• Aucun résultat trouvé

La traduction et le Web : la complexité de la documentation

Chapitre I : Les modèles de l’opération traduisante

I.4 La traduction et le Web : la complexité de la documentation

Comme le démontrent les récentes études traductologiques, le monde de la traduction a été profondément marqué par l’innovation technologique, surtout informatique, caractérisant notre réalité actuelle mondialisée.

D’ailleurs, si l’on regarde de plus près le flux de travail du traducteur, l’on constate que la transformation générale du domaine a affecté toute phase opérationnelle de la pratique traduisante. En particulier, la phase qui depuis toujours caractérise le métier du traducteur, c’est-à-dire la phase de recherche documentaire ressent des derniers développements, surtout par rapport au rôle d’Internet et à sa présence irrépressible dans tout secteur de la vie humaine de notre temps.

« Ces dernières années ont vu la mise à disposition des informations de toutes sortes sur la Toile, couplée avec le développement de moteurs de recherche efficaces et conviviaux qui permettent à tout un chacun de chercher les informations qui l’intéressent. Deux autres facteurs ont joué un rôle critique dans l’extension de la Toile vers le grand public. D’abord, de nouvelles techniques permettent une présentation des informations beaucoup plus agréable et facilitent leur assimilation. Ensuite, la nature même des informations disponibles a changé : au début les informations étaient surtout celles qui passaient par la langue écrite, maintenant l’information est transmise par les graphiques, les images, l’animation, les sons, la vidéo et la musique. Ajoutons encore que l’utilisation de la Toile a changé : au lieu d’utiliser la Toile seulement comme un moyen de satisfaire nos besoins en information nous commençons à y transférer d’autres activités. […] Tout ceci est aussi vrai pour un traducteur que pour tout le monde. Mais c’est peut-être la recherche des informations [notre soulignement] qui joue toujours le plus grand rôle au niveau de sa vie professionnelle. […] La difficulté actuelle est l’énorme quantité d’informations disponibles et sa gestion [notre soulignement]. Si nous avons tous trouvé la solution à un problème en un clin d’œil, nous avons tous également fait l’expérience d’une recherche qui résulte dans l’offre de trois mille documents ». King (2003 : 85)

La complexité nouvelle de la phase de documentation pour le traducteur a été donc provoquée par la présence d’une quantité toujours croissante d’informations, de documents, ainsi que de formats toujours nouveaux. La question de la quantité est d’ailleurs strictement liée au discours sur la qualité, d’où s’explique l’attention particulière que le traducteur doit réserver à cette phase de son travail.

La documentation, en effet, concerne aussi bien des compétences que l’on peut définir comme « instrumentales », puisqu’elle s’effectue à travers l’utilisation de ressources digitales et de systèmes informatiques (comme par exemple, les moteurs de recherche, les forums en ligne, le téléchargement de fichiers, etc.), que des compétences « stratégiques » qui s’appliquent dans la prise en compte et dans la gestion des facteurs qui vont orienter le processus de choix et de prise de

88

décision de la part du traducteur. Parmi ces facteurs l’on retrouve la maitrise du sujet abordé par le texte, l’objectif même du texte, les besoins du client, les différences socio-culturelles entre les destinataires de départ et les destinataires d’arrivée, ce qui va pris en compte tout en vérifiant également la fiabilité des ressources, la fréquence d’emploi d’une expression donnée dans les différents contextes, l’équivalence existante ou manquante dans l’expression d’une certaine notion dans les deux langues, les dynamiques diachroniques affectant le texte de départ etc.

En ce sens, l’article de Mareschal124 , publié en 1988, qui traite de l’intégration de la phase

documentaire dans le processus d’apprentissage de la traduction ainsi que de l’interaction entre processus traductionnel et activité documentaire, relève d’une actualité extrême, ce qui fait preuve du paradoxe des technologies pour la traduction décrit par King en 2003.

Mareschal se concentre sur l’enseignement de la traduction spécialisée, mais d’après nous, ses remarques sont tout à fait valables pour toute typologie textuelle à traduire. Tout en reconnaissant l’importance de la prise en compte des particularités propres à chaque travail de traduction

(éditoriale, technique, juridique ou encore médicale), nous croyons en fait que l’acquisition d’une

méthode de gestion du texte à traduire concerne essentiellement les mêmes phases opérationnelles nécessaires à l’accomplissement de la tâche traductionnelle, indépendamment de la typologie textuelle de départ. En effet, toute traduction, notamment en situation d’apprentissage de la traduction, implique une première phase de compréhension du sujet abordé, qui est suivie par une phase de documentation centrée sur l’identification des caractéristiques terminologiques/lexicales, phraséologiques et (nous ajoutons par rapport à Mareschal) discursives, c’est-à-dire portant sur la structuration du discours dans le texte à traduire, dans une mise en relation avec les propriétés discursives du texte en langue d’arrivée.

Tout comme souligné par Mareschal, la phase de documentation et la conséquente identification des sources utiles, ne suffit pas au processus traductionnel en tant que tel. Le processus de traduction comporte une phase de « mise en équivalence » en langue d’arrivée, autrement dit de « transfert en langue d’arrivée », ce qui s’appuie, bien évidemment, sur les sources précédemment identifiés en

phase de recherche, mais qui demande de plus une opération de prise de décision stratégique125.

« Le cours de traduction spécialisée devra donc viser ce double objectif, notionnel et linguistique. Avec l’aide du professeur, l’étudiant doit apprendre à se documenter rapidement et efficacement sur un sujet spécialisé et à utiliser de

124 Mareschal Geneviève, « Le rôle de la terminologie et de la documentation dans l’enseignement de la traduction spécialisée » Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators' Journal, vol. 33, n° 2, 1988, p. 258-266,

http://nelson.cen.umontreal.ca/revue/meta/1988/v33/n2/003573ar.pdf

89

façon appropriée les nouvelles connaissances acquises. Cette recherche tant documentaire que terminologique suppose en fait l’acquisition et la mise en pratique d’une méthode de travail. Cette méthode devra permettre à l’étudiant de s’approprier par lui-même les notions, la terminologie et la phraséologie dont il aura besoin pour traduire les textes spécialisés qui lui seront soumis, en classe d’abord, dans la profession ensuite. Nous ne saurions assez insister sur l’importance de ce par lui-même, car c’est un processus d’acquisition autonome qu’il convient de favoriser chez l’apprenti traducteur. Ce processus est, en effet, celui de la réalité professionnelle. Lorsqu’on confie un texte à un traducteur de métier, on attend de lui qu’il effectue la recherche documentaire et terminologique nécessaire. On lui fournit parfois une documentation de base, mais cette situation est loin d’être la règle et, dans la majorité des cas, le traducteur se trouve livré à lui-même. Il nous apparait pédagogiquement important que la situation d’apprentissage reflète celle de la réalité. La question qui se pose ici est de savoir comment la recherche documentaire et terminologique s’insère dans le processus traductionnel et quelle place il convient de lui consacrer dans l’enseignement de la traduction spécialisée [nos soulignements] ». Mareschal (1988 : 259)

Nous partageons tout à fait l’importance soulignée par Mareschal de l’acquisition d’une

méthode de travail pour l’apprenti traducteur, en raison de l’autonomie de gestion caractérisant la pratique traduisante, et en fonction du développement du savoir-faire professionnel qui doit répondre non seulement à une demande d’efficacité, mais aussi de rapidité dans son travail. Nous croyons en fait que l’acquisition d’une méthode peut permettre au traducteur débutant d’en tirer un bénéfice en termes d’épargne dans son effort cognitif, marqué par l’intégration de connaissances de nature différente qui se chevauchent au cours d’un processus continu de mise en équivalence et de choix.

« Le processus traductionnel commence par une prise de connaissance globale du texte à traduire. Cette prise de connaissance peut aller de la lecture entière du texte, lorsqu’il n’est pas trop long ou qu’il s’agit d’une œuvre littéraire, jusqu’à un survol de la table des matières dans le cas d’un traité scientifique, en passant par la lecture partielle des différents chapitres d’un document imposant. Le degré d’approfondissement de cette première étape du travail du traducteur dépend essentiellement de la compétence de celui-ci, de la taille de document et de la nature du document. Dans le cas de l’étudiant, il va sans dire qu’une lecture complète s’impose, d’abord parce que les textes qui lui sont présentés sont généralement courts et ensuite, et surtout, parce qu’il n’a pas encore acquis l’expérience et la compétence requises pour « situer » un texte sur la base d’un simple coup d’œil. Cette lecture a pour but essentiel de permettre au traducteur de déterminer le sujet traité dans le document à traduire afin de pouvoir, dans un deuxième temps, sélectionner les outils d’information utiles à la compréhension du texte et à sa traduction. […] Inutile en effet de se documenter sur l’histoire du droit si le texte à traduire est un testament […] Non pas que l’histoire du droit ou le dictionnaire technique soient inutiles, mais parce que la formation à donner à un futur traducteur comporte une dimension opérationnelle. Les facteurs temps et rendement sont extrêmement importants sur le marché du travail et l’enseignant doit apprendre à l’étudiant à aller à l’essentiel et à ne pas se perdre en détails ». Mareschal (1988 : 259-260)

Comme souligné par Mareschal, lorsque l’on aborde un texte à traduire, il faut, surtout en situation d’apprentissage de la traduction, mener des recherches afin de comprendre quel est le sujet

90

qui est traité dans ce texte. Cette première phase de cadrage du texte a essentiellement la fonction de distinguer entre ce qui est approprié et pertinent par rapport aux fins de notre traduction et ce qui ne l’est pas.

« Après l’étape de la prise de connaissance du texte et de la détermination du domaine vient l’étape de la sélection de la documentation, au cours de laquelle l’étudiant devra sélectionner les outils d’information qui lui permettront 1) de comprendre le texte à traduire et 2) de le traduire. Il s’agit donc pour lui de se procurer deux types d’ouvrages : paralexicographiques d’une part, c’est-à-dire d’initiation au sujet traité, et lexicographiques d’autre part, c’est-à-dire de traduction. Cette étape est beaucoup plus complexe et plus délicate qu’elle ne le paraît de prime abord, principalement en raison de la « prolifération » documentaire contemporaine. Dans bien des domaines, l’étudiant risque en effet de se trouver submergé de documents, de qualité très variable toutefois. Or, à l’exception de quelques rares bibliographies annotées ou extrêmement sélectives, les bibliothèques et autres sources de documentation n’offrent généralement pas d’indication quant à la destination, l’utilité, la qualité et la fiabilité des ouvrages [notre soulignement] qu’elles proposent ou mettent à la disposition des utilisateurs. C’est donc le sens critique de l’étudiant [notre soulignement]

qui sera sollicité et mis à l’épreuve pendant cette opération. En s’appuyant sur les techniques de recherche documentaire et sur les critères d’évaluation documentaire [notre soulignement] auxquels l’auront initié les cours de documentation et/ou de terminologie, l’étudiant apprendra à sélectionner les outils véritablement utiles et pertinents ». Mareschal (1988 : 260-261)

Ce qu’il faut noter, d’ailleurs, c’est le rôle central joué par le développement d’un sens critique permettant à l’apprenti traducteur d’évaluer le matériel recueilli pendant ses recherches et enfin d’opérer des choix. La complexité de la phase de recherche documentaire réside, donc, aussi bien dans la question de la modalité de recherche que dans sa phase de « tri » de ce qui présente une utilité effective.

De plus, il est difficile de distinguer entre ce qui tient à la phase de documentation (en vue de traduction) et ce qui est partie intégrante du processus traductionnel pur. Dans un but formatif, il faut bien sûr opérer cette distinction, comme Mareschal l’explique dans son article.

« L’activité documentaire et terminologique y intervient essentiellement pendant les trois premières étapes du processus traductionnel et a pour rôle d’aider à élucider le texte à traduire et de fournir les équivalents en langue d’arrivée. De plus, une certaine activité de recherche phraséologique peut encore survenir pendant l’étape de la restructuration afin de s’assurer que le texte traduit est le plus conforme possible à l’usage ayant cours dans le domaine de spécialisation concerné. […] La compétence documentaire et terminologique ne doit donc en aucun cas supplanter le processus d’évaluation, la compétence traductionnelle de l’étudiant, [notre soulignement] car un texte bien documenté n’est pas nécessairement un texte bien traduit ». Mareschal (1998 : 264)

De suite, la reproduction du schéma proposé par Mareschal dans son article, présente de manière claire et synthétique l’interaction entre les deux processus distincts : le processus traductionnel et le processus de documentation (et de recherche terminologique) :

91

Processus traductionnel Activité documentaire/terminologique Prise de connaissance et lecture globale du

texte à traduire

Détermination du domaine

Sélection de la documentation pertinente Lecture d’initiation au sujet/domaine

Analyse compréhension du texte Recherche ponctuelle de nature sémasiologique

Transfert de la langue de départ à la langue d’arrivée

Recherche d’équivalents terminologiques et phraséologiques

Restructuration (Recherche d’équivalents phraséologiques)

Relecture Révision

Mareschal (1988 : 265) Ce qui relève d’un intérêt particulier pour notre thèse, c’est la différenciation entre la recherche des équivalents, appartenant à l’activité documentaire selon Mareschal, et la phase de transfert de la langue de départ à la langue d’arrivée, qui en revanche se situe dans le processus traductionnel. Nous partageons tout à fait cette distinction puisque nous croyons en l’utilité du progrès technologique au profit de l’activité du traducteur dans le sens où les outils technologiques puissent fournir au traducteur des ressources favorisant son activité professionnelle ou son processus d’apprentissage de celle-ci. Raisonnablement, ces outils pourraient plus facilement s’appliquer aux étapes indiquées par Mareschal comme faisant partie de l’activité documentaire (comme c’est le cas de la recherche des équivalents), qu’aux étapes les plus complexes du point de vue de l’analyse du processus traductionnel humain, (comme le transfert). Sur le plan pratique, ce serait d’après nous plus profitable par exemple pour l’apprenti-traducteur d’utiliser des technologies lui fournissant une liste d’équivalents possibles (terminologiques ou phrastiques) associés à leurs contextes d’usage, que de se substituer à lui dans le choix de l’équivalent le plus approprié. Encore mieux, ce serait de concevoir des technologies interactives qui soient en mesure d’apprendre grâce aux interventions et aux choix opérés par l’apprenti, dans un contexte d’apprentissage mutuel (homme-machine) de la traduction.

92