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Section 3. Une comparaison fructueuse de trois plurijuridismes originaux

C. Les mécanismes du plurijuridisme

290 Le plurijuridisme suppose en premier lieu la reconnaissance des différentes autonomies normatives qui le composent, une telle acceptation ne va pas toujours de soi et nécessite parfois l’appui du juge445. L’autonomisation concerne d’ailleurs aussi bien le niveau englobant qu’englobé. On peut à cet égard constater que le Canada et l’Union européenne se sont détachés progressivement d’un ordre juridique qui les englobait : celui de l’Empire britannique et celui du droit international. Dans le cas de l’Union, l’autonomisation n’est pas totale, mais on peut quand même parler de distanciation vis-à-vis du droit international et donc d’une forme d’autonomisation. Pour le Canada, l’autonomisation est allée jusqu’à l’indépendance acquise étape par étape, de l’autonomie normative dès les commencements jusqu’au rapatriement de la Constitution en 1982 en passant bien entendu par l’acquisition de la souveraineté.

291 Le plurijuridisme suppose ensuite une délimitation des autonomies normatives en son sein, et cela se concrétise en partie par une répartition des compétences prévues par dans un texte. On peut tirer d’ores et déjà plusieurs observations de la comparaison entre l’Union européenne et le

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En ce sens à propos du fédéralisme intergouvernemental canadien T. O. HUEGLIN, « Treaty Federalism as a Model of Policy Making: Comparing Canada and the European Union », Adm. pub. Can., vol. 56, 2013, pp. 185-202, spéc. p. 190 et s. Il estime ainsi en comparant avec le Conseil dans l’Union européenne que » in procedural terms, Canada’s practice of executive federalism can be appreciated as a variation of quasi-council interstate governance » (p. 197).

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Canada, en particulier sur le partage fédératif446. Si l’on compare le partage des compétences entre le niveau fédéral et provincial d’une part, et européen et étatique d’autre part, on constate une divergence qui singularise l’Union européenne parmi les autres systèmes fédéraux : l’approche fonctionnelle447

. Traditionnellement, le fédéralisme opère une division verticale du pouvoir entre deux niveaux en répartissant les pouvoirs selon des domaines, des matières (la propriété, la monnaie, etc.), qui se concrétisent donc par des compétences matérielles. La construction européenne connaît ce type de partage matériel, mais le complète par une vision d’ensemble téléologique. Le pouvoir n’est pas divisé pour concrétiser une séparation des pouvoirs ou répondre à des préoccupations culturelles, mais avant tout pour créer un espace économique commun. Ce but ultime a d’ailleurs été dépassé aujourd’hui pour inclure des préoccupations plus politiques et sociales, mais il continue largement d’éclairer le plurijuridisme européen qui a longtemps été et reste aujourd’hui orienté vers cet objectif. Au Canada les évolutions du fédéralisme ne sont pas dictées par l’accomplissement d’un ou plusieurs objectifs dévolus au pouvoir fédéral ou au contraire aux pouvoirs provinciaux.

292 On trouve aussi une grande divergence sur le choix dans les textes fédératifs de favoriser les compétences exclusives ou non (ce qu’en Europe on nommera globalement les compétences partagées et au Canada les compétences concurrentes448). En Europe, les compétences partagées dominent et c’est l’inverse au Canada. Mais la pratique constitutionnelle au Canada449

montre que la division étanche entre les deux niveaux de gouvernance n’est pas une réalité aussi marquée que le texte constitutionnel le prévoyait. Le pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral et le fédéralisme exécutif canadien sont essentiels à la compréhension de l’économie générale du plurijuridisme canadien.

293 Ainsi dans les deux cas la division étanche du pouvoir entre niveaux de gouvernement a fait place à une pratique de négociation et de coopération entre les gouvernements450. Toutefois, on ne saurait totalement confondre le « fédéralisme exécutif » ou coopératif canadien et le

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Sur le cas des peuples autochtones et le partage des compétences contenu dans les traités, nous ne l’analyserons pas dans une perspective comparée dans la mesure où il dépend de chaque accord, et ne concerne donc pas la totalité des peuples autochtones concernés par le plurijuridisme.

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En ce sens voir notamment : L. BURGORGUE-LARSEN, « À propos de la notion de compétence partagée », préc., p. 6.

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La doctrine européenne a d’ailleurs souvent assimilé les termes de compétences partagées et concurrentes, sur cette question terminologique voir ibid., p. 12 et s.

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Ainsi que l’influence déterminante de la Cour suprême (voir infra).

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« fédéralisme d’exécution » de l’Union européenne qui malgré la proximité terminologique et la place prépondérante des gouvernements dans les deux cas sont deux réalités juridiques différentes. En effet, l’Union européenne se caractérise par une administration indirecte des pouvoirs européens par les États, un pouvoir opérationnel, ou de mise en œuvre, confié à la structure étatique, tandis qu’au Canada chacun des niveaux de gouvernement possède son administration et reste organiquement maître de l’exécution de ces compétences législatives sous réserve de quelques exceptions.451 On oppose souvent le fédéralisme coopératif avec le fédéralisme dualiste (l’un serait le modèle européen et l’autre américain). Mais la comparaison avec le Canada nous apprend que l’intergouvernementalisme et l’objectif de coopération entre les niveaux de gouvernements peut exister dans un fédéralisme au départ dual ou dualiste. Sur ce point le Canada et l’Union européenne ont des points communs quant au fonctionnement quotidien de la gouvernance à plusieurs niveaux, qui est marqué par la prépondérance des exécutifs. Cela étant, les deux fédéralismes continuent de s’opposer sur la question de la mise en œuvre, c’est-à-dire l’administration directe ou indirecte. C’est pourquoi il faut réfuter, à l’instar de Robert Schutze, l’assimilation entre le fédéralisme coopératif et l’administration indirecte452

.

294 Il apparaît ensuite une similitude entre les répartitions respectives des compétences qui tiendrait au rôle du principe d’attribution des compétences. Ce principe, pourtant considéré comme une caractéristique du fédéralisme en général, semble, à la seule lecture des textes fondateurs, soit relativisé, soit peu pertinent.

295 En Europe, le principe d’attribution des compétences européennes existe formellement, les compétences résiduelles appartenant aux États. Pourtant le texte précise quelques compétences étatiques retenues, et surtout prévoit des mécanismes permettant au niveau européen de dépasser les domaines qui lui sont dévolus afin de remplir les objectifs essentiels à la construction européenne.

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Notamment délégations obliques en particulier. Cela étant on a pu noter que « In the Canadian constitution there is one area — criminal justice — in which the federal government is responsible for legislation (the criminal code) while the provinces are responsible for the administration of justice, including most policing and the courts” : H. BAKVIS, « “In the Shadows of Hierarchy”: Intergovernmental Governance in Canada and the European Union »,

Adm. pub. Can., vol. 56, 2013, pp. 203-218, spéc. p. 207.

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L’auteur attribue cette confusion à la doctrine allemande qui se concentre sur la division du pouvoir exécutif alors que la doctrine américaine s’intéresse plus à la fonction législative. Pour lui le recrutement des administrations des États membres pour mettre en œuvre le droit de l’Union européenne ne signifie pas en tant que tel qu’il s’agit d’un fédéralisme de coopération. L’auteur argumente dans son ouvrage que l’Europe est passée d’un fédéralisme à dominante duale à un fédéralisme à dominante coopérative. R. SCHÜTZE, From Dual to Cooperative Federalism:

296 Au Canada, le texte fondateur dresse la liste des domaines à la fois pour le niveau fédéral et le niveau provincial. Certes, il donne la compétence résiduelle au pouvoir fédéral, ce qui est singulier par rapport aux autres États fédéraux, mais il apparaît relativement précis (même si le texte semble parfois dater) sur les deux niveaux de compétences, avec notamment de larges compétences provinciales et une compétence locale résiduelle à l’article 92(16).

297 Le rôle secondaire du principe d’attribution dans le fonctionnement du fédéralisme ou du plurijuridisme tant en Europe qu’au Canada, nous semble d’ailleurs confirmé par la jurisprudence qui n’en fait pas un principe fondateur de la régulation des compétences entre les deux niveaux453. Dans les deux cas, le ou les textes fondateurs se sont efforcés d’être à la fois clairs et précis sur les matières tout en laissant une marge de manœuvre certaine, soit par des compétences très larges comme la clause sur « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » ou celle sur la « propriété et les droits civils » soit par le dépassement des attributions explicites par des clauses des traités européens introduisant une flexibilité454. La compétence résiduelle de tel ou tel niveau demeure, ne serait-ce que sur le plan symbolique, importante mais non déterminante à la compréhension générale du plurijuridisme.

298 En restant sur le plan symbolique, on note que le contenu des compétences attribuées à tel ou tel niveau reflète sans doute une vision des compétences que devait avoir, du moins à une certaine époque, un État digne de ce nom. L’État fédéral, le Canada, dispose ainsi des compétences régaliennes comme la monnaie, la défense ou encore le droit criminel. Les États membres conservent les prérogatives relatives à la sécurité publique interne ou internationale ainsi que les compétences relatives au droit pénal pour une grande partie. La compétence monétaire a été transférée au niveau européen, mais en dehors de cela, il est intéressant de noter que, ce que l’on peut considérer comme relevant plutôt du niveau global ou au contraire du niveau local ne reçoit pas la même réponse d’un côté à l’autre de l’Atlantique dès lors qu’il s’agit de domaines touchant la souveraineté. L’appropriation de la caractéristique étatique à un moment de l’histoire semble ici déterminante455, surtout quand ce moment correspond à la rédaction des textes de partage des compétences.

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Voir infra § 455 et s.

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D’autant plus qu’elles ont été interprétées généreusement par la Cour de justice, voir infra § 518.

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En ce qui concerne ces questions à l’égard des peuples autochtones et le Canada on peut tirer le même constat, dans les traités négociés dans lesquels l’État fédéral n’abandonne pas ses prérogatives liées à la souveraineté, mais aussi dans les droits ancestraux tels qu’interprétés par la jurisprudence, voir infra § 338 et s.

299 Pour finir, les différentes normes aperçues dans les contextes canadiens ou européens comprennent d’autres techniques du plurijuridisme, que l’on peut regrouper soit autour du renvoi soit de la marge d’appréciation. Le premier relève de la coordination et se retrouve dans les instruments de droit international privé européen, dans le principe de reconnaissance mutuelle, ou encore des renvois formels ou matériels opérés par le droit englobant vers le droit englobé (du droit étatique au droit autochtone, au du droit fédéral au droit provincial, du droit communautaire au droit étatique). Il existe aussi une technique liée à l’harmonisation qui est de laisser une marge de manœuvre aux entités englobées par rapport à une norme globale, c’est le cas intrinsèquement de la directive européenne, lorsqu’elle est utilisée dans son sens originel.