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Relations locales et trajectoires sociales

Dans le document Science, industrie et territoire (Page 161-164)

Relations individuelles et réseau

C) Relations locales et trajectoires sociales

La construction des relations sociales est un processus permanent au long des trajectoires individuelles : sans cesse de nouveaux liens se tissent, d'autres disparaissent ou s'affaiblissent. On sait toutefois que, durant la vie active, plus on avance en âge, plus le stock de connaissances diminue et plus les relations existantes sont anciennes (Ferrand, 1989). Ce phénomène peut s'expliquer de plusieurs façons, mais on peut penser que l'un des éléments à prendre en compte est la difficulté de plus en plus grande qu'il y a pour les acteurs à concilier des liens nouveaux avec ceux qui existent déjà, lorsqu'ils parcourent les différents cycles de vie. Si les relations se renouvellent, elles ne le font pas nécessairement au même rythme pour chaque moment de l'existence. Il existe pour chacun des phases de relative stabilité des systèmes relationnels, lorsque les différents champs d'activités (famille, travail, loisirs, etc.) sont eux-même stables. Par

contre, des changements tels que la séparation d'un couple, la perte d'un emploi, ou le départ pour une autre ville provoquent en général une rupture dans les activités comme dans les cercles de relations. Pour reprendre le vocabulaire défini au chapitre 5, ces ruptures correspondent à l'entrée dans une nouvelle phase de socialisation.

Comme le processus global de socialisation relatif à la ville qui a été examiné plus haut, la construction de relations locales, qui en constitue un aspect décisif, dépend des lieux de déroulement des différentes phases. Le fait pour des individus d'avoir passé différentes étapes de l'existence, et en particulier les périodes de recomposition des systèmes relationnels dans une aire donnée contribue à densifier et agrandir la part locale de leurs réseaux.

Entre ceux qui arrivent dans une ville au cours de leur vie active, reconstruisant un système relationnel nouveau sur la base des anciennes et nouvelles connaissances, et ceux qui y ont vécu une partie au moins de leur jeunesse, il y a des différences significatives. Dans le deuxième cas, les solidarités comme le sentiment de l'identité territoriale sont beaucoup plus forts.

En particulier, les liens construits durant les études supérieures revêtent une grande importance dans les systèmes relationnels parce qu'ils vont d'un certain point de vue à l'encontre de l'hypothèse célèbre de M. Granovetter sur la force des liens faibles, qui veut que des liens forts soient forcément redondants et enferment les acteurs dans des groupes coupés du reste de la société, alors que les liens faibles permettent le passage des ressources d'un groupe à l'autre. Un des arguments de Granovetter, fondé sur les résultats de son travail sur l'accès à l'emploi, est que les liens familiaux ou amicaux sont forts, mais professionnellement inefficaces parce que situés dans des sphères trop éloignées sur ce plan. Or, les relations entre anciens condisciples sont à la fois fortes et efficaces professionnellement puisque situés dans le même univers de travail. Par ailleurs, personne n'est obligé de n'entretenir que ce type de liens et de s'enfermer dans des cercles fermés sur eux-mêmes. Il est parfaitement possible d'articuler liens forts permettant des mobilisations importantes avec des liens faibles (collègues de travail par exemple) assurant une ouverture sur le monde.

Les liens issus du passage dans les instituts de formation ne se limitent pas aux relations directes construites durant le cursus. Le fait d'avoir fréquenté telle ou telle institution crée une relation virtuelle avec tous ceux qui y ont fait des études, ce qui est encore accru dans le cas des écoles d'ingénieurs par l'existence des associations d'anciens élèves, si actives au sein du marché du travail. Une relation virtuelle de ce type nécessite pour être transformée en relation réelle à la fois du temps, un travail de construction et le respect d'un certain nombre de codes implicites ou explicites. Des liens du même type peuvent se tisser sur la base du passage par d'autres types d'organisations comme un groupe politique ou une entreprise, avec des forces évidemment très variables101. À

101 D'une manière générale, ce type de lien est peu exploré par les analyses de réseaux, de même que tous

les liens ethniques de communautés éclatées dans l'espace qui sont souvent aussi extrêmement forts et efficaces professionnellement (Tarrius, 1992). En fait, les analyses de réseaux se centrent surtout sur les liens construits individuellement par contact direct. Ainsi C. Fisher (1982) introduit-il son étude des réseaux dans la ville par cette considération : « En général nous construisons chacun nos propres réseaux. Les relations initiales nous sont données — parents et famille proche — et souvent d'autres relations nous sont imposées — collègues de travail, beaux-parents et ainsi de suite. Mais avec le temps nous devenons responsables ; nous choisissons ceux avec qui nous poursuivons des relations, ceux que nous ignorons ou considérons comme des relations occasionnelles, ceux que nous négligeons ou avec qui nous cessons d'avoir des relations. Même les relations familiales donnent matière à choix : certains sont intimes avec

Aix, où J. Garnier (1991, 1992) note l'existence d'une « communauté des ingénieurs et techniciens formés et passés par Thomson », il est clair que l'on a affaire à des liens rendus possibles par une entreprise : les ingénieurs et techniciens en question peuvent ne pas avoir travaillé ensemble dans l'établissement de Thomson : le fait d'y avoir séjourné crée suffisamment de références communes pour qu'une relation puisse s'activer sur cette base. Le cas le plus couramment observé à Toulouse et Grenoble, où existent des systèmes scientifiques de taille importante, est celui des liens induits par le passage au sein des institutions scientifiques qui constituent le lieu principal de socialisation du système d'action local. L'impact des instituts de formation sur les relations de ce type est évidemment beaucoup plus important que celui des entreprises, à cause du nombre considérable de diplômés formés, et aussi parce qu'ils voient passer des gens jeunes, en phase de construction sociale, pour lesquels les références identitaires proposées par l'école ou l'université ont peu de chance de concurrencer des références existantes du même type. L'intégration à l'entreprise, qui s'effectue plus tard dans les parcours individuels se trouve confrontée à des identités plus stabilisées, ce qui rend plus difficile la constitution des « cultures d'entreprises », qui intéressaient beaucoup les sociologues du travail ou des organisations il y a quelques années (R. Sainsaulieu, D. Segrestin, 1986). Ces cultures existent surtout dans les grandes entreprises, avec des intensités différentes. Elles sont moins faciles à mettre en évidence dans le cas de petites sociétés marquées par un renouvellement récurrent de leur personnel. Par contre, même lorsqu'ils ne développent pas de politique spécifique en ce sens, les instituts de formation laissent toujours des traces chez ceux qui les ont fréquentés.

En explorant les rapports entre le local et les liens sociaux, on peut donc argumenter à la fois empiriquement et théoriquement l'idée selon laquelle la vie urbaine, et plus généralement l'inscription locale ou territoriale, produit des relations interpersonnelles ou influe sur leur développement. Ces relations forment un substrat sur lequel s'appuient les ingénieurs et chercheurs pour chercher du travail, recruter du personnel, ou même pour obtenir de l'information technologique. La dimension relationnelle a donc un impact sur les relations science-industrie, certaines ressources (information, soutien relationnel, etc.) circulant entre les deux sphères par ce biais. Toutefois, ces contacts ne sont pas seulement dûs au hasard et il existe tout un jeu de transmission des relations, qui passent des parents aux enfants, des professeurs aux élèves, des anciens de l'entreprise aux nouveaux dans un va-et-vient perpétuel entre individus et organisations : les réseaux aussi ont une histoire. C'est en analysant le jeu de mise en commun des liens individuels et d'individualisation des relations collectives que l'on peut saisir ce que les économistes désignent lorsqu'ils évoquent des relations informelles entre organisations.

4. Des relations entre individus aux relations entre organisations

La tentative d'intégrer les relations informelles à l'analyse des systèmes locaux d'innovation et de faire de ces relations une spécificité de ces systèmes est commune à une grande partie des travaux d'économistes sur cette question :

les membres de leur famille alors que d'autres sont étangers à leurs parents, frères ou sœurs. À l'âge adulte, les gens ont choisi (souligné par l'auteur) leurs réseaux » (p.4). Cela peut suffire lorsque l'on étudie les classes moyennes — qui « héritent » peu de liens sociaux — mais ne rend pas compte de la totalité des processus de construction de relations sociales. Dans le cas des ingénieurs et chercheurs, on se situe effectivement dans ces couches moyennes et la plupart des relations naissent par contact direct au fil des expériences, mais les liens virtuels produits par l'appartenance à des collectifs existent tout de même.

- « L'expérience aixoise confirme la place que tiennent les réseaux de coopération informelle dans l'émergence et le développement d'une dynamique technologique locale » (Perrin, Gaffard et alii, 1987) ;

- « Le critère de réussite d'un technopole devient de ce point de vue l'intensité des "relations sociales" qui y règnent » (Chanaron et alii, 1986).

- « pour être à la pointe de l'information, il ne suffit pas de consulter une console d'ordinateur, il faut être là où sont les autres, il faut pouvoir déjeuner ensemble, échanger ou glaner des confidences, il faut baigner dans une atmosphère, le mot clé de la conception marshallienne du district. La télématique n'a pas encore supplanté le face à face. » (G. Benko et A. Lipietz, 1991).

Le plus souvent, ces textes se contentent de mentionner les relations sociales ou informelles sans plus de précisions, mais quelques tentatives d'élucidation ont été faites. Ainsi, B. Planque (1991), note qu'il est inutile d'utiliser la notion de réseau pour désigner des structures ou organisations bien connues où cette notion n'apporte rien, et propose de la réserver aux relations qui ne relèvent ni de la hiérarchie ni du marché. Ces relations comportent toujours selon lui une dimension « non apparente, non évidente, souvent peu ou non consciente et cependant essentielle quoique non "formelle" : humaine, culturelle, jouée sur les mille petits riens qui établissent la relation de confiance, toujours partielle et provisoire mais toujours nécessaire au delà des accords formels à la mise en pratique effective d'une coopération » (p.307-308).

Ce dernier exemple est très intéressant parce que la tentative de dépasser un simple usage métaphorique de la notion de réseau amène la réflexion jusqu'au seuil où l'ambiguïté fondamentale de ces efforts théoriques devient plus facilement perceptible. Comment parler de confiance, de culture, de ces « milles petits riens » en continuant à raisonner sur une unité d'action et d'analyse qui reste l'entreprise ? Peut-on analyser des relations « informelles » entre organisations sans regarder ce qui se passe au niveau des acteurs individuels ?

Dans le document Science, industrie et territoire (Page 161-164)