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INTRODUCTION GÉNÉRALE

Section 1. Du plurijuridisme ou comment appréhender la diversité juridique dans une perspective comparée

B. Les théories de la complexité juridique

48 L’inscription du plurijuridisme dans les théories de la complexité a également encouragé le choix de cette terminologie pour cette thèse, car cette caractéristique permet non seulement d’avoir un cadre conceptuel, le plurijuridisme, mais également un cadre d’analyse aidant à comprendre les dynamiques qui se jouent notamment dans le contentieux des droits et libertés soumis aux deux juges suprêmes étudiés63.

49 La complexité peut être définie comme « l’état d’un ensemble diversifié qui défie les possibilités de compréhension ou de gestion par la multiplicité et la variété de ses éléments constituants et de leurs interrelations »64. Il s’agit donc de théories qui partent du constat de l’existence d’une diversité juridique et qui s’interrogent sur le défi d’organiser cette diversité, mais aussi des difficultés du monde juridique moderne ou plutôt postmoderne65 à rester dans un carcan hiérarchique binaire et arrêté. Elles ont pour point commun de refuser ou de relativiser l’alternative entre désordre et unité en acceptant la « grande complexité juridique du monde »66

. Elles offrent ainsi des solutions pour la comprendre de manière logique et harmonieuse, même si elles sont nécessairement moins géométriquement parfaites que la théorie si pure de Kelsen, mais

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D’ailleurs, l’ouvrage sur le plurijuridisme a réuni des auteurs comme M. Van de Kerchove, M. Delmas-Marty, ou P. Glenn, qui peuvent se rattacher à ce que nous qualifierons de « théorie de la complexité juridique ».

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COENEN-HUTHER, J., « Complexité », dans A.-J. ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1993, p. 82, cité dans H. ABDELHAMID, « Les paradigmes postmodernes et la démarche pluraliste dans la recherche juridique » dans G. OTIS, dir., Méthodologie du pluralisme juridique, Paris, Karthala, 2012, pp. 135-182, p. 141.

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Hassan Abdelhamid a en effet démontré que le pluralisme juridique en tant que nouvelle approche pour étudier la réalité juridique s’inscrit dans une idéologie postmoderne. Il définit la postmodernité comme un paradigme dépassant celui de la modernité, fondée sur une logique binaire et universalisante, pour proposer les bases d’une théorie fondée sur la complexité et le relativisme. La postmodernité se fonde ainsi « sur une réalité discontinue, fragmentée, modulaire ». Ibid.

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M. DELMAS-MARTY, « La grande complexité juridique du monde » dans P. BOURGINE, D. CHAVALARIAS et C. COHEN-BOULAKIA, dir., Déterminismes et complexités, du physique à l’éthique : autour d’Henri Atlan, Paris, La Découverte, 2008, p. 349.

c’est sans doute le prix de la pensée plurielle67. En effet, l’ordonnancement proposé par ces théories relativise souvent la place de l’État et le modèle hiérarchique68

.

50 Ainsi, le paradigme du « réseau » est une métaphore de plus en plus utilisée pour décrire les entrecroisements normatifs de notre temps69. La métaphore du réseau opère un glissement du paradigme ancien de la pyramide (logique hiérarchique) à une logique plus horizontale et pluraliste. Ce changement de paradigme a été formulé par François Ost et Michel Van de Kerchove dans leur ouvrage De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit70. Le titre de l’ouvrage est explicite, les auteurs engagent en effet une réflexion sur la transformation du droit causée par les « bougés de la pyramide » à la faveur d’un droit en réseau qui fonctionnerait selon une dialectique.

51 Les auteurs partent d’une constatation de la fin des monopoles, de nature étatique surtout, et analysent les raisons pour lesquelles le paradigme de la pyramide se trouve ébranlé, tant du point de vue du mode de production du droit, que du rôle nouveau de l’État ou des rapports d’interdépendance entre systèmes juridiques.

52 L’analyse sur les rapports entre systèmes juridiques, « entre clôture et ouverture »71

, est particulièrement pertinente pour notre étude en ce qu’elle vise à établir des catégories de relations pluralistes entre systèmes juridiques72. Ainsi les relations entre les systèmes juridiques peuvent relever de la « trans-systématicité » (il s’agit d’une intégration dans un système plus vaste), de la « plurisystématicité » (où il y a une coexistence indifférente) ou de l’« intersystématicité » (dans le sens d’internormativité, où il y a des interpénétrations entre systèmes juridiques ou une

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À ce titre ces théories constituent un véritable défi. Comme l’explique Hassan Abdelhamid, « la complexité est avant tout un défi, parce qu’elle n’a pas pour objectif de donner une définition du réel, mais de trouver le bon angle pour l’étudier, c’est-à-dire en intégrant la complication, l’incertitude et la contradiction » H. ABDELHAMID, « Les paradigmes postmodernes et la démarche pluraliste dans la recherche juridique », préc., p. 143.

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La relativisation de l’État et du modèle hiérarchique qui en découle implique que ces derniers soient évalués par rapport aux nouveaux éléments, nouvelles « espèces juridiques » de notre temps.

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Cette expression est d’ailleurs utilisée par les tenants de ce que nous avons appelé le pluralisme juridique anthropologique, comme Jacques Vanderlinden, voir J. VANDERLINDEN, Anthropologie juridique, préc. Voir aussi la définition du multijuridisme comme « la multiplicité des réseaux qui refaçonnent notre sociabilité » développée par É. L. ROY, « L’hypothèse du multijuridisme dans un contexte de sortie de modernité » dans A. LAJOIE, et al., dir., Théories et émergence du droit : pluralisme, surdétermination et effectivité, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 29, p. 36.

70

F. OST et M. Van de KERCHOVE, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, 596 p.

71

Ibid., p. 183.

72

La définition de « système juridique » dans cette théorie, est caractérisée par une identité plus ou moins intense que l’on peut reconnaître par trois critères, c’est-à-dire trois sortes d’autonomies une sociale, une organique et une organisationnelle. Ibid., p. 188 et s.

interlégalité formée de transitions et d’empiètements)73. Les auteurs reprennent notamment l’idée de relevance de Santi Romano en tant que point de rencontre entre systèmes74. Il y a donc relevance lorsque « l’existence, le contenu ou l’efficacité d’un ordre [est] conforme aux conditions visées par un autre ordre »75, et irrelevance quand il n’y a pas de relations, ces relations d’indifférence étant de plus en plus rares.

53 Les relevances sont de nature diverse, et peuvent correspondre à des relations allant de l’indépendance, la subordination, la coordination, la présupposition à la dépendance. Les outils de description du monde juridique actuel proposés couvrent ainsi un nuancier du type des relations entre systèmes qui permettent de tenir compte à la fois des survivances du modèle hiérarchique, et des rapports dialectiques horizontaux.

54 De la même manière, le « pluralisme ordonné » de Mireille Delmas-Marty76 part de l’idée que ni l’utopie de la grande unité juridique du monde ni le pluralisme de séparation (c’est-à-dire l’autonomie parfaite) ne sont ce que l’on constate, ou même ce qui est souhaitable. L’auteur propose également une analyse dynamique des mouvements juridiques désordonnés, qui, tels des nuages, interagissent dans un certain flou, en prenant en compte des espaces mouvants (des espaces presque psychologiques), et des vitesses d’évolution différentes (synchronisation et désynchronisation).

55 La complexité, le flou, le mou, le doux et l’instabilité juridiques font partie de notre réalité, sans qu’il faille pour autant renoncer à un certain ordre. Il est en effet possible « d’ordonner ces nuages » par des dispositifs d’équilibrage ou un bricolage de régulation, de réglage et d’évaluation.

56 Cette complexité de la pluralité se manifeste par les processus juridiques d’intégration par ordonnancement (relations verticales, hiérarchiques, mais assouplies) ou d’entrecroisement (relations horizontales de coopération ou de coordination ou encore de co-détermination). Mais cette verticalité et cette horizontalité se brouillent à nouveau à cause des impérativités comme le

jus cogens qui « verticalise » l’intégration horizontale, et par des techniques d’assouplissement de

73

Ibid., p. 198.

74

S. ROMANO, L’ordre juridique, 2e éd., Paris, Dalloz, 2002, 174 p.

75

F. OST et M. Van de KERCHOVE, De la pyramide au réseau, préc., p. 198 et 199.

76

M. DELMAS-MARTY, Le pluralisme ordonné (Les forces imaginantes du droit II), Paris, Seuil, 2006, La couleur des idées, 303 p.

l’intégration verticale, comme la marge nationale d’appréciation (les transcendances nouvelles comme les droits humains deviennent à leur tour plurielles77…).

57 Le pluralisme ordonné, c’est accepter la complexité et trouver les mécanismes qui permettent une mise en ordre douce et apaisée de ces interdépendances. « Il y va (…), non seulement de la sécurité juridique, mais aussi d’une vision pluraliste et tolérante du droit face au risque d’impérialisme, politique et, ou, économique »78

. Si la logique du flou peut ne pas sembler satisfaisante, voire sembler effrayante, pour le juriste habitué au binaire79, il faut admettre que cette conception est une manière d’expliquer rationnellement la complexité juridique, en introduisant la nuance. Elle permet aussi de préserver le pluralisme, ce qui en dehors du caractère explicatif et descriptif de ces théories permet d’appréhender certaines revendications, nous y reviendrons. L’enjeu juridique est alors de savoir comment corriger les incomplétudes et incohérences80.

58 Pour résumer, les « théories de la complexité » ont pour particularité de concevoir des formes de pluralismes juridiques diverses, ce qui, dans le contexte de notre étude, convient parfaitement. Elles fournissent également des pistes de réflexion sur les méthodes, les instruments juridiques, les procédés et les mécanismes qui pourraient être la clé de cette cohérence que l’on peine à trouver. L’hypothèse du « plurijuridisme » est ainsi pertinente pour nos travaux, car elle a vocation à saisir précisément les mécanismes et les principes qui régissent les interdépendances entre les normes et les ensembles de normes grâce au renvoi à ces théories de la complexité.

59 L’hypothèse du plurijuridisme telle que nous l’envisagerons désormais, c’est-à-dire complétée par les théories de la complexité, permet de surmonter cet obstacle lié au caractère étatique ou national en raisonnant à partir de dynamiques et de mécanismes juridiques dans des espaces normatifs à plusieurs niveaux. Dans la définition donnée par Jean-Louis Bergel, le plurijuridisme

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V. LASSERE-KIESOW, « L’ordre des sources ou le renouvellement des sources du droit », D., 2006, p. 2279.

78

M. DELMAS-MARTY, « Plurijuridisme et mondialisation : vers un pluralisme ordonné » dans J.-L. BERGEL, dir., Le plurijuridisme, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2005, p. 355, p. 365.

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Pour une critique normativiste récente de ce que l’auteur appelle la théorie des réseaux voir : X. MAGNON, « Appréhender le droit et les ordres juridiques : entre renoncement à une explication normative de la divergence (théorie des réseaux) et mythe de la convergence (droit global), faut-il renoncer à une approche normativiste ? », Le

pouvoir, mythes et réalité : mélanges en hommage à Henry Roussillon, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole,

2014, pp. 455-470. L’auteur considère qu’il s’agit de théories factuelles et invite les tenants de cette approche à « la réorientation professionnelle ». Selon lui, seul le normativisme est capable d’appréhender le « devoir être », qui ne semble pouvoir être fondé que sur des énoncés prescriptifs textuels.

80

M. DELMAS-MARTY, « Avant-Propos » dans É. DUBOUT et S. TOUZE, dir., La fonction des droits

présuppose l’existence d’une certaine diversité juridique, qu’elle se manifeste à travers des ordres ou des systèmes juridiques. En réalité, la distinction que fait l’auteur entre les ordres et les systèmes juridiques revient plus ou moins à distinguer entre les ordonnancements de nature étatique pour les premiers et les autres types d’ordonnancements pour les seconds, les ordres ayant une validité propre alors que les systèmes n’ont qu’une autonomie81

.

60 C’est pourquoi nous préférerons le terme d’espace juridique, qui ne reprend pas cette dichotomie. Nous proposons ainsi de définir comme « espaces plurijuridiques » le Canada et l’Union européenne, dans le sens où il existe dans ces deux unités comparées une situation de plurijuridisme, bien que dans un cas l’espace plurijuridique soit un État et pas dans l’autre. De surcroît, les normes juridiques autochtones mobilisées ne sont pas toujours des normes étatiques. Ce terme d’espace plurijuridique nous permet finalement de comparer deux unités qui semblaient au départ fort différentes en raison de cette caractéristique étatique ou supraétatique. Le cadre théorique du plurijuridisme est donc celui de la comparaison, et constitue également la grille d’analyse du rôle du juge suprême. Il permettra aussi de mettre en lumière les relations entre la protection juridictionnelle des droits et libertés et la conservation d’une forme de diversité juridique au sein d’un espace normatif commun. Bien entendu, il existe plusieurs ensembles normatifs autonomes au sein de ces espaces plurijuridiques : nous nous limiterons aux ensembles qui se sont vu reconnaître formellement leur autonomie par le pacte fondateur de l’espace plurijuridique, la Constitution ou les traités, c’est-à-dire, en plus des ordres fédéraux canadien ou européen, les provinces canadiennes et les gouvernements autochtones canadiens d’une part et les États membres de l’Union européenne d’autre part.