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PARTIE II- Vers une compréhension du problème dénoncé : les influences de perceptions socialement construites et divergentes

Chapitre 1 : La construction du rapport au corps gros de la société à la médecine

II- Le tournant de la médicalisation du corps gros et des situations d’obésités

Pour parler de médicalisation, nous reprenons les propos de Peter Conrad évoquant en 1992 un processus qui définit et traite des problèmes en termes de maladie ou de dysfonctionnement alors que ceux-ci ne sont pas des problématiques médicales à l'origine162. En ce sens, les situations d’obésités vont être extraites du domaine social pour être comprises de manière plus scientifique au fur et à mesure des avancées de la connaissance médicale. Ainsi, la médicalisation de l’obésité a permis de faire évoluer les perceptions et les connaissances sur le sujet. Cependant la médicalisation apporte ses propres représentations qui standardisent et catégorisent une situation présentant des risques pour la santé. Ainsi, au fur et à mesure de l'évolution médicale, le corps gros est devenu symptomatique à part entière sans prendre en compte les diverses variations qui peuvent exister entre les corps des différents individus. Ce processus de médicalisation a un impact aujourd’hui dans la prise en charge de l’obésité, et ceci d’autant plus au regard du long cheminement de médicalisation du corps gros. En effet, dès l’Antiquité, les médecins et savants se sont intéressés à la question de l'obésité en y voyant une « infirmité fâcheuse »163. Malgré de premières démarches médicales, la perception scientifique va se confondre entre valeurs morales et croyances.

Georges Vigarello indique que pendant longtemps la santé est perçue en rapport avec les humeurs. De fait, l’obésité est vue comme un excès de liquide dans le corps et la solution proposée est de favoriser les aliments secs. L’auteur cite l’exemple des femmes qui

160 LE BRETON David, La sociologie du corps, éd : PUF, coll : Que sais-je ?, 1992, p.22 161 QUEVAL Isabelle, Le corps aujourd’hui, éd : Gallimard, 2008, quatrième de couverture.

162 CONRAD Peter, « Medicalization and social control », Annual Review of sociology, Vol. 18.209, august 1992,

« un processus selon lequel des problèmes non médicaux en arrivent à être définis comme des problèmes

médicaux, le plus souvent en terme de maladies ou de troubles », p.209.

consommaient de la craie pour assécher leur corps164. Outre la représentation des humeurs, les croyances religieuses que nous avons évoquées ont elles aussi influencé la prise en charge de l’obésité. Ainsi, des affirmations pseudo-médicales sont retrouvées dans l’encyclopédie moralisée Summa de Exemplis de Jean de San Gimignano publiée en 1497 : « L'obésité excessive engendre les pires maladies. En réalité les corps obèses et trop gras sont très mauvais et prédisposent aux pires maladies, parce qu’en eux la chaleur naturelle est étouffée […] En second lieu, l'obésité empêche l'activité de l'âme, autrement dit, elle fait obstacle aux sens et à l’intelligence »165. Ces propos

illustrent l’association faite entre anomalie du corps et dégradation de l’âme dans le discours médical.

Puis, toujours selon Georges Vigarello, se répand l’idée dans le seconde moitié du XVIIIème siècle que le corps doit être tonifié. En outre, le lien entre l'alimentation et la prise de poids commence à s’établir. Puis, les progrès mènent à comprendre le corps comme fait d'énergie ayant besoin de combustibles pour fonctionner. Ainsi, les graisses représentent une « substance issue d’une énergie non brûlée »166. Le regard se focalise alors d’autant plus sur

l’alimentation et ce notamment par l’apport d’un auteur gastronome Jean Anthelme Brillat- Savarin qui s'est intéressé à la question de l’obésité dans son œuvre Physiologie du goût publiée en 1824. Il y apporte une vision plus positive de l’obésité et de sa prise en charge167 exprimant beaucoup de bienveillance quant aux personnes en situation d’obésité. De plus, l’auteur met en relation le plaisir de l’alimentation avec l’obésité et essaye d’apporter des explications scientifique par une étude de la société. Ainsi, il donne quatres cause de l’obésité : « le prédisposition naturelle des individus », la « principale cause de l’obésité est dans les farines et fécules dont l’homme fait la base de sa nourriture journalière ». Ce second point est intéressant car l’auteur s’inscrit dans une démarche scientifique où l’on commence à percevoir les aliments selon leur composition chimiques. Ensuite il évoque « une double cause d’obésité résulte de la prolongation du sommeil et du défaut d’exercice », « une dernière cause d’obésité consiste dans l’excès du manger et du boire »168. Mais Brillat-Savarin, qui n’est pas un

164 GLON Marie et VAN DYK Katharina, « Entretien avec Georges Vigarello », Repères, cahier de danse, n°24,

2009, « Au XVIè siècle [...] des femmes de la cour vont jusqu’à manger de la craie pour assécher les humeurs et

maigrir », p.9

165 DE SAN GIMIGNANO Jean, Summa de exemplis ac similitudinibus rerum : noviter impressa, éd : Broché,

1970 (1ère éd. 1497), chapitre XXXI.

166 VIGARELLO Georges, Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, éd : Seuil, 2010, « En temps de

précarité, le gros fut signe de richesse et de santé », p.203

167 BRILLAT-SAVARIN Jean Anthelme, La physiologie du goût, éd : Flammarion, Paris, 1982 (1ère éd. 1824),

« Si j’avais été médecin avec diplôme, j’aurais d’abord fait une bonne monographie de l’obésité ; j’aurais ensuite

établi mon empire dans ce recoin de la science, et j’aurai eu le double avantage d’avoir pour malades les gens qui se portent le mieux et d’être journellement assiégé par la plus jolie moitié du genre humain», p.215

scientifique, ne s’arrête pas aux seules explications et propose un traitement : la « ceinture antiobésique»169. L'intérêt est de porter une ceinture qui est à la même pression afin que l'individu décèle le moment où il a atteint la satiété. La ceinture devra alors être resserrée au fur et à mesure que la corpulence diminue. Se développe alors un contrôle sur le corps qui émerge et qui est légitimé par une approche qui se veut plus scientifique. Outre cet apport, l’auteur s’inscrit dans une perception de l’obésité comme situation presque anormale voire monstrueuse170. Ceci se retrouve dans le terme médical « polysarcie »171 utilisé à cette époque pour qualifier l’obésité sévère ou morbide de nos jours. En effet, ce terme définit une « hypertrophie général des muscles et du tissu adipeux »172 ce qui met en avant l’aspect anormal

de ce corps. Il s'agit là d'un premier rapport à la norme appliqué à l'obésité.

En reprenant les échanges épistolaires du XVIIIème siècle entre le philosophe et économiste écossais David Hume et son médecin, Hilde Bruch va, en 1950, mettre en évidence des facteurs psychologiques pouvant expliquer les situations d’obésités. La psychanalyste essaye d'élaborer une logique fonctionnelle de diagnostic de l'obésité173. Pour sa part, le sociologue Jean-Pierre Poulain voit dans ces échanges datés du siècle des Lumières le moment d’un passage de l'obésité problématisée de l'ordre moral au domaine médical car D. Hume ressent le besoin d’échanger avec son médecin sur sa situation d’obésité. En parallèle, l'émergence de la psychiatrie française, entre le XIXème et le XXème siècle, va accentuer une recherche de troubles nerveux ou émotionnels comme outils de lecture de l'obésité. Il est également très intéressant de relever que ces recherches vont mettre en évidence un paradoxe entre la norme sociale en vigueur et le discours médical. En effet, Francis Heckel écrit en 1911 :

« Il me faut signaler, ici, un contresens esthétique, répandu à travers le monde entier et auquel

toutes les femmes se soumettent : la mode, en effet, les oblige à rester obèses. Afin d’avoir des épaules et un décolleté appétissant, elles se doivent d’avoir de la graisse autour du cou, des

169 Op. cit. p.233

170 Op. cit., « J’entends par obésité cet état de congestion graisseuse où, sans que l’individu soit malade, les

membres augmentent peu à peu de volume, et perdent leur forme et leur harmonies primitives », p.215

171 MACCARY Ange Traité sur la polysarcie, éd : Crochard, 1811 172

Centre National de Ressources Textuelles et Lexical, « Polysarcie », Dictionnaire en ligne [Disponible en ligne : https://www.cnrtl.fr/lexicographie/polysarcie]

clavicules et des seins [...]. Maigrir constitue donc pour une femme un véritable sacrifice, car cela signifie renoncer à ce que le monde apprécie le plus en elle »174

.

Nous observons ici un discours médical qui commence à avertir des risques qu’engendre une situation d’embonpoint, déjà dès la fin du XIXème siècle les médecins n’hésitent pas à utiliser un discours moralisateur. En outre, l'idéologie de gourmandise laisse place, à travers les alertes des médecins à une image très négative du corps gros. Ceci est accentué par le développement de la société et de la grande distribution. Julia Csergo parle alors d’une «pathologie du siècle de l’abondance et de la modernité »175. L’idéologie rassurante du gros

ventre devient une inquiétude médicale qui peut porter à la culpabilisation des individus. La médicalisation de l’obésité se poursuit avec un article publié en 1924 dans le Larousse médical illustré qui donne une définition, des normes de catégorisation ainsi qu’une méthode pour mesurer les corpulences176. L’article parle de « juste embonpoint » ce qui fait référence à la norme mais évoque toujours un aspect moralisateur.

Malgré cette inscription dans le domaine médical, les situations d’obésités restent des problématiques à la limite entre le social et le médical. En effet en 1970, dans une logique de dépenses de santé, les compagnies d’assurances nord-américaines mettent en évidence le risque encouru par les fortes corpulences quant à l’espérance de vie177. Cette annonce relance des

études qui établissent une accentuation des risques de diabète ainsi que des problèmes cardiovasculaires. L'obésité devient un facteur de risque. La situation d’obésité est officiellement qualifiée de maladie en 1993 avec son apparition dans la nosographie de l'International Classification of Diseases178. La médicalisation de l’obésité se poursuit en prenant des airs d’alertes sanitaires. En 2001 le Gouvernement français s’engage à lutter contre l’obésité avec la mise en oeuvre du programme national nutrition santé179. Puis en 2003 un

174 HECKEL Francis, La névrose d'angoisse et les états d'émotivité anxieuse : clinique, pathogénie, traitement,

éd : Hachette BnF, 2013, (1ère édition 1917)

175 CSERGO Julia, « Quand l'obésité des gourmands devient une maladie de civilisation. Le discours médical

1850-1930 », dans CSERGO Julia (dir.), Trop gros ? L'obésité et ses représentations, éd. Autrement, coll. Mutations, 2009,

176 Larousse Médical Illustré, ed. : Galtier-Boissière Docteur, 1924 « une exagération de la quantité de graisse

existant normalement entre les organes [...] et apparition de la graisse dans le tissu même des viscères et dans le sang ». « Le juste embonpoint fait place à l’obésité dès que le poids de l’individu est supérieur en kilogrammes au nombre de centimètres de sa taille du mètre »

177 FISCHLER Claude, L’Homnivore, éd : Odile Jacob, Paris, 1990

178 La nosographie officielle est l’International Classification of Diseases : : ICD-10-CM, OMS, 1993 179 Programme National nutrition santé 2001-2005, https://solidarites-sante.gouv.fr

rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé fait suite à une enquête de l’ObEpi qui alerte sur la progression de l’obésité dans le monde et rappelle la nécessité de lutter contre180.

Ces actions montrent la place de la situation d’obésité dans le domaine médical. Cependant la médicalisation de l’obésité se poursuit lorsque la recherche de la norme médicale, comme pratique nécessaire au diagnostic s’effectue par l’utilisation d’un outil précis.

III- Normalisation du corps par le développement d'outils médicaux de mesure de

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