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PARTIE II- Vers une compréhension du problème dénoncé : les influences de perceptions socialement construites et divergentes

Chapitre 3 : Une longue incompréhension médicale et l’absence de consensus sur les situations d'obésités

III- Les lacunes et inégalités des formations de soignants

Face au constat de la complexité des situations d’obésités, nous avons souhaité en savoir plus quant à la formation des soignants en ce domaine. Les formations soignantes quant à la prise en charge de l’obésité sont-elles suffisantes ? Ainsi, le postulat de départ a été d’indiquer que la présence de représentations sociales négatives prennent, par un manque de connaissances, le pas sur le soin. En effet un soignant interrogé sur la grossophobie dans le cadre de notre étude répond qu’il s’agit selon lui d’une « attitude conditionnée par une méconnaissance d’une situation ». De fait, il a été demandé aux soignants interrogés de noter de 1 à 5 la suffisance de l’enseignement sur l’obésité actuellement en France ; aucun d’eux ne l’a trouvé satisfaisante et 80% l’ont même noté insuffisante. Les enseignements des études de santé sont fixés au niveau national par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation et doivent être en accord avec des principes de formations européens. Un arrêté du 8 avril 2013 fixe notamment les enseignements du premier et second cycle de la formation médicale283. Ce décret n’évoque l’apprentissage de connaissances sur la

maladie chronique qu’à partir du second cycle. En outre les enseignements portant sur l’obésité évoquent le « diagnostic » et « l’argumentation d’une attitude thérapeutique »284. L’annexe d’un autre arrêté en date du 28 octobre 2009 fixe les enseignements de la première année commune des études médicales, odontologiques, pharmaceutiques et sage-femme. Le document évoque seulement la nécessité de « connaître le rôle principal des bio-nutriments et le métabolisme énergétique »285. Ces arrêtés laissent le libre choix aux universités d’organiser

les enseignements. En ce sens, le récit d’une interne en médecine interrogée relate n’avoir eu dans sa formation que peu d’apprentissage sur les situations d’obésités. Ce sujet est évoqué dans le cadre des maladies chroniques afin de comprendre les risques que l’obésité présente pour la santé. Elle précise que rien n’est appris sur le vécu du patient286.

283 Arrêté du 8 avril 2004, publié au journal officiel le 23 avril 2013,« Régime des études en vue du premier et du

deuxième cycle », Vu directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil du 7-9-2005.

284

Op. Cit. N° 251. « Obésité de l'enfant et de l'adulte (voir item 69). Diagnostiquer une obésité de l'enfant et de

l'adulte. Argumenter l'attitude thérapeutique et planifier le suivi du patient. »

285

Arrêté du 28 octobre 2009, publié au Journal Officiel le 17 novembre 2009.

286 Interne en médecin interrogée librement et avec son consentement lors du stage réalisé au service

Ainsi la pathologisation des situations du corps se retrouve dès la formation des soignants. Le concept de mécanisation des soins, détaillé au chapitre 2 de cette étude explique, selon nous, que la formation des soignants s’oriente sur la recherche de symptômes plutôt que sur la compréhension du vécu personnel du patient. Or une telle prise en compte nécessite de faire appel à des compétences non-techniques. Ceci est mis en avant par une philosophie du soin, qui est à l’origine d’une éthique médicale et qui prône la mise en relation d’un soin technique et relationnel à la fois287. Cependant si l’un prend le pas sur l’autre nous observons un déséquilibre288. Ce déséquilibre est mis en évidence par une pensée de l’éthique du care

développée par la psychologue Carol Gilligan qui rappelle la nécessité de l'alliance de la technique et du relationnel dans le soin, soit le care et cure289. Ainsi ce déséquilibre peut mettre

à mal la relation de soin et la prise en charge. Or pour éviter cela il est essentiel d’utiliser des compétences tant techniques que non techniques, des savoir-faire et des savoir-être. Or, comme le relève la Haute Autorité de Santé en 2015, « les manques de savoir-être (comportements perturbateurs) sont un phénomène patent ayant un impact sur la qualité des soins »290. Ainsi, des lacunes peuvent se présenter dans la formation des soignants, tant sur le sujet du poids que pour l’apprentissage des savoir-être.

En outre un autre point démontrant l’influence de la formation du soignant sur son comportement professionnel nous est apparu important à relever, il s’agit du concept de hidden curriculum (cursus caché) soulevé par l’auteur Philippe Perrenoud en 1993291. Ce concept a été relevé au départ dans le domaine des sciences sociales, notamment de la sociologie, pour mettre en évidence l’influence que peut avoir le sociologue sur le milieu étudié. Il s’agit d’une part d'apprentissage qui n’est pas prévue à l’origine. Ainsi, comme tout autre apprentissage, celui de la médecine est à la fois collectif et individuel dans le sens où l’apprenant est influencé par le contexte social mais également par le groupe dans lequel il apprend de manière explicite mais aussi implicite. Cette idée est reprise par Frédéric Hafferty qui critique un aspect trop peu

287 LEFÈVE Céline, « De la philosophie de la médecin de Georges Canguilhem à la philosophie du soin médical»,

Revue de métaphysique et de morale, n°82, 2014, « La philosophie du soin n'oppose pas l'objectif et le subjectif, la technique et l'humain, le rationnel et le relationnel, mais démontre qu'ils participent ensemble du soin et se demande comment les articuler pratiquement en fonction des pathologies et des situations », p.200

288 Op. cit., « La philosophie du soin attire l'attention sur l'hyperspécialisation et la standardisation des

protocoles, en particulier à l'hôpital, et sur la médiation de techniques que médecins et patients peinent à s'approprier dans des projets de soin individualisés », p.200

289 GILLIGAN Carole, Une Voix différente. Pour une éthique du care, Paris : Flammarion, 2008. 290

HAS, « Evaluation des compétences des professionnels de santé et certification des établissements de santé », Rapport d’étude, revue de la littérature, novembre 2015.

291 PERRENOUD Philippe. La fabrication de l'excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d'évaluation,

relevé de la formation médicale, soit un enseignement qui dépasse de manière implicite voire inconsciente celui prévu à l’origine292.

Une étude canadienne reprend l’explication du hidden curriculum afin d’expliquer que la stigmatisation peut être acquise dès la formation du soignant, de manière informelle293. Ce texte

indique que, pendant leur apprentissage, les soignants peuvent observer des comportements stigmatisants d’autres soignants et ces attitudes peuvent être assimilées si elles ne sont pas remises en question. Une autre étude affirme la fréquence du même phénomène face aux situations d’obésités294.

Cette adoption de comportement s’explique d’autant plus en médecine où l’identité professionnelle est ritualisée impliquant l’acceptation de la hiérarchie, de la puissance professionnelle et de son autorité295. Dans ce contexte il apparaît complexe de lutter contre

l’influence que peut avoir la formation soignante sur la modification de sa propre perception. Ainsi les représentations sociales influencent le soignant de par son appartenance à la société mais également lors de son apprentissage de soignant. Une étude réalisée en 2005 indique que 30% des généralistes, des internes et des cardiologues partagent, de manière directe ou implicite, des représentations sociales négatives sur les fortes corpulences296.

En outre, lors de notre enquête, les patients ont noté le manque de relationnel dans le soin accentué par le sentiment de stigmatisation. Eric Galam explique que l’apprentissage soignant pousse à des standards d’excellence qui limitent les possibilités d’expression de sentiments297.

En effet selon Lionel Lacaze la création d’une identité professionnelle dans le domaine soignant s’inscrit dans une nécessité de contrôler ses émotions et de lutter contre une

292 HAFFERTY Frédéric William et FRANKS R., « The hidden curriculum, ethics teaching, and the structure of

medical education », Academic Medecine, vol.69, n°11, décembre 1994

293 E. DUBIN Ruth, KAPLAN Alan, GRAVES Lisa, K. NG Victor, « Reconnaître la stigmatisation, sa présence

dans les soins aux patients et dans la formations médicales », Canadian Family Physician. Le médecin de famille

canadien, vol. 63, décembre 2017, « Alors que le cursus formel est conçu pour éviter les partis pris et la stigmatisation, le cursus caché peut refléter un contenu contraire à celui du cursus formel. » p.914

294 KUSHNER Robert F., ZEISS Dinah m., FEINGLASS Joseph M. et YELEN Marsha, « An obesity educational

intervention for medical students addressing weight bias and communication skills using standardized patients »,

BMC Medical Education, 2014

295 LEMPP Heidi et SEALE Clive, « The hidden curriculum in undergraduate medical education: qualitative

study of medical students’ perceptions of teaching », BMJ, vol. 329, 2004, « 21/36 étudiants ont rapportés 29 incidents d’humiliation [durant leur formation et] la moitié des étudiants (18/36) a signalé que la concurrence plutôt que la coopération était la caractéristique de la médecine », p.772

296 BOCQUIER Aurélie, VERGER Pierre, BASDEVANT Arnaud, ANDREOTTI Gérard, BARETGE Jean,

VILLANI Patrick et PARAPONARIS Alain, « Overweight and obesity : knowledge, Attitudes, and Practices of General Practitioners in France », Obesity Research, vol.13, n°4, 2005, p.787-795

297 GALAM Eric, « Devenir médecin : éclairer le hidden curriculum. l’exemple de l’erreur médicales », La Presse

Médicale, vol.43, avril 2014, « Ainsi, les étudiants comme les médecins expérimentés qu’ils vont devenir sont-ils

identification possible au patient. L’idée serait que la proximité dans le soin remet en cause la dimension professionnelle298.

Par ailleurs, la concurrence et l’importance de la hiérarchie que nous retrouvons dans le soin, entraîne une perception différente de certains soignants. En ce sens des professionnels se sentent moins bien considérés que d’autres. Solenn Carof indique, dans une étude anthropologique, que les incompréhensions existantes entre soignants et patients peuvent notamment s’expliquer par le sentiment de ne pas être suffisamment reconnu socialement dans la prise en charge de l’obésité, « symboliquement, mais aussi financièrement pour les diététiciens et les psychologues »299. Concernant la profession de diététicien, ce sentiment nous

a été confirmé lors d’un échange avec une diététicienne exerçant en milieu hospitalier qui estime que ce métier n’est pas considéré à sa juste valeur avec une banalisation voire une réduction du rôle de ce soignant300.

Cette dépréciation se retrouve également dans le sentiment d'inefficacité que peut avoir un médecin généraliste face à une situation aussi complexe que celle de l’obésité. En effet, une enquête téléphonique réalisée en 2005 en région PACA auprès de 600 médecins généralistes indique que 58% d’entre eux se sentent peu ou pas efficaces lors de la prise en charge de patients adultes301. Une autre étude révèle que 79% des médecins généralistes interrogés se sentent mal préparés pour l’accompagnement de l’obésité et indiquent que cette tâche est peu gratifiante302. En outre, le questionnaire mis en ligne dans le cadre de notre étude montre que 38,5% et 46,2% des soignants interrogés considèrent que l’obésité est une situation difficile voire très difficile à prendre en charge pour un soignant. De plus, 35,4% des soignants disent avoir parfois ressenti une frustration personnelle face à la question de l’obésité, un soignant ajoute : « Frustration et de l’incompréhension parfois face à tout ce que l’obésité implique ».

298 LACAZE Lionel, « La théorie de l’étiquetage modifiée, ou l’analyse stigmatique revisitée », Nouvelle revue

de psychosociologie, 2008, n°5, p.190 « La séparation “eux” – “nous” est un des traits fondamentaux du stigmate. Dans le secteur des relations soignantes (et particulièrement en psychiatrie), ce trait est consubstantiel à la création de l’identité professionnelle de soignant. On apprend ainsi aux novices (infirmier, psychologue, médecin) à ne pas s’identifier au patient, à contrôler leurs émotions, à mettre une distance avec lui, etc. Être un professionnel, c’est s’interdire la proximité avec le soigné et toute symétrie relationnelle.»

299 CAROF Solenn, « Les représentations sociales du corps gros, un enjeu conflictuel entre soignants et soignés»,

Anthropologie et Santé, n°14, 2017, p.16

300

Diététicienne interrogée librement et avec son consentement lors du stage réalisé au service endocrinologie, maladie métabolique et nutrition au CHU de Rangueil à Toulouse du 8 au 19 avril 2019.

301 BOCQUIER Aurélie, PARAPONARIS Alain, et al., « La prise en charge de l’obésité. Attitudes, connaissances

et pratiques des médecins généralistes en région PACA ; résultats d’une enquête téléphonique », La Presse Médicale, vol. 34, n°11, juin 2005.

302 BOCQUIER Aurélie, VERGER Pierre, BASDEVANT Arnaud, ANDREOTTI Gérard, BARETGE Jean,

VILLANI Patrick et PARAPONARIS Alain, « Overweight and obesity : knowledge, Attitudes, and Practices of General Practitioners in France », Obesity Research, vol.13, n°4, p.787-795

En ce sens, Philippe Joseph Maurice Fayemendy souligne que tous les facteurs extérieurs favorisant la prise de poids sont perçus comme des éléments difficilement surmontables qui compromettent largement le travail du médecin généraliste303. Dans cette complexité de prise en charge, d’autres limites, plus pratiques sont évoquées comme le manque de matériels ou de temps pour les consultations304. Ainsi de tels sentiments peuvent induire à des comportements

qui risquent de mettre à mal la relation. En outre, la législation voudrait qu’un soignant qui n’a pas les outils pour prendre en charge un patient l’oriente vers un professionnel de soin compétent305. Cependant ceci pourrait faire croire au soignant qu’il admet un échec, renforçant

ainsi un ressenti négatif. Les soignants intègrent, dès leur formation, une pression qui les pousse à être à la hauteur de ce que la société attend d’eux mais également face aux attentes des patients. Or, lors de prises en charge complexes cette nécessité peut être altérée.

303 FAYEMENDY Philippe Joseph Maurice, « La prise en charge de l'obésité par les médecins généralistes du

département de la Haute Vienne : Difficultés rencontrées et suggestions d’amélioration », Thèse pour le diplôme d’état de docteur en médecine, présentée le 3 octobre 2012, Université de Limoges, p.45.

304 52,3 % des soignants interrogés pour le questionnaire de cette étude mentionnent un manque de temps qui

limite la prise en charge. Et 83,1% relèvent le manque de matériels de soins adaptés à la prise en charge de l'obésité.

305 Article L.1110-1du CSP,« Les professionnels [...] [contribuent à] assurer la continuité des soins et la

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