• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 5. FORT-DE-FRANCE, VILLE ET AGGLOMERATION

3. Les « traces » laissées par les flux

Déjà évoquées dans la littérature créole, les traces désignent quelque chose

« de fragile, de précaire, de révocable : la trace ne survit qu’à être fréquentée […], elle doit savoir se faire discrète et ne pas révéler la stratégie d’occupation de l’espace ‘mise en scène’ […]» (Yerro 1990 :

102).

Nous constatons que, associées au marquage, les traces contribuent à la

« (re)construction permanente des identités » (Bulot & Veschambre 2006 : 12).

Cependant, alors que « le marquage apparaît comme condition de partage d’une

mémoire collective » (idem), vu le cadre social dans lequel prennent part nos

recherches, cette condition de mémoire collective fait défaut (Mam-Lam-Fouck, 2003). Et c’est là que les traces font montre de tout leur sens. Ces traces sont la mémoire des habitants. Le regard extérieur, celui du chercheur notamment, peut analyser leur rapport à l’espace comme espace identitaire… Si l’évaluation des espaces urbains foyalais (les quartiers) est sensiblement la même qu’il y a 50 ans, ce n’est pas par mémoire collective assumée, c’est la volonté, au fil du temps, de continuer à s’approprier un espace auquel ils s’identifient, et surtout auquel le reste de la population ne cesse de les identifier. Pourquoi ? Serait-ce de l’ordre de

« l’habitus » ? Et l’habitus linguistique ? Calvet l’aborde brièvement dans Les voix de la ville en termes d’avis que les locuteurs ont toujours sur les autres et les langues

qu’ils parlent. Telle que nous voyons les choses, elle s’apparenterait davantage à l’hexis corporel (Ripoll 2006), mais au niveau linguistique. L’expérience sociale, et par la même sociolinguistique, du quartier habité s’impose à chacun, ce qui entraîne un comportement socio-langagier similaire aux personnes déjà installées. Ne pourrait-on pas alors évoquer l’idée d’hexis linguistique, au même titre que l’hexis corporel?1

La trace telle qu’appréhendée en géographie sociale (Ripoll 2006) correspondrait davantage à l’idée d’empreintes. La trace conceptualisée dans l’univers créole ne relève pas forcément du passé ; elle participe de l’identitaire, sans

pour autant faire appel à la mémoire collective et a trait à une non-parole, à un acte effectué parce que l’individu se sent privé de parole ou parce qu’il souhaite être plus efficace que celle-ci. Son désir d’efficacité tend effectivement vers une certaine pérennité, une durée dans le temps, mais plus pour s’affirmer dans les esprits que pour témoigner d’un passé ou d’une histoire (« man ka kité an tras », en créole, pour signifier que « je laisse une preuve, une marque, de mon passage »).

Les concepts de « trace » et « marque » sont, par conséquent, à manipuler avec précaution sur un terrain tel que le nôtre. Une aire créole, en général, relève de particularités dues essentiellement à son histoire, une histoire jeune dont on ressent les effets tant au niveau social, qu’au niveau de la répartition spatiale de l’aire considérée. A Fort-de-France, les migrations anciennes et contemporaines permettent d’appréhender la catégorisation dont il est à penser qu’elle sera assurément différenciée, en complément de ce qui sera développé plus en aval dans ce travail. 3.1. Une scène incontournable des migrations ?

Comme mentionné plus haut, la Martinique est loin d’être l’île la plus représentative du phénomène migratoire dans la Caraïbe. Cependant, elle a toujours connu des migrations dont Fort-de-France était le principal théâtre. Qu’elles soient internes ou externes, elles ont influé sur le visage de la ville au fil du temps jusqu’à nos jours. Les migrations « anciennes » sont à l’origine de la composition et de la répartition actuelles de la population foyalaise.

3.2. Les parcours migratoires internes des martiniquais.

Les migrations depuis les autres communes de la Martinique vers la ville de Fort-de-France permettraient de comprendre comment s’est effectué, et s’effectue toujours, l’appropriation de l’espace dans le centre de Fort-de-France. Nous en distinguons deux types à partir de repères temporels : dans un premier temps, l’après-éruption de 1902 et la crise sucrière qui date des années 20 ; et dans un deuxième temps, la décennie 1990 et les suivantes, avec la généralisation des véhicules particuliers.

3.2.1. Schémas d’antan : l’après-éruption de 1902 et la crise sucrière de l’entre deux guerres.

Aggravée par la chute du second Empire, la première crise sucrière de la fin du 19ème siècle, due à la concurrence faite par la betterave à la canne, fragilise l’économie martiniquaise et déstabilise la vie des campagnes. L’éruption de la Montagne Pelée en 1902 n’arrange rien et les déplacements vers Fort-de-France s’intensifient. En effet, près de 20000 à 40000 personnes sont sinistrées et/ou se retrouvent sans emploi (Martouzet 2001).

A cause de la définition des quotas, en 1922, de la production de sucre de canne et à l’internationalisation de cette production avec l’essor de nouveaux pays producteurs issus notamment du Tiers-Monde, la deuxième crise sucrière accélère l’accroissement de la population foyalaise. Au début du 20ème siècle, la population urbaine de Fort-de-France était d’environ 7000 habitants. Elle compte 60000 personnes en 1954 et avoisine les 100000 personnes en 1990. D’où la création de nouveaux quartiers pour accueillir ces populations nouvelles. En effet, le centre-ville de Fort-de-France ne comptait que quelques centaines d’habitants. Le quartier populaire Terres Sainville, au nord du centre-ville est construit au début du 20ème siècle (Jalabert 2007) ; d’autres quartiers, à l’ouest de la ville, tels que l’Ermitage ou Didier, accueillant des populations de nature différente (modestes pour le premier, bourgeoises pour le second), naissent après la Seconde Guerre. Les quartiers plus à l’est voient eux aussi le jour ou leur densité augmenter : le Morne Pichevin, Sainte-Thérèse, Renéville, Morne Calebasse.

Un peu plus tard, de nouveaux quartiers émergent ou se densifient. C’est le cas du quartier Les Hauts du Port1 qui remplace le Morne Pichevin, qui a totalement été rasé dans les années 1980. La SIMAR2 « est également à l’origine de

la création de plusieurs quartiers de ville, dont ceux de Floréal et de Dillon totalisant plus de 3 000 logements, créés au début des années 1960 pour faire face à

l’exode rural des populations vers la capitale, Fort-de-France »3.

1 Cf. carte de Fort-de-France en annexe. 2 SIMAR : Société Immobilière Martiniquaise.

3.2.2. Schémas actuels : de 1990 à nos jours.

Chaque jour, des milliers de martiniquais vivant hors de l’agglomération foyalaise transitent par la ville pour se rendre d’un bout à l’autre de l’île, ou bien, rejoignent la communauté urbaine, pour des raisons professionnelles surtout. De plus, la concentration des administrations oblige cet « exode rural » quotidien, malgré un effort de décentralisation par l’Etat et les collectivités locales pour désengorger le centre urbain. Des déplacements s’opèrent de la ville, vers la ville, dans la ville.

3.3. Les migrations externes.

3.3.1. Schémas d’antan : les 19ème et 20ème siècles.

Les premières migrations extérieures sont essentiellement dues à la période esclavagiste. En effet, il y eut une première vague d’immigration de colons européens. Ensuite, furent amenés des esclaves importés d’Afrique. Après l’abolition de l’esclavage (milieu du 19ème siècle), eut lieu une troisième vague d’immigration d’indiens, appelés « Coolies », bien souvent de façon péjorative par la population, de chinois et de congos servant de main-d’œuvre bon marché. En 1880, ils sont respectivement 12110, 512 et 6490.Enfin, on assista à une dernière immigration massive (fin 19ème – début du 20ème siècle) des « syro-libanais » spécialisés surtout dans le commerce.

La communauté chinoise, quant à elle, est beaucoup plus complexe. Deux types de chinois sont à considérer : les « anciens » et les « nouveaux »1. La Martinique a connu une immigration chinoise dans les années 1890. De nos jours, leurs descendants se sont insérés dans la population martiniquaise, tant au niveau linguistique, qu’au niveau social, et même s’ils ont un pouvoir économique fort, ils ne forment pas un groupe à part.

Cependant, dans les représentations, la situation est toute autre. La partition de la population serait, semble-t-il plus sévère. Jalabert en fait l’analyse suivante :

« Si la société se définit par une créolisation majoritaire, il n’en demeure pas moins que l’idée que certains groupes minoritaires de la population refusent de se mélanger aux autres, continue à s’imposer. Les Indiens, les Chinois, les Syro-libanais, les métropolitains de passage, composent des minorités qui auraient des attitudes sociales, notamment familiales, spécifiques face à la société créole. Si ces populations sont aujourd’hui considérées comme appartenant à la société martiniquaise, elles n’y seraient pas intégrées, vivant dans des bulles autonomes. Les Syro-libanais subissent par exemple une « discrimination [qui] s’est développée contre ce groupe, tout particulièrement par le biais de pratiques

culturelles qui restent ‘familiales’ »1, ils continueraient à choisir leurs

épouses dans leurs terres d’origines, refusant les mélanges. Un tel phénomène pourrait se rapprocher de celui des Chinois ou des Indiens qui ont longtemps été rejetés par le reste de la population et sont restés groupés sur eux-mêmes. Ces schémas restent-ils valables ? L’ouverture sur le monde, notamment par le biais migratoire, la lente dislocation des héritages familiaux anciens, ne conduisent-ils pas à une certaine reconsidération du schéma traditionnel appliqué aux minorités ? Aujourd’hui, les Indiens et certaines familles chinoises se créolisent […]. Pour autant l’univers des représentations est souvent différent de la réalité » (Jalabert 2007 : 99).

3.3.2. Schémas actuels : de1990 à nos jours.

La préfecture enregistrait en 2004, près de 4000 arrivées de personnes issues principalement de la Caraïbe. Ces dernières années, en effet, on a assisté à une immigration jeune venant d’autres îles des Antilles. En effet, des Haïtiens, des

1 Jalabert cite Dubost, « Les Syriens-martiniquais, une alternative identitaire exemplaire », in Hommages à Jean Benoist.

Sainte-luciens et des Dominicains, entre autres, viennent tous les ans s’installer à Fort-de-France.

On peut distinguer trois principaux groupes de migrants actuels : les Haïtiens, les Sainte-luciens et les Chinois. Les premiers constituent le groupe d’étrangers le plus important de l’île numériquement (1032 en 1999), sans compter les enfants d’haïtiens nés sur le sol martiniquais, ni les Haïtiens en situation irrégulière. Leur niveau social est assez modeste, même si quelques-uns accèdent à une situation meilleure.

Ils sont suivis de près par la communauté sainte-lucienne qui comptait 949 membres en 1999. Là aussi, ce chiffre ne serait qu’approximatif. Les Sainte-luciens effectuant de brefs passages dans l’île sont nombreux, du fait de la courte distance qui sépare les deux îles (40 kilomètres) ; et là non plus, nous ne comptabilisons pas les clandestins. Ces deux communautés vivent essentiellement dans les quartiers de Fort-de-France (Terres Sainville, Trénelle, Sainte-Thérèse), même si on les retrouve en plus faible nombre dans les communes (bourgs éloignés de Fort-de-France).

Même si elle est numériquement inférieure, ajoutons quelques mots à présent sur la population dominicaine. Constituée en majorité de femmes et d’enfants, elle vit surtout dans les quartiers Terres Sainville ou Trénelle. Peu Nombreux, les dominicains restent entre eux et résident à Fort-de-France pour une durée indéterminée. N’excédant pas quelques années, ces courts séjours ont pour but d’amasser quelque pécule pour améliorer leur qualité de vie de vie en République dominicaine.

Bien qu’une solide réputation de prostituées colle à la peau des Dominicaines, leurs profils sont multiples. S’organisant en fonction de leurs besoins et de leurs parcours antérieurs, chaque Dominicaine fait des choix propres. Jannas (2007) parle de « stratégies de « survie économique » ». Il peut s’agir de commerces à domicile, de salons de coiffure, de petits snacks improvisés.

Souhaitant rester proches de leurs compatriotes car « au-delà des filières plus

ou moins organisées, il faut surtout retenir l’importance des réseaux familiaux et amicaux dans la migration dominicaine en Martinique » (Jannas 2007 : 184), les

Sainville, comme nous le disions plus haut, quartier qui jouxte le centre-ville. Leur regroupement a un rôle linguistique et culturel puisqu’ « il est important pour elles

de vivre les unes près des autres pour continuer à parler la langue natale et partager la même culture » (idem : 188). L’espagnol cohabite donc, dans ce quartier, avec le

français et le créole. Les Dominicains s’expriment sans complexe, « on s’interpelle,

on s’invective dans la langue natale, sans crainte du regard de l’autre […] » (idem).

Depuis quelques années, en plus des « anciens Chinois », d’autres Chinois s’installent et ouvrent principalement de petits commerces et des « snacks », petites échoppes de restauration rapide. Ils restent entre eux, sans pour autant être totalement inaccessibles. La majorité d’entre eux vit ou travaille au centre ville de Fort-de-France, mais aussi au Lamentin, à Schoelcher, à Ducos. Ils ne sont jamais très loin de l’espace urbain, lieu de toutes les commodités.

Les groupes liés aux migrations externes récentes sont des groupes nés de migrations essentiellement issues de la Caraïbe, sans que cela ne soit exclusif. Les trois premiers groupes mentionnés supra se localisent dans des quartiers spécifiques, souvent des quartiers modestes. Ces migrations ne se font pas sans incidence sur le paysage socio-culturel de la ville de Fort-de-France. Les paragraphes suivants évoqueront quelques exemples de l’hétérogénéité ainsi provoquée.

3.4. Une hétérogénéité culturelle et linguistique ou le paysage socioculturel foyalais : miroir d’un métissage linguistique urbain.

« L’individu imprime donc de son identité toute langue dans laquelle il est amené à s’exprimer » (Bauvois & Bulot 1998 : 75). Nous avons longtemps hésité

avant d’utiliser le mot « métissage ». Lourd de sens en même temps qu’il prête à confusion, le métissage décrit plusieurs réalités : culturelles, linguistiques, spatiales, entre autres.

3.4.1. Une hétérogénéité culturelle : des festivals et des animations culturels hauts en couleurs.

Le carnaval de Fort-de-France a accueilli ces dernières années des groupes de Haïtiens, de Brésiliens et bien d’autres encore, afin qu’ils participent aux côtés des Martiniquais à ce rassemblement festif. Ils sont invités à vivre cette fête comme s’ils étaient à Port-au-Prince ou à Rio de Janeiro, à exprimer leur différence de culture. Il faut qu’ils soient présents pour que le carnaval foyalais prenne tout son sens.

Le Festival culturel de Fort-de-France, consacré pour cette 37ème édition en 2008 à Aimé Césaire, se veut, d’ordinaire, métis (en 2005, « Imaginaires insulaires »). Des groupes d’ici et d’ailleurs contribuent à faire de ce festival un rendez-vous très apprécié de la population. Nous ressentons comme un besoin de cette dernière de se vouloir et de se savoir multiple.

De plus, des colloques sont organisés au sujet de ce foisonnement de cultures et de langues qui cohabitent. En novembre 2005, des universitaires se sont réunis autour d’un colloque sur le « Métissage ». Il y a là une volonté de saisir ce phénomène, de le cerner au mieux, mais aussi de montrer la richesse de la mosaïque urbaine que constitue Fort-de-France.

3.4.2. Une hétérogénéité linguistique : l’apparition de nouveaux parlers. Bien souvent, plusieurs communautés cohabitent dans un même quartier. De plus, grâce au fait que ces groupes ne sont pas fermés, cette cohabitation génère des unions. Par conséquent, les langues des uns et des autres se modifient, s’adaptent. Lorsque nous avons contacté par téléphone une association haïtienne, un homme nous a répondu ainsi :

« Pou qui vous lé parlé ? »1

Cette phrase, qui ne répond aux normes grammaticales ni du français standard, ni du créole, est pourtant compréhensible par un locuteur qui maîtriserait l’une ou l’autre des deux langues. Suivant la structure syntaxique du français, cet

1 En français : « A qui voulez-vous parler ? »

énoncé utilise un vocabulaire issu du créole. Une telle situation ne se retrouve pas seulement chez les locuteurs haïtiens.

En nous entretenant avec un locuteur hispanophone (d’origine cubaine, cette fois), nous avons constaté une fusion subtile de créole et d’espagnol. Nous avons regretté ce jour-là n’être pas en possession d’un magnétophone. La syntaxe de ses phrases répondait à la syntaxe espagnole mais son vocabulaire était fortement empreint de créole. Malgré cela, tout locuteur créolophone aurait été en mesure de le comprendre. Jannas (2007 :189) constate, dans son étude sur les dominicaines installées à la Martinique, que « la langue créole fait également partie des apprentissages réalisés

sur le terrain, au contact des gens du pays ».

Pour revenir à l’entretien que nous avons eu avec une directrice d’école, retenons ceci :

« […] La maman qui est venu dans mon bureau parlait, je sais pas, une sorte de langue, un machin avec un mélange d’espagnol, de créole, de français, enfin bref, un parler bien à elle que je comprenais heureusement, mais bon, elle n’est pas la seule comme ça. Et puis, c’est leur façon à eux de se faire comprendre, mais je sais pas si ils cherchent vraiment à s’intégrer, mais enfin, c’est pas facile […]. »

Ces parlers construits à partir d’apports multiples sont généralement compris, même par celui n’appartenant pas au groupe du locuteur utilisant ce parler. Cependant, et cela se ressent aux travers d’autres entretiens, ils sont perçus par le reste de la population comme un procédé d’identification à un groupe donné, comme une volonté du migrant de s’insérer certes…mais pas trop. Décime observait déjà ce phénomène lors de son étude sur la communauté haïtienne. Selon lui, le parler des Haïtiens à la Martinique relève d’un processus identitaire : on veut se faire comprendre de l’autre sans pour autant gommer ce qui fait que l’on est différent de lui.

Cette volonté identitaire participe à l’hétérogénéité linguistique de la population foyalaise. D’ailleurs, celle-ci ne dénonce pas cette affirmation d’identité différente. Il semblerait, au contraire, qu’elle la recherche et qu’elle l’assume complètement. Des manifestations, populaires ou bien savantes,

s’organisent chaque année pour mettre en avant ce métissage culturel et linguistique.