; l’Accord entre Sa Majesté la Reine du chef du Canada et la Première nation de Westbank (http://www.ainc-inac.gc.ca/al/ldc/ccl/fagr/wfn/wfn-fra.asp#chp3) ; l’Accord définitif des Tla'amins de 2014 (http://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1397152724601/1397152939293); l’Accord de gouvernance

de la Nation des Dakota de Sioux Valley et accord tripartie de gouvernance de 2013 (http://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1385741084467/1385741171067); Accord définitif de la Première nation de Yale de 2013 (https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1336657835560/1336658472497).

peuvent être de nature territoriale ou personnelle346. Elles peuvent être relatives au fonctionnement du gouvernement, à la préservation de la culture, aux questions touchant les terres, les ressources, l’exploitation forestière, les services de santé, l’éducation, les travaux publics, les services sociaux, les services à l’enfance et à la famille, l’adoption ou l’attribution d’une citoyenneté du peuple autochtone347

. Sont généralement exclues les compétences sur le droit criminel, les pouvoirs liés à la souveraineté canadienne, à la défense et aux relations externes.

229 Pour autant le gouvernement Nisga'a Lisims peut, par exemple, faire des lois concernant l’ordre la paix et la sécurité, mais en cas de conflit entre une loi Nisga'a sur cette matière et une loi d’application générale fédérale ou provinciale, la loi fédérale ou provinciale l’emporte348. En effet, les accords organisent également les questions de primauté entre les lois des trois ordres normatifs susceptibles de s’appliquer.

230 En général il s’agit de compétences qui sont concurrentes avec les lois fédérales, provinciales ou territoriales349, il y a donc des risques de conflit de lois importants que les traités essayent de régler le plus précisément possible. Les règles de primauté sont différentes d’un traité à l’autre et dépendent souvent de la matière concernée. Par exemple, l’accord Tsawwassen prévoit que dans les domaines touchant les questions internes de la première Nation, telles que l’administration gouvernementale, l’affiliation à la Première Nation ou les biens Tsawwassen ou la gestion des terres, les lois Tsawwassen auront la priorité sur les lois fédérales et provinciales350. Dans d’autres domaines, les lois fédérales et provinciales l’emporteront sur les lois Tsawwassen351

.

231 En outre, les accords d’autonomie gouvernementale ont aussi modifié les rapports plurijuridiques canadoautochtones en faisant une place aux cultures juridiques autochtones. Même si cette ouverture reste « prudente »352, il est tout à fait intéressant de noter que la coutume, source de

346

Par exemple le gouvernement des Tlicho disposera d’une vaste gamme de compétences législatives sur le territoire des Tlicho et sur les citoyens tlicho habitant à l’extérieur des terres des Tlicho.

347

La citoyenneté inuite par exemple dans le traité des Inuit du Labrador.

348

Voir l’article 62 du Chapitre 11 sur le gouvernement Nisga’a.

349

C’est le cas de l’accord sur les revendications territoriales et l’autonomie gouvernementale du peuple tåîchô situé dans les Territoires du Nord-Ouest (voir l’article 7.7 sur les conflits de lois du chapitre 8 sur les gouvernements communautaires tåîchôs).

350

Voir les articles 47, 49, 53 du chapitre 16 et l’article 5 du chapitre 6 de l’Accord Tsawassen préc.

351

C’est le cas par exemple de la protection des renseignements personnels (article 47 du chapitre 16) ou en matière de santé (article 92 du Chapitre 17 de l’Accord Tswawassen préc.)

352

G. OTIS, « La place des cultures juridiques et des langues autochtones dans les accords d’autonomie gouvernementale au Canada », R.D. McGill, vol. 54, 2009, pp. 237-256.

droit fondamentale dans les cultures juridiques autochtones, est incorporée dans certains traités, d’une manière plus ou moins limitée, comme source formelle ou matérielle de droit353

.

232 La création du Nunavut354 en 1999 est aussi un aboutissement intéressant des ententes conclues dans cet esprit puisqu’il s’agit d’un nouveau territoire, issu de la division des Territoires du Nord-Ouest. Le Nunavut permet ainsi aux Inuit d’exercer leur autonomie gouvernementale dans le cadre d’un fonctionnement de gouvernance proche de celui des provinces.

233 Les traités constituent un des aspects les plus complexes et originaux du plurijuridisme canadoautochtone. Cette fois-ci tant du point de vue étatique que du point de vue autochtone, c’est une convention produisant des effets juridiques fondée sur le consentement des parties. Il garantirait le respect de la liberté des peuples autochtones qui seraient restés maîtres de leur place au sein du Canada355.

234 Il demeure que, dans la perspective des autochtones, le traité est l’instrument privilégié d’une relation renouvelée avec et au sein du Canada, ce qu’on peut difficilement nier vu les avancées obtenues par voie de négociation. Mais plus encore, les traités qui ont été conclus par le passé permettraient de comprendre la nature du plurijuridisme canada-autochtone même moderne. Ainsi, « le fédéralisme de traités »356 aurait été créé par les alliances conclues entre les puissances européennes et certains peuples autochtones, ceux de l’est du pays, avant la seconde période de colonisation. Ce faisant, les relations plurijuridiques seraient fondées, selon certains auteurs, historiquement sur ces traités, elles n’auraient jamais été abolies, et coexisteraient avec la fédération canadienne de 1867. La théorie du fédéralisme de traité supposerait aussi d’actualiser et de faire revivre ces relations par de nouveaux traités, seuls instruments légitimes pour régir les relations canadoautochtones. « Il s’agit donc de reconnaître la coexistence de deux types d’associations fédérales au Canada : le fédéralisme fondé sur les traités signés avec les peuples

353

Voir les différents degrés de « charge normative » de la coutume dans les différents traités dans ibid., p. 244 et s.

Accord définitif Nisga'a, Nation Nisga’s préc.; Accord sur les revendications territoriales et l’autonomie gouvernementale, entre le Peuple Tlicho, le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest et le gouvernement du Canada, 25 août 2003, en ligne: Affaires indiennes et du Nord Canada <http://www.

collectionscanadagc.ca/webarchives/20071125050645/http://www.ainc-inac.gc.ca/pr/agr/nwts/tliagr2_f.

pdf> (entrée en vigueur: 4 août 2005, Loi sur les revendications territoriales et l’autonomie gouvernementale du

peuple ticho, L.C. 2005, c. 1) ; Accord sur les revendications territoriales entre les Inuit du Labrador, préc.

354

Loi sur le Nunavut, L.C. 1993, c. 28

355

En réalité, rien n’en est moins sûr, en ce qui concerne en particulier les « traités numérotés ».

356

L’expression vient de Sakej Henderson, voir J. LECLAIR, « Federal Constitutionalism and Aboriginal Difference », Queen’s L.J., vol. 31, 2006, pp. 521-535, spéc. p. 525.

autochtones et le fédéralisme issu de la Loi constitutionnelle de 1867, qui est aujourd’hui hégémonique »357.

235 L’idée est intéressante puisqu’elle légitime sur le plan historique un plurijuridisme construit sur les bases plus égalitaires de la négociation qu’il suffirait de redécouvrir et de mettre à nouveau en œuvre par les traités modernes. Cela dit, certains instruments étatiques, comme la Loi sur les

Indiens, continuent de produire des effets juridiques sur les relations entre les autochtones, leurs

différents espaces normatifs, et les règles étatiques. En droit positif, les traités d’alliance et d’amitié ne peuvent donc à eux seuls rendre compte des relations juridiques organisant les rapports canadoautochtones, d’ailleurs les théories du « fédéralisme de traité » n’ont jamais été validées par les tribunaux à ce jour. Et même, à supposer que les instruments étatiques soient amenés à disparaître grâce à la négociation des traités modernes, le fédéralisme de traités pose un certain nombre de problèmes, du point de vue de la philosophie politique, puisqu’il élude la question de la participation des autochtones dans le système politique canadien et de la solidarité requise pour maintenir une fédération358. L’autre inconvénient de laisser aux seuls traités le soin de régler les rapports plurijuridiques est que tous les groupes autochtones n’ont pas les moyens de rentrer dans un rapport de force politique pour mener à bien une négociation.