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Le rôle des juges quant aux « dynamiques plurijuridiques »

INTRODUCTION GÉNÉRALE

C. Le rôle des juges quant aux « dynamiques plurijuridiques »

102 Comme nous l’avons expliqué précédemment le plurijuridisme consiste en une « pluralité d’ensembles cohérents de règles et d’ordonnancements juridiques »126

, et sert donc à la description dynamique des rapports complexes entre ces ensembles normatifs, qui, dans notre recherche, se situent à l’intérieur d’un « espace plurijuridique » lui-même doté d’une certaine autonomie normative. Il s’agit ainsi d’étudier les dynamiques de la diversité juridique existant au Canada et dans l’Union européenne, y compris dans le contentieux des droits fondamentaux, dynamiques que nous qualifierons de plurijuridiques. Une telle analyse n’aurait pas été possible avec le concept du fédéralisme par exemple.

103 Ainsi, on considère généralement que le fédéralisme consiste en la répartition territoriale des compétences législatives entre un niveau central et des niveaux locaux, ce qui permettrait de concilier diversité et unité127. En ce qui concerne ces dynamiques de diversité et d’unité, on estime que, plus une fédération favorise les entités locales ou fédérées dans la répartition des compétences législatives, plus elle sera qualifiée de décentralisée et donc potentiellement plurielle. En réalité, cette vision du fédéralisme ne peut à elle seule rendre compte des enjeux liés aux dynamiques de la diversité juridique : on ne peut en effet se limiter aux compétences législatives, et par extension gouvernementales et réglementaires, si l’on veut comprendre les conséquences sur cette diversité des décisions des tribunaux. Le plurijuridisme permet de comprendre de manière plus globale l’effet du juge sur l’organisation sophistiquée de la diversité et de l’unité juridique existante au Canada et en Europe. La délimitation de l’autonomie des peuples autochtones, à qui la Constitution canadienne reconnaît des « droits », ou encore l’importance des dimensions culturelles et substantielles qui affectent l’organisation des pouvoirs au Canada et dans l’Union européenne en attestent. C’est d’autant plus le cas lorsque l’on s’intéresse au contentieux des droits fondamentaux individuels. Il faut alors distinguer avec José

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J.-L. BERGEL, dir., « Le plurijuridisme », préc., p. 12.

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Woehrling la centralisation128 de l’uniformisation129, et donc introduire des concepts qui, bien qu’ils aient un fondement commun avec le fédéralisme, dans l’idée d’équilibre entre unité et diversité, ne s’inscrivent pas directement dans la théorie fédérale.

104 Le plurijuridisme permet de penser en termes de mécanismes et de passerelles juridiques d’un espace juridique à un autre sans nécessairement introduire des relations hiérarchiques strictes entre eux, ou de jugement de valeur quant aux cultures juridiques de ces espaces. Ces mécanismes, ces charnières juridiques font le lien entre différents espaces dotés d’autonomie et constituent les articulations de l’espace plurijuridique global. Or la place du juge dans ces mécanismes est essentielle, car les dynamiques plurijuridiques dépendront de l’interprétation qu’il en fera. Si les juges ont un rôle phénoménal dans la répartition des pouvoirs et peuvent ainsi insuffler des processus centralisateurs ou décentralisateurs, ils peuvent au-delà façonner des mouvements d’homogénéisation (qui tendent vers un droit commun) ou au contraire des dynamiques pluralistes (qui tendent vers des droits différents). Le plurijuridisme ne pouvant être caractérisé ni par un droit entièrement commun (sans diversité juridique), ni par une diversité juridique totale (des autonomies normatives entièrement cloisonnées), l’interprétation prétorienne devra trouver un équilibre adéquat entre ces deux extrêmes.

105 Ces dynamiques sont aussi à l’œuvre lorsque les juges exercent leur mission de garantie des droits et libertés. En effet, cette protection des droits fondamentaux revient à introduire dans cet espace plurijuridique une forme d’autonomie supérieure et suprême dans laquelle les différents pouvoirs (c’est-à-dire les autres formes d’autonomies collectives) ne peuvent s’ingérer : celle de l’individu, celle de la personne humaine. Garantir les droits et libertés, n’est-ce pas au bout du compte un moyen de contrôler que le respect de la personne humaine en tant que telle, et donc de son autonomie, demeure au centre de la décision politique ? Mais cette autonomie ne va pas être protégée directement par les individus, auxquels on n’attribue pas de fonction normative, mais par des juges.

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« La centralisation consiste en un transfert de pouvoirs des organes fédérés vers un organe fédéral ; elle contredit l’autonomie des entités fédérées » : J. WOEHRLING, « Les conséquences de l’application de la Charte canadienne des droits et libertés pour la vie politique et démocratique et l’équilibre du système fédéral » dans A.-G. GAGNON, dir., Le fédéralisme canadien contemporain, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2006, pp. 251-274.

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« L’uniformisation consiste en une imposition, par les tribunaux, de valeurs uniformes qui limitent la capacité des entités fédérées d’adopter des politiques diverses ; elle compromet la diversité fédérale » ibid.

106 On peut alors se demander si les interprétations prétoriennes de ces différents mécanismes du plurijuridisme qui délimitent chacune des autonomies normatives puis la création d’une compétence judiciaire de protection des droits de la personne n’ont pas formé un nouvel espace décisionnel prétorien au sein du système plurijuridique. En effet, en attribuant la protection de l’autonomie de la personne humaine au corps judiciaire, n’a-t-on pas transféré la délimitation et le contenu de cette autonomie, de ces libertés, par la mise en œuvre de droits spécifiques, à cet acteur désormais incontournable que constitue la figure judiciaire ? C’est a fortiori le juge suprême qui se retrouve au cœur de tous ces enjeux130

: une fois le texte édicté, il a la responsabilité finale de la nature de cet espace décisionnel prétorien. Ce faisant, il est celui qui, plus que tout autre, doit se demander quelle est la place de cet espace décisionnel au sein de l’espace plurijuridique global, et son effet sur celui-ci. C’est en ce sens qu’il s’agit à la fois d’étudier les dynamiques plurijuridiques dont le juge suprême est responsable, en particulier dans le cadre du contentieux des droits et libertés, dans les différents espaces normatifs ; mais aussi de se demander quelles sont les contraintes systémiques du plurijuridisme qui s’exerce sur cet espace décisionnel.

107 Ainsi, la dynamique de l’homogénéisation ou de l’uniformisation est celle qui est le plus à craindre. En effet, la focalisation sur l’individu et son autonomie n’entraînerait-elle pas une limitation toujours plus grande des autonomies collectives de la part d’un juge suprême, unique, exprimant une vision de l’humanité et de la société ? C’est pour cela qu’il est pertinent de s’interroger davantage sur la question de la préservation de la diversité juridique que sur celle de la construction ou du maintien de l’ordre commun englobant. Les droits fondamentaux ayant vocation à entrer dans presque tout le champ juridique, leur énonciation vague et large donne un grand pouvoir d’interprétation aux juges. Leurs décisions ne vont-elles pas s’appliquer, influencer et finalement uniformiser la protection des droits de la personne dans tous les espaces juridiques au sommet desquels on a placé ce juge suprême ? La matière sur laquelle porte le travail du juge a un potentiel d’homogénéisation fort en raison de la vocation universelle des droits et libertés. Il

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La recherche ici menée est orientée sous l’angle des juges suprêmes : la Cour suprême du Canada et la Cour de justice de l’Union européenne. Par conséquent elle ne permet pas d’évaluer l’impact des autres instances de jugements (provinciales ou nationales) sur le plurijuridisme. Il est pourtant clair que ces décisions peuvent contribuer à préserver la diversité juridique d’autant que beaucoup ne sont pas ultimement tranchée par le juge suprême. Lorsque des jurisprudences des instances inférieures seront évoquées (notammment en infra § 1633 et s.)., elles le seront donc seulement à titre d’exemple, sans prétention à l’exhaustivité ou la systématicité qui demanderaient une investigation approfondie.

existe donc un risque que la transformation du plurijuridisme aille dans le sens d’une homogénéisation, c’est-à-dire un processus d’intégration parfaite, une identité matérielle du droit.

108 Par conséquent, cela ne revient-il pas à désavouer à travers le contentieux des droits fondamentaux un équilibre plurijuridique qui peut exister, ou a pu exister, en dehors de ce contentieux ? Nier l’existence d’un équilibre plurijuridique dans la protection des droits et libertés, n’est-ce pas desservir la politie, en altérer la nature, en la transformant en politie homogène ?

109 Est-ce inéluctable, ou bien est-il possible de prendre au sérieux le respect des différentes autonomies normatives collectives, et donc de prendre en considération l’équilibre plurijuridique de l’espace ? N’y a-t-il pas d’ailleurs des contraintes qui s’exercent sur le juge suprême, dans le façonnement même du contentieux dont il a la charge, qui vont dans le sens d’un respect de l’équilibre plurijuridique ? Par exemple au Canada, la compétence de protection des droits et libertés de la Cour suprême du Canada s’inscrit à la fois dans le cadre d’une histoire coloniale et fédérale particulière, mais aussi dans le cadre d’un mode de saisine propre, qui fait de la Cour suprême une cour constitutionnelle et nationale ; ces données ont exercé une influence sur l’encadrement de la protection des droits fondamentaux, le champ d’application ou les droits substantiels protégés, par exemple à l’égard de certaines minorités ou des peuples autochtones. En Europe, il est encore plus frappant de constater que c’est par l’intégration progressive d’États souverains dans une communauté fondée sur l’économie que s’est construit le plurijuridisme européen, ce qui a un retentissement certain sur la façon d’organiser la protection des droits fondamentaux dans cet espace.

110 Pour résumer, il s’agit de s’interroger sur le rôle du juge suprême dans le développement et l’évolution du plurijuridisme, en prenant dûment compte des répercussions particulières des droits fondamentaux à cet égard. Il s’agira alors de se demander s’il existe une solution de remplacement à l’opposition entre les droits fondamentaux comme instruments nationalistes ou bien comme des droits humains immuables et transcendants, dont le contenu pourrait être définitivement établi par les autorités judiciaires de l’espace juridique englobant (canadien ou européen). Une des clés serait alors de repenser la fonction des droits fondamentaux dans un système normatif plurijuridique de manière à ce que ces droits puissent faire l’objet d’un dialogue entre les systèmes normatifs, sans que l’intérêt des individus à cette protection soit sacrifié.

L’autre clé serait de réfléchir aux mécanismes de plurijuridisme interne à cet espace décisionnel, et donc ultimement de remettre en question le caractère suprême du juge que nous avions pourtant identifié comme tel.

111 Pour traiter ces questions et comprendre l’évolution comparée du rôle de la Cour de justice européenne et de la Cour suprême du Canada, il nous faut procéder par étapes.

112 Il faut en premier lieu analyser le rôle de ces juges suprêmes dans la mise en place du plurijuridisme au Canada et dans l’Union européenne. Cette étude est un préalable indispensable pour comprendre le rôle des juges dans l’aménagement de la diversité et de l’unité juridique dans les deux espaces étudiés. Il s’agit en effet d’une mission première : elle existait avant et en dehors de la question des droits et libertés. Cette fonction prétorienne originelle n’est pas pour autant exempte de complexité dans la mesure où elle est circonscrite par des contextes et des textes particuliers et opère en réalité au-delà d’une simple répartition des compétences.

113 Ce premier rôle de ces deux juridictions, déjà fort délicat puisqu’il s’agit de trouver un équilibre entre unité et diversité juridique dans les espaces juridiques dont elles sont les gardiennes, évolue ensuite avec l’apparition d’une nouvelle mission : la protection des droits fondamentaux. Ces derniers constituent des éléments perturbateurs du plurijuridisme. Pour comprendre les conséquences essentielles des droits fondamentaux, nous distinguerons deux phases du contentieux des droits fondamentaux : sa structure et sa substance. Plus précisément, la structure correspondrait aux conditions de saisine du juge suprême quant aux droits et libertés et à la recevabilité de la protection des droits et libertés auprès du juge suprême qui seront étudiées dans la deuxième partie de la thèse, tandis que la troisième partie portera sur la protection des droits fondamentaux du point de vue substantif.

114 Ainsi, la deuxième partie tend à montrer que, en dépit des contraintes structurelles qui limitent le juge suprême dans son action, un juge suprême chargé de protéger les droits et libertés a tendance à délaisser la question de l’équilibre plurijuridique dans l’exercice de sa mission de protection.

115 La troisième partie veut montrer qu’au-delà de la structure du contentieux des droits et libertés, le juge suprême, lorsqu’il met en œuvre la protection des droits et libertés, se prononce sur la substance, et peut exercer une influence plus ou moins importante et d’une nature variable sur l’équilibre plurijuridique. Or à cet égard, les désaccords entre les systèmes et ordres juridiques sur la substance des droits fondamentaux démontrent la nécessité pour le juge suprême de

s’interroger sur le respect d’un équilibre plurijuridique dans ce domaine de compétence. L’existence et la persistance de situations conflictuelles, concurrentielles ou de frictions incitent à réfléchir à des solutions plus respectueuses de la diversité juridique, ce que ne fait pourtant pas toujours le juge. Il est toutefois possible de rééquilibrer les deux missions du juge par la redéfinition des termes de sa suprématie dans l’exercice de ce contentieux. C’est dans une méthode dialogique et pluraliste qui, certes, porte atteinte à une forme de suprématie prétorienne que les véritables freins à l’homogénéisation se trouvent.

116 Pour résumer nous procéderons à une analyse en trois temps des relations entre ces trois objets juridiques qui peinent à coexister chacun pleinement lorsqu’ils sont réunis :

- Dans un premier temps nous analyserons au préalable les relations entre les juges suprêmes et les plurijuridismes qui tendent à révéler l’existence d’une mission d’équilibre entre unité et diversité, en dehors de la question des droits et libertés (Partie 1).

- Dans un deuxième nous nous intéresserons aux liens entre les juges suprêmes et droits fondamentaux, qui d’un point de vue de la structure inclinent vers l’homogénéisation, et met donc au défi le plurijuridisme (Partie 2).

- Et dans un troisième nous nous demanderons si la réconciliation entre les plurijuridismes et droits fondamentaux est possible à travers la protection substantielle des droits libertés par les juges et si un nouvel équilibre est envisageable, quitte à relativiser la suprématie des juges (Partie 3).

PREMIÈRE PARTIE : JUGES