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Les indigènes

Dans le document Science, industrie et territoire (Page 118-122)

Trajectoires individuelles et marché du travail

A) Les indigènes

42 personnes interrogées, soit un peu moins de la moitié du total, sont dans cet ensemble au sein duquel on peut distinguer deux sous-populations correspondant à des

86 Toulouse est un pôle provincial d'enseignement supérieur qui concentre « naturellement » (en dehors

des mobilités produites par les filières sélectives) les bacheliers d'une aire géographique qui excède un peu son académie et donc la région Midi-Pyrénées (Normandin, 1983). Dans ce qui suit on considèrera cette zone comme la "région".

trajets géographiques différents selon qu'ils font intervenir ou non des séjours en dehors de la région. Dans le cas où les trajets se sont déroulés localement, il s'agit de saisir les logiques qui ont permis ou produit cette absence de mobilité. Dans l'autre cas, le point intéressant est le retour et la place des séjours à l'extérieur dans les trajectoires.

Les trajets « immobiles »

16 trajets ne comportent aucune mobilité géographique. Aucun de ces ingénieurs ou chercheurs n'a envisagé de chercher du travail ailleurs au moment de la première insertion. La plupart sont bien décidés à éviter toute mutation à l'extérieur, même si tous envisagent la possibilité de changer d'emploi.

Le type de carrière effectuée dépend essentiellement de la période d'insertion et de l'état du marché local du travail au moment du début de carrière.

Ceux qui ont débuté leur carrière professionnelle entre 1960 et 1975 sont tous des universitaires ayant obtenu des postes d'enseignants, de chercheurs ou d'ingénieurs à l'université ou dans les organismes de recherche fondamentale (CNRS, INRIA, etc.). Certains sont passés à la recherche appliquée (Centre National d'Etudes Spatiales, Laboratoire d'Automatique et d'Analyse de Systèmes) en cours de carrière au moment où ces unités ont pris de l'importance (années 70).

Après 1975, il s'agit plutôt d'ingénieurs dont certains (les plus anciens) sont entrés dans de grands établissements industriels (Aérospatiale) ou de recherche appliquée (CNES) et d'autres (récemment sortis du système d'enseignement local en informatique et électronique) travaillent dans des SSII, avec, le plus souvent, la perspective de changements d'emploi à court ou moyen terme.

On retrouve là l'image des évolutions du marché toulousain de l'emploi : progression des emplois de la fonction publique dans l'enseignement supérieur et la recherche dans les années 60-75 avec un très faible marché local pour les ingénieurs ; stagnation de ces emplois dans la période suivante avec une augmentation rapide des emplois de l'informatique et de l'électronique dans les années 80, cette augmentation étant due en partie à un phénomène général, et en partie à la dynamique de développement des SSII induite par l'industrie des satellites très consommatrice d'informatique.

Exemples de trajets totalement locaux

Jacques87 naît en 1944 à Toulouse où il effectue toutes ses études (lycée, faculté des sciences). Intégré

assistant en informatique en 1965, il soutient une thèse en 1967. En 1974, il accepte un poste au CNES : "À la fac, l'enseignement m'intéressait mais en recherche, je ne voyais pas aboutir les choses, j'avais

envie de faire quelque chose de plus pratique". Marié à une enseignante, il possède une maison individuelle à Toulouse et une résidence secondaire dans l'Ariège. Il affirme "avoir toujours refusé de

partir en région parisienne".

Anne est née à Toulouse. Elle a 23 ans au moment de l'enquête. Son père est agent administratif à l'Aérospatiale, sa mère sans profession. Après un bac C, elle a suivi les classes préparatoires à Toulouse, puis a intégré la filière informatique de l'ENSEEIHT. Après un stage au CERT, elle a appris "par un

copain" que CISI Ingénierie enbauchait et a été recrutée pour travailler sur un projet Esprit ("on est mal

payé mais le travail est intéressant"). Elle n'envisage pas de rester très longtemps dans cet emploi mais n'a

87 Les prénoms donnés dans les exemples sont fictifs. Les citations ont aussi été réécrites pour supprimer

les références aux entreprises ou laboratoires (sauf dans le cas de grosses structures) et pour rendre le propos plus lisible (apurement du style oral).

pas de plan de carrière précis sinon qu'elle "ne veut pas partir à Paris". Célibataire, elle vit chez ses parents et s'apprête à emménager dans un appartement au centre ville.

Ces deux exemples sont relativement typiques de deux périodes du marché local du travail des ingénieurs et cadres. Le premier montre comment l'arrivée du CNES a pu ouvrir des possibilités nouvelles à des scientifiques pour lesquels l'université constituait jusque là le principal débouché local. Le second illustre le fonctionnement du marché toulousain au cours des années quatre-vingt lorsque les sociétés d'informatique étaient en pleine croissance et absorbaient de nombreux jeunes diplômés locaux. Le refus explicite d'une installation à Paris est partagé par beaucoup de membres de cette population comme des suivantes. Dans bien des cas, cette affirmation est l'expression d'un refus plus large de toute mobilité ou au moins d'une mobilité vers le Nord : on cite Paris parce que c'est la principale possibilité (ou le danger le plus important) de mobilité géographique. Parfois, le refus se focalise sur la capitale, ce qui peut évidemment renvoyer à des images négatives très vagues de la vie dans les mégalopoles, mais se trouve alimenté aussi par le jeu des séjours professionnels et des relations avec les anciens camarades d'études ou collègues de travail installés à Paris.

Les trajets de contournement

Les 26 trajets de ce type renvoient à des logiques plus complexes que les précédents. En fonction de la façon dont les phases de départ et de retour s'inscrivent dans le trajet, on peut distinguer différents cas de figures.

Tout d'abord, nous avons des séjours amorçés au cours des études supérieures. Deux cas se présentent selon l'importance de la socialisation locale qui renvoie essentiellement à l'existence ou non d'un conjoint resté à Toulouse.

Généralement, lorsque le conjoint est issu de la région et n'a pas suivi le déplacement, les séjours pour études sont immédiatement suivis d'une insertion locale dans de grands établissements de recherche appliquée. La mobilité produite par le jeu des concours d'écoles d'ingénieurs ou des bourses de thèse est considérée par les acteurs comme une contrainte temporaire. Les carrières tendent à se dérouler comme si le séjour à l'extérieur n'avait pas eu lieu.

Lorsqu'il s'agit de couples dont les membres ont effectué des parcours en commun (départ ensemble ou formation du couple à l'extérieur), la trajectoire fait le plus souvent intervenir une première insertion à l'extérieur (Paris le plus souvent) suivie d'un retour effectué à l'occasion d'une remise en jeu professionnelle (démission, offre d'emploi à Toulouse) ou familiale (maternité). Il faut une configuration d'éléments favorables pour que le retour puisse s'opérer : possibilité de réinsertion locale pour les deux partenaires, faible socialisation locale sur le lieu du premier emploi, conservation de liens avec les milieux locaux.

Le départ peut aussi intervenir à la fin des études. La logique diffère alors selon que l'on se situe dans une période de non existence d'un marché local actif (avant 1975) où dans une période d'existence d'un tel marché.

Dans le premier cas, le départ en cours ou en fin d'études s'inscrit dans une logique localement traditionnelle. Il n'y a pas de projet précis de retour. Seule une occasion

fournie par une décentralisation ou s'inscrivant dans le cours d'une carrière classique au sein d'un grand groupe permet de revenir à Toulouse. C'est donc par le jeu des marchés internes des groupes ou de la fonction publique que s'opère un retour au pays qui aurait pu être différé jusqu'à la retraite selon un schéma classique des régions du Sud.

Dans le second cas (généralement après 1975), le départ intervient en fin d'études et s'explique par des difficultés momentanées d'insertion professionnelle locale. Ces difficultés conduisent à des stratégies faisant de l'insertion sur des marchés plus favorables (Paris) l'occasion d'améliorer le CV et éventuellement d'effectuer des reconversions permettant d'être mieux armé sur le marché local. On trouve là plusieurs cas de passage de disciplines fondamentales (Maths, Physique, etc.) à des disciplines plus appliquées (informatique notamment).

Enfin, nous avons quelques cas de retours s'inscrivant dans des logiques de repli après un problème familial ou professionnel. Là, le retour peut s'effectuer sans assurance préalable d'un emploi local.

Une bonne partie de ces scientifiques, et surtout les plus jeunes, avaient le projet plus ou moins précis de revenir au moment de leur départ. Toutefois, ce projet, s'il fait intervenir un changement d'employeur, demande pour être réalisé de conserver des contacts locaux et d'obtenir de l'information sur les possibilités d'emploi. Plus le retour est différé, plus le projet lui-même peut s'affaiblir (adaptation à un autre contexte, création de nouveaux liens) et plus les conditions de sa réalisation concrète peuvent devenir difficiles à réunir (perte de contacts, manque d'information, accroissement des contraintes sur la mobilité — naissance des enfants par exemple). Dans plusieurs cas, notamment pour des universitaires, c'est par la perpétuation des contacts avec le milieu scientifique local que le retour a été possible. Dans d'autres cas, c'est le conjoint ou les amis qui ont permis à l'information d'atteindre l'« expatrié ». Enfin, il y a quelques cas où c'est le simple jeu du marché (annonces, candidatures multiples) qui a fonctionné.

Nous n'avons ici que des personnes ayant fini par obtenir une insertion locale. Nous ne pouvons donc en tirer que des conclusions partielles sur les stratégies de l'ensemble des ingénieurs ou chercheurs originaires de la région. Toutefois, on peut avancer qu'au moins une partie de cette population tend à rechercher une insertion locale. Lorsque le marché local de l'emploi est quasi-inexistant comme pour les ingénieurs avant 1975, la carrière à l'extérieur est acceptée, voire recherchée avec la perspective d'un éventuel retour au moment de la retraite (cas classiquement décrit pour les enseignants et cadres de la fonction publique). Lorsque ce marché existe, une insertion locale est recherchée prioritairement et l'on voit apparaître des stratégies de contournement des difficultés qui peuvent exister à un moment donné : départ temporaire, mobilisation des réseaux locaux pour le retour, etc.

Exemple de trajets comportant des périodes à l'extérieur

Pierre est né en 1945 dans le Tarn-et-Garonne. La famille suit le père fonctionnaire dans diverses affectations mais Pierre effectue l'essentiel de ses études à Moissac (Tarn) puis à Toulouse où il entre à l'université. Il soutient au bout de quelques années une thèse de physique spatiale, effectue son service national en coopération au Brésil et cherche un emploi à son retour à Toulouse : "J'en trouvais pas du

tout" y compris au CNES auquel il écrit à ce moment. Élargissant son champ de recherche, il finit par trouver en 1971 un poste dans une SSII parisienne au sein de laquelle il "apprend l'informatique". Au bout de trois ans à Paris, il cherche à opérer un retour à Toulouse ("Nous habitions avec mon épouse et les

enfants, en banlieue et commencions à trouver la vie parisienne un peu pénible, dans le style banlieusard qui va travailler à Paris") et contacte à nouveau le CNES, alors en pleine décentralisation. Il y est recruté sur un poste d'ingénieur et n'a plus bougé depuis.

Raoul est né en 1956 à Toulouse (père cadre EDF, mère infirmière). Etudes à Toulouse puis à l'Université Paul Sabatier (UPS), thèse de physique en 1984, complétée par un diplôme d'université en mathématiques appliquées et informatique. Il vit en couple avec une enseignante du secondaire rencontrée à l'UPS et habite dans la région toulousaine. Après un an de recherche à Toulouse, il accepte un emploi d'informaticien à Paris dans un bureau d'études au sein duquel il change d'ailleurs rapidement de service pour revenir plus près de ses compétences de physicien. Il conserve toutefois le projet de revenir à Toulouse : "Je ne m'étais pas fixé de date, un an, deux ans … c'est ma compagne qui a rencontré

quelqu'un qui travaillait chez Matra et qui a dit qu'il y avait des postes pour des informaticiens. J'ai candidaté en tant qu'informaticien". Recruté par Matra Espace à Toulouse, il y reste par la suite.

Dans les deux cas, le séjour à l'extérieur a pour cause principale les difficultés d'insertion à Toulouse et le retour s'effectue au prix d'une reconversion de la physique vers l'informatique et le secteur spatial. Le second exemple illustre clairement le jeu des réseaux relationnels dans la transmission de l'information sur les offres d'emploi.

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