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De l’intérêt d’évaluer la protection des droits et libertés par les juges suprêmes à l’aune du plurijuridisme du plurijuridisme

INTRODUCTION GÉNÉRALE

A. De l’intérêt d’évaluer la protection des droits et libertés par les juges suprêmes à l’aune du plurijuridisme du plurijuridisme

82 Ainsi nous demanderons si l’attribution du contentieux de protection des droits et libertés à la Cour suprême du Canada et à la Cour de justice de l’Union européenne a une influence sur les dynamiques, au sein de l’espace global, de préservation d’une diversité juridique d’une part et de construction d’un ordre commun d’autre part. Le cas échéant, quels sont les raisons et les facteurs qui expliquent cette influence ? Quelle pourrait être la théorie qui permettrait d’expliquer et justifier la mise en œuvre par le juge suprême des droits fondamentaux dans le respect de la diversité juridique ?

83 Il est nécessaire et utile de s’interroger sur cette préservation de la diversité juridique parce qu’il existe des enjeux pluralistes qui ressurgissent dans le contentieux des droits fondamentaux. Or, très souvent, les questions liées à la protection judiciaire des droits et libertés et celles relatives au

rapport entre la diversité juridique et le travail du juge ont été étudiées séparément par la doctrine106.

84 Il est d’autre part légitime de s’interroger sur cette préservation de la diversité juridique dans le contentieux des droits fondamentaux, car, même si cela met au défi le caractère universel de ces droits, il s’agit finalement de protéger des volontés collectives, des autonomies.

85 Ainsi, l’Union européenne et le Canada sont des espaces juridiques et politiques composites culturellement, que nous pourrions appeler des « polities107 complexes ». Il y existe donc nécessairement des conflits et des tensions qui peuvent être tranchés de différentes manières, dans l’arène politique ou juridictionnelle. Or ces tensions, ces manifestations de type identitaire et culturel, qui sont parfois anciennes, vont apparaître sous un jour nouveau, à l’intérieur de cet espace décisionnel sur les droits et libertés. Le droit est en effet un des domaines dans lequel se reflètent une culture ou des cultures, des valeurs, bref une certaine vision du monde. Il est donc utile de réfléchir à la place des cultures juridiques et des identités collectives dans le langage juridique des droits et libertés.

86 Penser les droits fondamentaux de manière à tenir compte des différentes cultures juridiques en présence relève dès lors d’un véritable défi qui a rarement été relevé par les chercheurs de manière aussi complète et systématique108 que ce qui est exposé.

87 Ce faisant, il est proposé d’étudier ce phénomène à travers deux exemples : la Cour suprême du Canada et la Cour de justice de l’Union européenne. Dans ces deux cas, le rôle du pouvoir judiciaire s’est trouvé considérablement bouleversé par l’apparition d’une compétence de protection des droits fondamentaux : d’une part, l’adoption de la Charte canadienne des droits et

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Sur les études relatives à la protection judiciaire des droits et libertés dans les deux espaces étudiés, voir par exemple pour le Canada et les droits de la personne : D. R. BAKER, Not Quite Supreme: the Courts and Coordinate

Constitutional Interpretation, Montreal, McGill-Queen's University Press, 2010, 219 p; J. B. KELLY, Governing with the Charter: Legislative and Judicial Activism and Framers Intent, Vancouver, University of British Columbia

Press, 2005, 323 p; V. MAYER, « La Cour suprême du Canada et le processus démocratique, redéfinition et impact politique », Pouvoirs, vol. 59, 1991, pp. 143-158. Pour l’Union européenne et les droits fondamentaux : R. TINIÈRE, L’office du juge communautaire des droits fondamentaux, Bruxelles, Bruylant, 2006, 708 p ; H. GAUDIN, « La Cour de Justice, juridiction constitutionnelle ? », RAE-LEA, vol. 10, 2000, pp. 209 - 222 ; B. DE WITTE, « Le rôle passé et futur de la Cour de justice des communautés européennes dans la protection des droits de l’homme » dans P. ALSTON, dir., L’Union européenne et les droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2001, pp. 895-935.

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Traduction de l’anglais « polity », qui correspond à une société et une forme de gouvernement, c’est-à-dire un espace politique donné.

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Les études sur les cultures ou les traditions juridiques ne s’intéressent en effet pas toujours à la question des droits fondamentaux, et l’inverse est encore plus vrai.

libertés a conféré à la Cour suprême une nouvelle envergure ; d’autre part, la prise en compte des

droits fondamentaux par la Cour de justice est devenue une réalité et a bouleversé la protection des droits fondamentaux en Europe.

88 Dans le cas européen, notre étude présente un grand intérêt en raison de la construction continue de cette politie et entité juridique sui generis qu’est l’Union européenne. En dépit de la préexistence d’une protection paneuropéenne des droits de l’homme par la Cour européenne des droits de l’homme, la sauvegarde des droits fondamentaux au niveau de l’Union européenne a soulevé, ou du moins mis à jour, certaines frictions entre la préservation des identités nationales et la construction d’un ordre européen commun. Et l’entrée en vigueur récente de la Charte des

droits fondamentaux de l’Union européenne n’a pas clos le débat relatif à la répartition du

« marché des droits fondamentaux » entre les différents juges européens. Il s’agit donc d’un enjeu important que d’apporter une réponse à la fois théorique et opérationnelle sur cette question de la préservation d’une certaine diversité juridique parmi les États membres dans la construction communautaire. Ces questions mobilisent actuellement une partie de la doctrine européenne, mais les auteurs se concentrent souvent soit sur la dimension théorique de la construction plurielle de l’Europe109

, soit sur la protection substantielle des droits fondamentaux110, éventuellement en relation avec la Cour de justice111.

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N. ARONEY, « Federal Constitutionalism / European Constitutionalism in Comparative Perspective », préc; M. AVBELJ et J. KOMAREK, « Four Visions of Constitutional Pluralism », préc; R. BARENTS, « The Precedence of EU Law from the Perspective of Constitutional Pluralism », E.C.L. Review, vol. 5, 2009, pp. 421-446; A. VON BOGDANDY et J. BAST, dir., Principles of European Constitutional Law, 2nd revised edition éd. München, Germany CH Beck, 2010, 806 p; M. CROISAT et J.-L. QUERMONE, L’Europe et le fédéralisme : contribution à

l’émergence d’un fédéralisme intergouvernemental, Paris, Montchrestien, 1999, 156 p ; F. DELPÉRÉE, Le fédéralisme en Europe, Paris, PUF, 2000, p ; B. DUBEY, « Administration indirecte et fédéralisme d’exécution en

Europe », CDE, vol. 1-2, 2003, pp. 87-134 ; H. DUMONT, « La question de l’Etat européen du point de vue d’un constitutionnaliste », Droit et société, vol. 53, 2003, pp. 29-71. ; E. O. ERIKSEN, C. JOERGES et F. RÖDT, dir., « Law and Democracy in the Post-National Union », préc.

110

P. ALSTON, M. R. BUSTELO et J. HEENAN, dir., L’Union européenne et les droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2001, 983 p ; J. DUTHEIL DE LA ROCHÈRE, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », JCl. Europe Traité, fasc. 160, 2010 ; A. ILIOPOULOU, « Assurer le respect et la promotion des droits fondamentaux : un nouveau défi pour l’Union européenne », CDE, 2007, pp. 421-478 ; S. LECLERC, J.-F. AKANDJI-KOMBÉ et M.-J. REDOR, dir., L’Union européenne et les droits fondamentaux, Bruxelles, Bruylant, 1999, 235 p ; I. PERNICE et F. C. MAYER, « De la Constitution composée de l’Europe », RTDE, vol. 36, 2000, pp. 623-647 ; J.-F. RENUCCI, Droit européen des droits de l’homme, Paris, LGDJ, 2007, 1135 p.

111

O. De SCHUTTER, Fonction de juger et droits fondamentaux. Transformation du contrôle juridictionnel dans les

ordres juridiques américain et européens, Bruxelles, Bruylant, 1999, 1164 p ; R. TINIÈRE, L’office du juge communautaire des droits fondamentaux, préc.

89 Ainsi, l’angle de la diversité juridique112, et même précisément du plurijuridisme, n’a pas été directement utilisé pour analyser l’appréhension des droits et libertés par la Cour de justice.

90 L’intérêt d’étudier la Cour de justice de l’Union européenne et le droit communautaire des droits fondamentaux plutôt que la branche conventionnelle du droit européen des droits et libertés, c’est-à-dire la Cour européenne des droits de l’homme, tient précisément à la nature singulière du plurijuridisme communautaire. En effet, l’Europe s’est construite au XXe siècle sous la forme de deux organisations qui ont vécu jusqu’à un certain point de manière parallèle, avec le pôle économique de la Communauté économique européenne (qui allait devenir l’Union européenne) d’une part, et d’autre part un pôle de protection des droits et libertés avec la Convention

européenne des droits de l’homme113. La Cour du Luxembourg d’une part et la Cour de Strasbourg d’autre part, les juridictions respectives de ces deux organisations européennes, n’avaient au départ pas vocation à se prononcer sur un contentieux similaire : celui des droits et libertés. Pourtant l’Europe économique allait devoir se pencher assez rapidement sur le respect des droits et libertés, et de manière de plus en plus profonde. La Cour de justice était au départ gardienne d’un ordre juridique européen entretenant des relations dites d’intégration avec les États membres dans un domaine essentiellement économique, et ce n’est que postérieurement que cette Cour s’est vu conférer ce contentieux des droits fondamentaux. La question du plurijuridisme dans l’Union européenne ne concerne donc pas que les droits fondamentaux, elle est beaucoup plus large et concerne d’autres domaines, qui au départ étaient seulement économiques, mais qui se sont élargis au fil des traités. À l’inverse, la Convention européenne

des droits de l’homme est limitée au domaine, certes en constant élargissement, des droits

fondamentaux. Mais surtout elle n’est qu’un instrument de contrôle, elle ne prévoit pas de répartition des compétences, mais simplement un pouvoir d’arrêter et non de faire. Cela expliquerait aussi peut-être la plus grande sensibilité des États quant à leur autonomie et la diversité juridique au sein de l’Union européenne qu’à l’égard de la Cour de Strasbourg114. Le

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L’angle du fédéralisme a pu en revanche être étudié par exemple : K. LENAERTS, « Federalism and rights in the European Community » dans E. KATZ et G. A. TARR, dir., Federalism and Rights, Lanham, Rowman & Littlefield, 1996, pp. 139-172.

113

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Rome, 4.XI.1950, ci-après « Convention européenne des droits de l’homme » ou « Convention européenne », ou pour certains auteurs « CEDH ».

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Cela étant, la fin de l’année 2011 et le début de l’année 2012 ont été marqués par de fortes tensions entre Londres et la Cour de Strasbourg. Le gouvernement britannique conteste l’autorité de la Cour européenne en raison de son désaccord profond avec sa jurisprudence sur le droit de vote des détenus ou sur le contentieux de l’immigration et de

contentieux des droits et libertés communautaires s’est ainsi « greffé » à une organisation juridique plurijuridique préexistante, alors que dans le cadre de la Cour européenne des droits de l’homme le plurijuridisme est consubstantiel à l’objectif de garantie des droits et libertés à un niveau supranational. À cet égard, la comparaison avec le Canada est beaucoup plus pertinente avec l’Union européenne qu’avec le système conventionnel115

.

91 Ainsi, au Canada, la question de la protection de la diversité juridique est une question toujours d’actualité pour les politologues et les juristes, en particulier lorsqu’il s’agit du Québec et des peuples autochtones, mais pas exclusivement. Si depuis 1982, la question de la légitimité du juge suprême au regard du fonctionnement démocratique a été très largement étudiée116, la place nouvelle de la Cour suprême du Canada après 1982 au regard de l’équilibre plurijuridique a peu fait l’objet de réflexion systématique et synthétique par les juristes117

.

B. De la légitimité de s’interroger sur le rôle du juge par rapport au plurijuridisme, y