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Toulouse et le secteur Sud-Est

Dans le document Science, industrie et territoire (Page 142-147)

Les scientifiques et la Ville

B) Toulouse et le secteur Sud-Est

Au moment où H. Dubedout accède à la mairie de Grenoble, celle de Toulouse est occupée par L. Bazerque, à la tête d'une municipalité d'union entre centristes et socialistes. La composition du Conseil Municipal toulousain n'a rien de comparable avec celle de son équivalent grenoblois : les scientifiques en sont quasiment absents. Il n'y a pas alors à Toulouse de phénomène de croissance de la couche qui a porté Dubedout au pouvoir. Pourtant, les responsables des institutions scientifiques pèsent sur les orientations municipales et sont probablement les inspirateurs d'une politique

économique axée sur le développement scientifique et technique (Grossetti, 1994), mais par le biais de relations directes avec le maire et son secrétaire général.

Il faudra attendre les décentralisations du secteur spatial (qui sont précisément l'un des éléments clés de cette politique), et leurs retombées pour voir croître au cours des années soixante-dix la population des ingénieurs et chercheurs qui nous intéresse ici. Cette croissance ne se concentre pas dans la commune de Toulouse, contrairement à ce qui s'était produit à Grenoble dans les années soixante, elle se partage entre certains quartiers de la commune-centre comme celui de Rangueil dans lequel est situé le campus scientifique et les communes périphériques situées à proximité. De plus, la taille de Toulouse fait que jamais cette population n'aurait pu y peser aussi lourdement qu'à Grenoble, même si elle s'y était installée en totalité. Par contre, dans les communes périphériques, en particulier les plus rurales et les moins peuplées, l'accumulation rapide de familles d'ingénieurs et de cadres a produit des changements politiques importants. Le fait que ce soit précisément un groupement de communes passées entre les mains d'ingénieurs et de cadres qui ait pris le premier l'initiative d'aménager une zone technologique n'est évidemment pas un hasard.

En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que les rapports entre les scientifiques et le pouvoir local dans l'agglomération toulousaine varient en fonction de l'importance de leur population dans la commune et de la taille de celle-ci : à Toulouse, qui est gérée par des membres des élites locales traditionnelles (professions libérales, commerçants, souvent passés par l'enseignement catholique et la Faculté de Droit), le dialogue s'établit au niveau des institutions par le canal des responsables de laboratoires ou d'instituts de formation ; dans la commune périphérique la plus proche du campus, une équipe d'universitaires est au pouvoir depuis 1989 ; dans les communes périphériques du même secteur, plus tardivement urbanisées, ce sont plutôt des ingénieurs, techniciens et cadres des établissements décentralisés qui se sont emparés des municipalités, constituant un groupement autour d'un parc technologique.

Les notables et l'enjeu technologique

À la fin des années soixante-dix, la présence des activités de haute technologie devient à présent sensible et les notables locaux commencent à percevoir l'intérêt qu'elles représentent pour la ville.

Ainsi par exemple, c'est le moment où l'établissement de la firme américaine Motorola choisit de s'ouvrir sur la vie locale, et où son directeur entre en contact avec les élus locaux : « il y avait des problèmes d'électricité, d'eau, d'assainissement dans le quartier. À cette époque là, le Géant Casino fut créé et puis la fameuse CII. Moi, j'ai été voir ces gens (...) pour leur dire : "sur le plan de l'eau, de l'électricité, etc. est-ce que vous avez des problèmes avec la mairie ?". On a créé ce qu'on appelle le "club du Mirail". Puis j'ai appelé le secrétaire général de la mairie et je lui ai dit "On a tellement de choses à faire ensemble", ce qui nous a amené à collaborer régulièrement par la suite ». Parallèlement, le même directeur s'investit au sein de la chambre de commerce : « En 1980, j'ai pris des responsabilités à la Chambre de Commerce (...) j'ai participé à la création du SITEF ».

La mise en place du Salon International des Technologies et Energies du Futur (SITEF) en 1981 est le moment où la Chambre de Commerce et d'Industrie se tourne vers les

milieux scientifiques. Les chercheurs du LAAS, et principalement l'actuel directeur, sont les premiers avec lesquels des relations s'établissent (voir chapitre 3).

Se constitue ainsi un réseau institutionnel (CCI, Municipalité, puis Région, LAAS, etc.), rendu en partie visible par l'ADERMIP (Association pour le Développement de la Recherche en Midi-Pyrénées), qui repose largement sur un réseau individuel constitué au moment de la création du salon. Si la couleur politique de la mairie est connue (centre - droite), on ne peut dire que tous les membres du réseau partagent une option idéologique forte, si ce n'est la valorisation de l'identité locale. La plupart sont originaires de la région et tiennent un discours où le territoire tient une grande place : « Je n'ai jamais accepté cet aspect Paris par rapport à la province, cela a toujours été chez moi charnel. (...) J'ai toujours défendu l'idée qu'on pouvait faire beaucoup de choses dans une ville comme Toulouse, aussi intéressantes si ce n'est plus passionnantes qu'à Paris. Pour une raison très simple (...) qui est que Toulouse est une ville à taille humaine sur laquelle on est capable très rapidement de résoudre un problème par des coups de téléphone, parce que l'on se connait et que l'on s'apprécie mutuellement » (directeur du LAAS).

La logique institutionnelle est déterminante. C'est à partir des stratégies des institutions que les individus qui les représentent entrent en contact et finissent par former un réseau individuel qui, au delà du SITEF, est au fondement de plusieurs réalisations : Centre d'Innovations Industrielles de Montaudran (pépinière d'entreprises située au sein d'une zone industrielle proche du campus et des établissements du secteur spatial), création de laboratoires mixtes régionaux (LAAS-SIEMENS, LAAS-Matra, etc.), création de la SEM « Technopole de l'Agglomération Toulousaine », supposée attirer à Toulouse des établissements industriels.

Les universitaires et le local

L'un des moments clés de l'évolution des rapports locaux entre scientifiques et industriels à Toulouse est constitué par les Assises de la Recherche et de la Technologie qui se sont tenues en 1981-1982. Lancée par J.P. Chevènement, Ministre de la Recherche et de la Technologie, l'opération s'appuie sur les Comités Recherche du Parti Socialiste. Elle consiste en une série de débats locaux (Novembre 1981 à Toulouse) suivis d'un colloque de synthèse à Paris (Janvier 1982).

Sur le plan national, les Assises sont au fondement de la loi d'orientation et de programmation adoptée en Juin 1982. Tout en définissant les métiers et missions de la recherche, cette loi institutionnalise les Comités Consultatifs Régionaux pour la Recherche et le Développement Technologique permettant aux conseils régionaux d'orienter leur participation à la recherche (un comité de ce type existait à Toulouse depuis 1978 créé par A. Savary, Président du Conseil Régional Midi-Pyrénées et qui a servi de modèle à la création, au plan national, des CCRRDT) et met en place les cadres juridiques et organisationnels (Groupements d'Intérêt Public par exemple) permettant à la recherche de s'ouvrir sur divers partenaires. Le CNRS est réorganisé, le budget de la recherche est réévalué, des programmes mobilisateurs sont mis en place (Pradal, 1982). À Toulouse, c'est l'occasion pour les chercheurs de rentrer en contact avec des responsables d'entreprises et des financiers (une banque régionale ancienne, la banque Courtois en particulier). C'est surtout l'occasion d'une vaste expression collective au

sujet de la recherche. La présence d'un élu de Toulouse au Ministère de l'Éducation Nationale (A. Savary), et l'importance de la sphère scientifique dans l'agglomération font que ces journées marquent profondément les milieux locaux de la recherche et de la technologie (ainsi s'explique par exemple l'influence durable de J.P. Chevènement dans les milieux scientifiques locaux). Les Assises de la Recherche débouchent sur la création de diverses associations (l'ADEMAST à Toulouse) censées promouvoir la culture scientifique et technique.

Les assises sont aussi le moment de la structuration d'un réseau dont le noyau est constitué par des enseignants ou chercheurs de l'Université Paul Sabatier (UPS), membres du Parti Socialiste ou au moins sympathisants. Une bonne partie des membres du réseau est issue des laboratoires d'informatique. Certains ont accédé à des fonctions administratives ou politiques96. La très grande majorité des membres du réseau est

d'origine locale. La plupart partagent une sensibilité « Chevènementiste » au sein du PS (certains ont pris position contre la guerre du Golfe en 1991). Il faut souligner toutefois que des universitaires et des chercheurs avaient déjà occupé des positions institutionnelles dans le Sud-Est et singulièrement à Ramonville. Il s'agissait de personnes ne formant pas un groupe aussi cohérent, mais qui ont été à l'origine du changement de municipalité en 1977 (élection d'une liste d'union de la gauche se substituant à une municipalité de droite dirigée par un promoteur immobilier). Les responsables de l'urbanisme sont tour à tour deux universitaires (Professeur à l'INSA, puis du Mirail), qui lancent la construction du Parc Technologique du Canal. (M. Idrac, 1989).

Mouvements associatifs et pouvoir local

Entre 1971 et 1983, la plupart des communes du Sud-Est de l'agglomération toulousaine ont élu des municipalités dominés par des membres de la population scientifique, qu'il s'agisse d'ingénieurs, de chercheurs, ou de techniciens. Les processus par lesquels ces mairies ont basculé sont variables mais on peut en dégager un schéma dominant qui est le suivant :

- première étape : arrivée des ingénieurs et cadres scientifiques dans des lotissements résidentiels construits sous des municipalités traditionnelles (agriculteurs, commerçants, voire maire promoteurs) ;

- deuxième étape : engagement associatif de certains d'entre eux (travaillant dans le secteur public le plus souvent) autour de la résolution de problèmes concrets : eau, électricité, aménagement local, ciné-clubs, crèches, enseignement, associations de parents d'élèves, syndics de lotissements, équipements sportifs ;

96 P. Cohen, ingénieur de l'INRIA, chercheur en informatique à l'université, maire de Ramonville depuis

1989 ; J.L. Soubie, J. Frontin et divers autres chercheurs du LSI, conseillers municipaux de Ramonville depuis 1989 ; J.C. Cazaux, docteur en informatique, ancien du CNES, directeur d'une filiale du CNES, ancien président de l'ADEMAST et d'INNOTEC, structure d'animation du Parc Technologique du Canal ; D. Borderies, ingénieur de l'UPS, qui a créé en 1982 la revue "Transfert" destinée à favoriser la circulation de l'information entre les laboratoires de l'UPS et l'industrie, a ensuite dirigé INNOTEC, association d'animation du Parc Technologique de Canal, à Ramonville, avant de prendre la direction (en 1991) de la SEM qui gère le parc ; G. Raynal, Maître de conférences à l'UPS, Conseiller Général jusqu'en 1993 du canton regroupant les quartiers Sud-Est de Toulouse et Ramonville.

- troisième étape : conflit avec l'équipe municipale en place, qui ne répond pas à la demande, ou insuffisamment ;

- quatrième étape : présentation d'une liste (parfois PS ou Union de la Gauche ou plus composite, mais souvent sans étiquette) et gain de la mairie, éventuellement après un premier échec.

Ce qui caractérise ces élus, outre leur spécialité professionnelle, c'est leur parcours souvent en marge des partis politiques, même s'il s'y intègrent à un moment ou à un autre. On retrouve en fait la trajectoire de H. Dubedout. S'est ainsi constitué dans le Sud-Est, progressivement à partir de 1975, un regroupement de communes gérées par des scientifiques, pour la plupart issus de ou ayant rejoint le PS, le SICOVAL. Cette structure, animée depuis le début par un ingénieur devenu maire de l'une de ces communes (Labège), fut au départ un syndicat intercommunal (le Syndicat Intercommunal d'Aménagement et de Développement des Coteaux et de la Vallée de l'Hers) dont l'ambition rappelle fortement celle des élus de la municipalité Gillet à Meylan : « Un pari peut-être un peu fou pour échapper aux clichés traditionnels des banlieues, pour créer un pôle à la fois attractif pour les entreprises et attrayant pour les habitants » ( plaquette du SICOVAL). Le syndicat innove en finançant l'aménagement d'une zone technologique avec le produit de la taxe professionnelle fournie par l'implantation d'un hypermarché pour lequel il lance un appel d'offres, et encore plus en mettant en place un système de péréquation de la taxe professionnelle entre les communes adhérentes qui fera école. Ainsi naît en 1983/84 l'Innopole de Labège qui croît très rapidement pour atteindre 6000 emplois en 1991.

L'analyse des trajectoires de plusieurs élus ou responsables institutionnels du Sud-Est révèle l'importance relative des mouvements militants tels que le groupe « Vie Nouvelle »97 (un mouvement de chrétiens de gauche né après la seconde guerre

mondiale autour de la revue Esprit) et les mouvements associatifs : FCPE (fédération de parents d'élèves), de l'UFC (Union Fédérale des Consommateurs), de l'Union Féminine Civique et Sociale ou d'Amnesty International.

Il faut insister au passage sur le fait que l'existence d'un réseau individuel de ce type n'a rien à voir avec une organisation structurée dotée d'une stratégie collective. Les relations individuelles construites au fil des trajectoires sociales constituent une base sur laquelle peuvent éventuellement se construire des relations institutionnelles, mais elles ne les déterminent pas. Il est certain qu'elles favorisent des montages institutionnels comme le projet d'« Agro- Vallée »98 conçu par J.C Flamant sur le modèle de l'« Agropolis » de

97 Parmi les membres du mouvement « Vie Nouvelle » qui occupent ou ont occupé des positions de

représentation, on peut citer (entre autres) : C. Ducert (Député de 1989 à 1993, Conseiller général, président et fondateur du SICOVAL, ex-maire de Labège), ingénieur (INSA de Lyon) au Syndicat départemental d'électrification, né en Bresse ; J.C. Flamant (directeur du centre INRA d'Auzeville depuis 1985) chercheur INRA, parisien, nommé dans le Sud-Ouest en 1965 ; A. Lesoin (ex-maire de Castanet), lillois d'origine, arrivé à Toulouse en 1967, ingénieur agronome spécialisé en économie rurale, actuellement directeur des affaires agricoles au Conseil Régional ; G. Raynal (membre du Conseil Général), enseignante à l'UPS (biologie), d'origine aveyronnaise.

98 L'objectif est de développer, bénéficiant déjà de la présence de l'INRA, de l'ENFA (une école

supérieure agricole), de divers services relatifs au secteur agricole, de la proximité d'un établissement du groupe SANOFI, ainsi que de l'installation prochaine de l'École nationale supérieure d'agronomie de Toulouse et d'un établissement de 3A (industrie alimentaire), un complexe ouvert sur le milieu agricole régional.

Montpellier, qui a reçu rapidement le soutien de C. Ducert et du SICOVAL, ainsi que du maire d'Auzeville, F.R. Valette, chercheur au CERT-ONERA.

Le réseau « Vie Nouvelle » n'est que l'un des multiples réseaux portés par la vague associative des années soixante-dix. Si ses membres ont souvent conquis des positions institutionnelles locales, c'est peut-être à cause de la structure très « décentralisée » du groupe, et de la référence idéologique à l'action locale qui caractérisait le mouvement. Bien que différent sur le plan idéologique, son histoire le rapproche par certains côté du PSU grenoblois des années soixante et des Comités de Quartiers qui en étaient en partie issus.

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