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PARTIE II- Vers une compréhension du problème dénoncé : les influences de perceptions socialement construites et divergentes

Chapitre 1 : La construction du rapport au corps gros de la société à la médecine

I- L'évolution de la perception du corps gros dans l'histoire

Au gré des évolutions sociétales le corps, sa perception et sa catégorisation dans une norme n'ont cessé de se mouvoir selon des considérations esthétiques, sociales voire médicales. Maria Michela Marzano indique que le corps est construit par la culture, il diverge donc selon les sociétés141. Si nous prenons comme premier exemple la Vénus callipyge142, sculptures féminine présente de la Préhistoire à l'Antiquité, nous voyons alors que le corps gros de la femme était vénéré comme symbole de fécondité et de protection contre la précarité alimentaire. Ici l'image du corps est rattachée à quelque chose d'essentiel pour la survie de la population. Or, au fur et à mesure du développement des sociétés, des valeurs plus esthétiques ont pris le pas sur la représentation réaliste des corps. L'idée serait alors de rechercher le corps idéal, recherche bien complexe puisqu’il s’agit là d’une construction sociale imprégnant une société donnée dans son fonctionnement et dans son mode de pensée. Ainsi, notre société occidentale

141 MARZANO PARISOLI Marie Michela, Pensez le corps, éd. PUF, coll. Questions d'éthique, 2002, « le corps

n’est rien d’autre qu’une idée historique, c’est-à-dire le simple produit de la construction culturelle de la société, le corps humain est toujours et d’abord une entité réelle, une réalité matérielle, le substrat charnel de chaque personne », p.13

contemporaine érige en norme de beauté le corps très mince, cependant nous comprenons que cela n’a pas toujours été le cas. Un autre exemple existe avec les sculptures et peintures de la Renaissance, nous nous rendons compte que la norme de beauté est moins sévère et prône davantage les rondeurs corporelles. Le corps, principalement celui de la femme, est apprécié tant qu'il est bien portant. Ceci s’explique par une représentation qui associe les rondeurs comme marques de bonne santé et d’une certaine condition de vie à une époque où les crises de famines frappent.

Ainsi, la recherche d’un idéal corporel ne peut se faire qu’à travers une norme. Nous supposons que cette norme est un niveau défini par des seuils qui fixent les limites à partir desquelles quelque chose n'est plus jugée acceptable selon le contexte social précis143. La

norme n'est donc pas figée mais évolue au fur et à mesure de la société. Ceci concerne également l’image du corps, érigée en norme qui, comme l'indique Maria Michela Marzano, peut être « désirable à une époque puis répudiée à la suite de la transition vers un autre paradigme »144. La norme est alors une notion capitale pour comprendre comment le corps gros est perçu. La notion de norme est d’autant plus intéressante qu’elle conditionne le niveau de tolérance des individus. Ainsi, selon le corps idéal prôné correspondant à une norme, le seuil de tolérance est plus grand ou plus faible. Nous observons ces variations de normes corporelles au cours de l’Histoire et selon les contextes sociaux.

Dès l’Antiquité l’excès d’embonpoint est vu comme un risque pour la santé. En effet, Julia Csergo évoque les médecins grecs Hippocrate et Galien qui relevaient déjà les risques des « chairs grasses »145. Outre cet aspect inquiétant, le trop que représente ce corps prend un aspect comique146. Dans son étude l’auteure propose une interprétation plurielle de la représentation de ce corps à cette époque, entre dégoût, aspect moralisateur et identification protectrice que ce corps peut présenter face aux agressions extérieures.147

143

Dictionnaire Larousse, « norme », « Règle, principe, critère auquel se réfère tout jugement »., [Disponible en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/norme/55009]

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MARZANO PARISOLI Marie Michela, Pensez le corps, éd. PUF, coll. Questions d'éthique, 2002, p.15

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CSERGO Julia, « Quand l'obésité des gourmands devient une maladie de civilisation. Le discours médical 1850-1930 », dans CSERGO Julia (dir.), Trop gros ? L'obésité et ses représentations, éd. Autrement, coll. Mutations, 2009, p.14-29 « L'excès de poids et les risques sanitaires qui lui sont attachés ont retenu l'attention

des médecins depuis l'Antiquité : Hippocrate, évoquant les menaces auxquelles sont exposées les chairs grasses, qu'il dit “flasques” et “humides”, en soulignait les faiblesses susceptibles d'entraîner mort subite, impuissance et stérilité ; Galien esquissait les origines alimentaires de la prise de poids », p.15

146 Op cit, p.12 147 Idem, p.15

Dès le Moyen-âge, le gros ventre donne l'image du bon gourmand, le « gastronome » comme l'indiquait plus tard Brillat-Savarin dans son œuvre Physiologie du goût148. La situation d'embonpoint représente la personne ayant une aisance financière où une situation particulière. Or ceci entre très vite en contradiction avec les valeurs de la religion chrétienne qui prend de l'ampleur en France à cette époque. Ainsi, malgré un début de préoccupation sanitaire à ce sujet, ce sont plus les inquiétudes morales qui vont façonner les représentations sociales. En effet la gourmandise est l'un des sept pêchés capitaux auquel il ne faut pas se laisser aller. Ce péché ne voit pas directement en l'acte de manger une chose moralement mauvaise, c'est plutôt dans le cœur que cela se joue par le fait de laisser ses passions et désirs contrôler sa vie149.

Ainsi c’est à cette époque que naît une première relation entre le corps gros, synonyme de gourmandise et d’un manque de contrôle de la personne. Un jugement moral est porté sur une personne en raison de son apparence. Ainsi la prise de nourriture est très contrôlée et s'inscrit alors dans une démarche qui devient morale et culturelle. Comme l'indique Silvana Vecchio, « le but est de plier le corps aux exigences de l'âme »150. Le corps gros devient alors une preuve visuelle de l’immoralité de l'âme autorisant une culpabilisation de la personne. De plus, en pervertissant son âme, l’individu risque de tomber dans l’idiotie et la violence. En effet, le plaisir culinaire devient grave et inquiétant quand il fait s’éloigner de la charité envers l'autre car le gourmand mange plus que de besoin et risque de priver des nécessiteux. Le corps gros est aussi perçu comme une violence volontairement imposée par le sujet sur lui-même. Il importe de noter que cette perception de la gourmandise diffère selon les classes sociales : la gourmandise devient symbole de puissance chez la noblesse. En outre, l’embonpoint est marqueur de richesse, de puissance et de santé en période de crises alimentaires : les personnes présentant un embonpoint sont celles qui ont un accès à la nourriture151.

Ainsi, nous voyons que malgré des variations du seuil de tolérance, le corps gros reçoit des perceptions ambiguës. Entre le XVI et le XVIIième le corps gros sera perçu comme une monstruosité, image accentuée par les traités de dissections et d'anatomies qui commencent à être réalisés152. L’arrivé du discours médical ne permet pas de rompre avec ces représentations

car c'est surtout une dimension esthétique qui est visée : le corps gros n'est pas principalement

148 BRILLAT-SAVARIN Jean Anthelme, La physiologie du goût, éd : Flammarion, 1982 (1ère éd. 1824), p.66 149 VECCHIO Silvana, Dir. Julia Csergo, « La faute de trop manger : la gourmandise médiévale entre éthique et

diététiques », p.33-43, dans CSERGO Julia (dir.), Trop gros ? L'obésité et ses représentations, éd. Autrement, coll. Mutations, 2009.

150 Op. cit., p.34

151 VIGARELLO Georges, Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, éd : Seuil, 2010, « En temps de

précarité, le gros fut signe de richesse et de santé », p.197

rejeté du fait des complications de santé qui peuvent être en lien mais parce qu'il est considéré comme laid153. Cependant l’évolution sociétale entre le XIXème et le XXème siècle continue de garantir une perception de l’embonpoint comme synonyme de richesse et de réussite154 du

moins pour l’homme. En effet, le prolétariat fait apparaître l’homme présentant un embonpoint comme le patron riche détenant le pouvoir155. L’essor économique et social associé à cette

époque pousse la bourgeoisie puis la classe ouvrière à copier les comportements des plus aisés. L'auteur Karin Becker dénonce à cette époque des actes de « gloutonneries » qui consistent alors à manger beaucoup de produits de mauvaise qualité156. Cependant, rapidement les rejets

du capitalisme et de l’image du riche qui consomme plus que de raison entraînent un rejet général de cette société de consommation puis un rejet du corps gros. La norme devient alors la minceur. Paradoxalement, la norme de contrôle imposée par l’industrialisation de la société entraîne une norme de l'effort qui s'étend jusqu'aux valeurs esthétiques avec des exigences de plus en plus fortes de contrôle des corps157. En outre ce contrôle semble alors se renforcer au fur et à mesure que le corps se dévoile notamment pour la femme. En effet, dès le XIXème siècle, le corps prend de plus en plus d’importance et attire les regards158. Ceci est notamment dû à l'évolution de la médecine qui se penche de plus en plus sur lui et donc sur les possibilité de modifications et de réparations corporelles. Le corps se dévoile, voire se dénude, au début du XXème siècle avec un vêtement qui vient suggérer la silhouette159. En outre, l’influence du cinéma hollywoodien au milieu du XXème siècle fait apparaître une nouvelle iconographie féminine. La pin-up représente ainsi un idéal féminin tout en formes. Or les revendications émancipatrices qui s’en suivent, influencées par la mode des années 1960 avec l’icône Twiggy par exemple, développe un culte de la minceur. La presse, le cinéma, la télévision et les

153 VECCHIO Silvana,« La faute de trop manger : la gourmandise médiévale entre éthique et diététiques », dans

CSERGO Julia (dir.), Trop gros ? L'obésité et ses représentations, éd. Autrement, coll. Mutations, 2009, p.44

154 BECKER Karine, « L'embonpoint du bourgeois gourmand dans la littérature françaises du XIXème siècle »,

dans CSERGO Julia (dir.), Trop gros ? L'obésité et ses représentations, éd. Autrement, coll. Mutations, 2009, p.62-73

155

VILTARD Henri, « Gros méchant : Jossot et l'image discriminante », dans CSERGO Julia (dir.), Trop gros ?

L'obésité et ses représentations, éd. Autrement, coll. Mutations, 2009, p.176-198.

156 CSERGO Julia, « Quand l'obésité des gourmands devient une maladie de civilisation. Le discours médical

1850-1930 », dans CSERGO Julia (dir.), Trop gros ? L'obésité et ses représentations, éd. Autrement, coll. Mutations, 2009, p.14-29

157 GRACIA Mabel et CONTRERAS Jesus, « Corps gros, corps malades ? Une perspective socioculturelle »,

Corps, n°4, 2008, « Le régime moderne est lié à un mouvement plus vaste de régularisation et de contrôle social

des conduites humaines, à travers la normalisation diététique qui émerge à partir de l’Europe protestante dès le xviie siècle, et qui est diffusée par les pays occidentaux en coïncidant avec l’expansion du système capitaliste. Elle représente une pratique disciplinaire de gouvernement du corps associée à la rationalisation de la vie quotidienne », p.66

158 VIGARELLO Georges, « L'obésité et l'épreuve du moi », dans CSERGO Julia (dir.), Trop gros ? L'obésité et

ses représentations, éd. Autrement, coll. Mutations, 2009, p.123-135

publicités commencent à promouvoir des images de femmes toujours plus minces et donc plus belles. De nos jours, ceci est fortement accentué par les réseaux sociaux. L’importance portée à l’apparence renforce celle portée au corps ; elle est telle que David Le Breton indique que « la présentation physique de soi semble valoir socialement pour une présentation morale »160.

De plus, comme le dit Isabelle Queval, « [le corps] est de mieux en mieux connu, entretenu, soigné, réparé et appareillé »161. Ainsi le développement de la pratique médicale n’est pas sans importance quant à l’évolution du regard sur le corps.

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